Ainsi s’achève cette enquête consacrée aux Homo sapiens paléolithiques et particulièrement à ceux qui furent en Europe les acteurs des trente derniers millénaires de cette immense période, le Paléolithique « supérieur ». Cette phase chronologique s’est révélée un concept élaboré de façon à circonscrire le rôle d’Homo sapiens et la pleine expression de comportements « modernes », offrant ainsi une frontière apparemment tangible entre une humanité fossile révolue et une humanité primitive pleine d’avenir.
Au-delà des facteurs le plus couramment mobilisés pour expliquer l’évolution ressentie, comme l’identité biologique, généralement perçue comme le principal moteur du « progrès », c’est la sociologie de ces groupes de chasseurs-cueilleurs nomades qui a retenu notre attention dans cet ouvrage. L’existence de comportements plus ou moins collectifs comme les indices de division au sein des groupes, leurs relations à l’environnement comme le degré de planification des besoins et la répartition spatiale des activités sont autant de facteurs à consonance sociologique éclairant sous un autre jour certaines trajectoires évolutives. Par cette approche, il nous semble avoir contribué à une certaine relecture de la place du Paléolithique supérieur et de son articulation avec les périodes qui l’encadrent. Ainsi, on a pu décrire l’existence de processus évolutifs de longue portée, au lieu des phénomènes brutaux souvent mis en scène pour retranscrire l’évolution de l’homme et de ses sociétés – migration des uns, disparition des autres, « révolution » culturelle indexée sur la transformation rapide du milieu. Car plutôt que l’existence de césures « catastrophiques » entre le Paléolithique moyen et le Paléolithique supérieur, et entre ce dernier et le Mésolithique, l’enchaînement de ces périodes chronologiques mérite au contraire, selon nous, d’être repensé à l’aune de trajectoires sociologiques profondes, dont elles constituent autant de jalons.
Les équipements techniques de ces populations de chasseurs-cueilleurs nomades témoignent en effet d’une lente mutation des industries autour d’une individuation accrue de certains registres d’activités, phénomène notamment perceptible dans le domaine de la chasse. En écho à cette transformation de leurs équipements, l’organisation spatiale des activités au sein des habitats et à l’échelle des territoires se caractérise aussi par la mise en place d’une forme d’individuation sociale. Et nous en sommes arrivés à la conclusion selon laquelle l’identité du chasseur – contrairement à l’image qui vient souvent à l’esprit, en fait inspirée par les populations actuelles – doit être considérée à l’aune du lent processus évolutif ayant contribué à la construire au fil du temps. Davantage qu’un caractère atavique, inhérent à toute société humaine depuis la nuit des temps, son identité sociale s’affirme au cours de la Préhistoire. Le Paléolithique supérieur apparaît comme une étape cruciale de ce processus d’individuation technique donc sociale, dressant un pont entre les rives du Paléolithique moyen et du Mésolithique. Deux périodes entre lesquelles s’est opérée la transformation du fonctionnement des groupes humains en faveur d’une expression beaucoup plus codifiée du rôle des individus en leur sein.
En cours de route, un autre critère est apparu, cette fois-ci sous l’angle de l’économie de ces chasseurs-cueilleurs. On a souvent cherché à opposer le prétendu opportunisme des populations du Paléolithique moyen et l’anticipation active de leurs successeurs. Certes, les premières font preuve d’une plus grande souplesse dans leur façon de subvenir à leurs besoins, tant dans le domaine alimentaire que dans l’acquisition des matériaux pour leurs équipements techniques. Mais un tel comportement ne se révèle pas moins anticipatif, en vertu de sa souplesse même, qu’une économie davantage planifiée. En effet, la souplesse comportementale est une forme d’adaptation parfaitement efficace pour affronter l’avenir – et les deux cent cinquante mille ans du Paléolithique moyen l’attestent. Ce qui distingue plus profondément les comportements des Paléolithiques moyen et supérieur est bien davantage l’établissement d’une relation plus ou moins codifiée entre un groupe et son environnement. Et peut-être plus précisément entre les différents membres d’un groupe et les diverses ressources à sa disposition. Sans doute est-ce d’ailleurs à ce prix qu’un espace de ressources est véritablement converti en un « territoire », pensé comme tel par une société. Ainsi, plutôt que la mutation progressive d’une économie « opportuniste » en une économie « anticipative », on retiendra que l’économie du Paléolithique supérieur repose sur une signification nouvelle conférée aux ressources de l’environnement, en vertu de motifs proprement sociologiques.
Un tel choix est lourd de conséquences : la mise en œuvre d’une telle orientation économique s’accompagne d’une forme d’inféodation vis-à-vis de certaines ressources d’un milieu encore exclusivement naturel. Dès lors, ce qui pourrait apparaître comme une remarquable adaptation aux ressources d’un milieu donné s’avère menacé par le moindre changement. Sans doute est-ce là l’une des grandes leçons de la fin du Paléolithique, lorsque le réchauffement marquant le passage du Pléistocène à l’Holocène bouleverse le paysage des peuples des toundras et des steppes. Bientôt, les grands troupeaux de rennes et de bisons cèdent la place aux gibiers forestiers. Bientôt, des hommes viendront défricher ces forêts afin de faire paître leurs troupeaux et borner leurs champs. Mésolithiques pour un temps encore, les chasseurs-cueilleurs vont disparaître d’Europe. Cependant, peut-être certaines des idées semées par ces anciens peuples des steppes paléolithiques – l’exploitation codifiée et planifiée de l’environnement – trouveront-elles alors d’autres formes d’expression sous les traits de l’agriculture et de l’élevage. Une fois encore, le Paléolithique supérieur apparaît donc comme une charnière.
Cette question du lien entre un groupe humain et son environnement mène sur la piste d’un troisième critère, rejoignant la problématique plus générale de la perméabilité des sociétés préhistoriques les unes vis-à-vis des autres. Les technologies du Paléolithique supérieur sont fréquemment l’alliage de deux orientations distinctes : la mise en œuvre de solutions requérant l’usage de matériaux exprimant des liens étroits entre un groupe humain et son territoire – on l’a dit – et l’élaboration de traits techniques favorisant leur adaptation à différents milieux et donc leur diffusion de groupes en groupes à travers l’espace. En d’autres termes, leur culture matérielle peut aussi bien assurer la dissémination d’un modèle à portée plus ou moins universelle, que servir la revendication de l’identité propre à un groupe. La combinaison de ces deux orientations doit être interprétée à l’aune de prérogatives sociologiques. En effet, l’idée technique appelée à se répandre est, peu ou prou, sous des traductions certes diverses, la marque de valeurs partagées, tandis que l’identité du groupe vis-à-vis des autres doit néanmoins être défendue grâce à des attributs singuliers. Car c’est seulement à ce prix que peut s’exercer un véritable échange, lui aussi porteur de riches valeurs sociales. Avec le Paléolithique supérieur, la diffusion d’idées et l’échange d’objets et de personnes sont deux notions devenues cardinales des relations entre sociétés humaines.
Enfin, cette entreprise de codification des liens entre l’homme et son environnement, entre l’individu et son groupe et entre les groupes eux-mêmes, se donne aussi à voir dans les manifestations symboliques de cette période – la parure corporelle, les représentations artistiques. Sous le monde visible, préalablement observé par l’entremise des domaines techniques et économiques, se tient un monde invisible nourri par l’imaginaire. Ou plutôt un monde imaginaire que les productions artistiques tendent à révéler. L’importance de ce phénomène se lit dans la mise en œuvre de structures politico-religieuses que l’on a tenté d’approcher au travers de la figure de l’artiste. Les œuvres d’art deviennent alors non seulement des instruments d’identité culturelle, mais aussi des vecteurs d’identité sociale, éclairant l’existence de divisions symboliques au sein des communautés humaines.
Ainsi, bousculant la perspective courante qui donne un rôle moteur à l’environnement pour expliquer l’évolution des sociétés préhistoriques, il nous semble que le plus important demeure l’interprétation faite par l’homme des propriétés de son milieu, au regard de choix proprement sociaux indépendants de celui-ci. Toutefois, une autre question demeure, celle des liens entre l’identité biologique de ces Sapiens et certaines des évolutions constatées. La trajectoire évolutive à laquelle nous faisions allusion précédemment, cette profonde réécriture des rapports sociaux régissant la vie et le devenir des groupes humains, est-elle par nature le propre d’Homo sapiens et de nulle autre forme humaine – à commencer par Neandertal ? Peut-être un renversement de perspective mérite-t-il d’être opéré là aussi.
Malgré les arguments que nous avons avancés pour inscrire les phénomènes invoqués dans des processus évolutifs de longue portée, il ne faut pas pour autant écarter l’existence de phases d’« accélération ». En effet, si l’on considère l’Europe ou le Proche-Orient, la période comprise entre 45 000 et 35 000 ans apparaît comme une étape de mutations comportementales rapides. Or, cette étape s’accompagnant de l’hégémonie des Sapiens aux dépens des Néandertaliens, il paraît donc légitime d’établir une étroite corrélation entre ces deux phénomènes. Mais, si vraisemblable soit cette corrélation, doit-on pour autant conclure à la suprématie des populations Sapiens sur leurs homologues néandertaliens ?
Certains traits du processus invoqué, comme l’individuation technique et donc vraisemblablement sociale de différents registres d’activités, promis à un brillant avenir au cours du Paléolithique supérieur, puisent leurs racines dans les derniers millénaires du Paléolithique moyen et sous-tendent la formation des multiples industries dites de transition. Or, selon les régions considérées, ces industries sont l’œuvre autant de Néandertaliens que de Sapiens. Les Néandertaliens auraient-ils participé à l’élaboration de ce processus avant de s’effacer, tels des maudits ? Peut-être. Cependant, d’autres interprétations sont possibles. L’un des moteurs les plus sensibles du passage du Paléolithique moyen au Paléolithique supérieur est, selon nous, la réorganisation des rapports sociaux à l’intérieur comme entre les groupes humains. Cette transformation dont les cultures matérielle et symbolique portent la marque a dû nécessairement s’accompagner de modifications parmi les structures de la parenté, du moins dans les relations matrimoniales. Dès lors, cette période de 45 000 à 35 000 ans au cours de laquelle on assiste à la diffusion de phénomènes de grande ampleur, qui ne sont pas simplement l’adoption, de proche en proche, de nouvelles solutions pour confectionner des armes ou imprimer son corps de parures, mais mettent en jeu une redéfinition collective du fonctionnement des groupes, s’accompagne sans doute d’un puissant brassage génétique. S’il était avéré que l’humanité d’alors recouvrait une plus grande variabilité anatomique – certains possédant des traits néandertaliens et d’autres des caractères sapiens – mais que tous appartiennent néanmoins à la même espèce, les données comportementales plaideraient volontiers en faveur d’un tel brassage génétique. Selon cette hypothèse, les caractères néandertaliens s’éteindraient en quelques centaines de générations humaines mais non, à proprement parler, les Néandertaliens eux-mêmes. On pourrait même considérer que ce n’est pas la suprématie biologique des Sapiens qui aurait assuré leur succès culturel, mais des mutations sociologiques qui auraient été le véhicule de la diffusion de gènes aboutissant à une réduction de la variabilité anatomique des populations. En l’occurrence, en faveur de caractères appelés à définir l’humanité tout entière, sous la forme exclusive de Sapiens1.
Sans trancher entre les opinions contradictoires des paléontologues et paléogénéticiens – certains prônant que Sapiens et Neandertal appartiennent à deux espèces distinctes, d’autres considérant qu’il s’agit de la même espèce et que tous les scénarios de métissage sont dès lors plausibles2 –, il est de notre ressort d’insister sur le fait que de tels processus comportementaux impliquent l’existence de relations sociales qui n’ont pu être sans conséquence sur le plan biologique. Il faut donc pondérer l’influence univoque de ce dernier sur la dimension culturelle de l’homme. En fait, si nous devions risquer un pari, nous considérerions volontiers que, sans savoir quelle part de Neandertal coule dans nos veines, la disparition de ses caractères, par lente dilution avec des populations porteuses de traits sapiens, est elle aussi un symptôme éclatant de mutations sociologiques ayant affecté l’humanité paléolithique lors de cet épisode conduisant à l’émergence du Paléolithique supérieur.
Derrière l’hypothèse d’une fusion comportementale et biologique de Sapiens et Neandertal lors de l’avènement du Paléolithique supérieur s’exprime une certaine idée du fonctionnement des sociétés humaines. Nous accordons peu de poids aux phénomènes de ségrégation et pensons, au contraire, que l’évolution de l’homme est sous-tendue par des phénomènes d’interactions entre les populations. En conséquence, si nous ne croyons pas à une séparation en plusieurs espèces, c’est parce qu’elle implique un éloignement trop radical des groupes humains. De même, l’existence de cultures « pures » est une construction idéologique, ainsi que le tracé de leurs frontières supposées. Ces différentes visions dissimulent, selon nous, un processus beaucoup plus profond et significatif : les influences et les échanges qui traversent toute société humaine, de façon plus ou moins consciente et admise comme telle, sont le moteur même d’une évolution collective.
Cette réflexion vise à expliciter certains des paradigmes qui animent notre démarche. Or, parmi ceux-ci, il en est un autre sur lequel il est nécessaire de se pencher à nouveau, l’évolutionnisme. Tout au long de cet ouvrage, nous avons été confrontés à la question des dynamiques à l’œuvre afin d’éclairer l’évolution de l’homme et de ses sociétés au cours du Paléolithique. Plusieurs auteurs considèrent l’évolution comme un véritable évolutionnisme, c’est-à-dire une perspective ne consistant pas seulement à décrire les transformations accomplies, mais aussi à s’interroger sur leur sens, en vertu de leur finalité supposée. Or il existe une grande différence entre chercher à décrire les conditions d’émergence de l’homme moderne et voir en lui l’aboutissement d’un projet de ladite évolution.
Car si l’évolution est un fait, l’évolutionnisme est une interprétation. Il propose une relecture a posteriori de l’enchaînement des faits, mais il demeure impossible de démontrer que l’humanité appartenant à telle ou telle phase du Paléolithique non seulement contenait toutes les potentialités des transformations à venir, mais qu’elle concourrait à tracer le chemin de leur réalisation ultérieure sous cette forme et nulle autre. En définitive, au risque de surprendre, nous dirions que, pour une large part, l’évolutionnisme sort du champ d’un discours proprement scientifique. En revanche, il est une autre perspective qui nous semble, elle, conserver tous les principes d’une telle démarche : elle consiste à s’interroger non sur le sens de telle ou telle transformation en fonction de son devenir présumé, mais sur son caractère plus ou moins irréversible une fois qu’elle est accomplie. En effet, s’il est une logique qui peut être atteinte par le biais d’un raisonnement scientifique réfutable, ce n’est pas celle qui vise à déterminer la prévisibilité de l’enchaînement des faits mais celle qui consiste à interpréter dans quelle mesure leur développement s’oppose irrémédiablement à tout retour en arrière.
Pour comprendre ce que l’on entend par processus irréversible, on peut prendre l’exemple du langage. À partir du moment où celui-ci se développe et devient l’un des principaux moyens de communication entre les hommes, son abandon est-il possible ? Pour aller jusqu’au bout d’un tel raisonnement, nous dirions que l’on ne peut envisager qu’un groupe humain abandonne le langage à quelque époque que ce soit, car penser le non-langage fait nécessairement appel au langage. Mais cette question nous éloigne de notre enquête car ce domaine – pris au sens large de la communication – dépasse les frontières de l’homme pour rejoindre celles du vivant. Même si l’on cherche à restreindre sa définition à celle de caractères proprement humains – le langage articulé notamment –, nous nous enfonçons bien plus profondément dans le temps que nous ne l’avons fait dans cet ouvrage. En effet, le langage articulé est certainement apparu bien avant le Paléolithique supérieur et l’on doit considérer qu’Homo sapiens est l’héritier d’une lente évolution de comportements humains ayant d’ores et déjà profondément façonné la physiologie de l’homme avant lui3.
Toutefois, une autre forme de langage peut être mobilisée, qui intéresse directement le thème central de cet essai, celui de l’art. À partir du moment où l’homme commence à penser le monde qui l’entoure – à l’inventer comme il s’invente lui-même – à l’aide d’images et de symboles, ce processus de codification accélérée, dont nous avons dit qu’il caractérisait le Paléolithique supérieur, est-il réversible ? En d’autres termes, si ces images et ces symboles sont susceptibles de se transformer ensuite radicalement au gré des multiples formes que les sociétés humaines choisiront d’adopter, cette disposition générale est-elle réversible ? C’est en effet sur elle que repose désormais, du moins en partie, l’apprentissage des codes évoqués précédemment, qu’ils soient relatifs à la place d’un individu dans son groupe, à l’identité d’un groupe vis-à-vis des autres comme vis-à-vis des mondes visibles et invisibles qui les entourent.
Par « phénomène irréversible », on n’entend pas considérer que les comportements humains ou les structures souterraines sur lesquelles ils reposent sont appelés à se maintenir sans jamais pouvoir, à partir du moment où ils ont été forgés, être transformés ou abolis. Dans un même ordre d’idées, la notion d’une « fin de l’histoire », défendant que certaines sociétés actuelles incarnent une « modernité » indépassable, est une illusion. En revanche, nous désignons par ce concept d’irréversibilité des phénomènes qui impriment une marque si profonde sur les sociétés humaines que, même si leur substance propre peut s’évaporer par la suite, la dépression ainsi formée se remplira inexorablement d’une autre substance. Ainsi, à partir du moment où une hiérarchie sociale se construit, on ne peut la considérer comme irréversible. Cependant, elle laisse une telle empreinte que toute évolution future sera peu ou prou influencée par son « modelé », contraignant les sociétés à venir à se positionner face à cette question de la hiérarchie. Ainsi, dans notre esprit, l’homme reste libre de ses choix – et même plus que dans une perspective évolutionniste –, mais il doit nécessairement composer avec les sillons de son propre passé.
Cette perspective rejoint celle de Maurice Godelier, selon lequel « l’homme n’est pas seulement un être qui s’adapte, il est un être qui s’invente. C’est un être qui ne peut pas vivre en société sans se donner ou recevoir dès sa naissance la capacité de produire de la société pour vivre4 ». En d’autres termes, l’homme ne se contente pas de vivre en société. Il la produit aussi, et c’est ce qui le distingue des autres êtres vivants. Maurice Godelier ajoute :
Transformer des modes d’existence sociale, en créer d’autres, ce n’est pas inventer la vie en société, fonder la société comme aiment à le penser certains philosophes. C’est produire, pour un groupe humain, une histoire différente, un avenir différent, bref, faire l’histoire. C’est ainsi que l’humanité évolue, en revêtant des formes historiques différentes à mesure que le temps passe, sans aucun but final à atteindre – et souvent sans retour possible à l’état antérieur5.
Cette transformation concerne tous les registres qui fondent l’identité d’un groupe humain et en font une véritable société pensée comme un « tout » par ses membres : économie, technique, répartition sociale des tâches, etc. Parmi ces différents domaines, Maurice Godelier identifie celui qui, à ses yeux, se place au cœur d’un tel dispositif, autour duquel s’agrègent les autres domaines évoqués : le registre politico-religieux. À l’issue d’une enquête comparative menée sur de nombreuses sociétés actuelles, relevant d’organisations politiques, économiques ou possédant des savoir-faire technologiques contrastés, il conclut donc :
Ce qui a profondément transformé certaines sociétés, et modifié le cours de leur histoire, est l’apparition […] de groupes humains qui ont commencé à consacrer pleinement leur existence et leur temps à l’accomplissement de fonctions sociales qui légitimaient à la fois à leurs yeux, et aux yeux des autres groupes composant une société, d’une part, leur droit de ne plus produire eux-mêmes leurs conditions concrètes d’existence et, d’autre part, celui de contrôler l’accès des autres membres de la société aux conditions mêmes de la production des moyens matériels de leur existence sociale, et enfin leur droit de s’approprier l’usage de leur force de travail ainsi qu’une partie des biens et des services produits par leur travail6.
Les fonctions ainsi désignées sont religieuses et politiques, les premières impliquant la célébration de rites « pour coopérer avec les dieux et les ancêtres au bien-être humain » ; les secondes concernent « le gouvernement de la société, le maintien d’un ordre social pensé comme fondé dans l’ordre de la nature et du cosmos », mais elles défendent également « la souveraineté de la société sur son territoire contre des groupes voisins qui désireraient l’abolir »7.
Les données réunies sur le Paléolithique supérieur et les interprétations émises au sujet de sa place dans l’évolution des comportements humains sont-elles de nature à nourrir une telle perspective ? Ou bien, compte tenu des sources qui sont les nôtres, doit-on y renoncer ? Même si la plus grande prudence s’impose, il semble que l’art, dont on a vu qu’il était non seulement le véhicule d’une pensée religieuse mais aussi peut-être le promoteur d’une organisation politique conférant un rôle particulier à celui qui crée et reproduit l’image, est susceptible de prendre part à cette réflexion. Plus précisément, parmi tous les documents à notre disposition, outre la vraisemblable division sexuelle du travail et la division générationnelle, ce domaine est le seul qui suggère une séparation des tâches assignées par la société à ses membres. Malgré le caractère opaque des œuvres, cette observation tendrait à indiquer toute la valeur de cette dimension politico-religieuse dans la construction des sociétés du Paléolithique supérieur.
Quoi qu’il en soit, tout en admettant une part de subjectivité dans cette interprétation, nous espérons avoir apporté quelques lueurs sur l’empreinte du Paléolithique supérieur sur la constitution des sociétés humaines, illustré certains modelés irréversibles dont les sociétés ultérieures – dont les nôtres, quelque dix mille ans plus tard, et quoique bien inconsciemment – sont encore, peu ou prou, les héritières.
Teyssandier, Nicolas, Bon, François et Bordes, Jean-Guillaume, « Within projectile range. Some thoughts on the appearance of the Aurignacian in Europe », Journal of Anthropological Research, n˚ 66 (sous presse).
Voir à ce sujet une sélection de différents points de vue exprimés dans les travaux suivants : Hublin, Jean-Jacques et Tillier, Anne-Marie (dir.), Aux origines d’Homo sapiens, Paris, PUF, « Nouvelle Encyclopédie Diderot », 1991 ; Vandermeersch, Bernard et Maureille, Bruno (dir.), Les Néandertaliens. Biologie et cultures, Paris, Éditions du CTHS, 2007 ; Trinkaus, Erik, « Early modern humans », Annual Review of Anthropology, n˚ 34, 2005, p. 207-230 ; Serre, David, Langaney, André, Chech, Mario, Teschler-Nicola, Maria, Paunovic, Maja, Mennecier, Philippe, Hofreiter, Michael, Possnert, Göran et Pääbo, Svante, « No evidence of Neandertal mtDNA contribution to Early modern humans », PLoS Biology, vol. II, n˚ 3, 2004, p. 313-317.
Nous retrouvons ici la perspective d’une puissante interaction entre biologie et culture, à l’image de ce que résume Marcel Otte lorsqu’il écrit que la culture est « une composante vitale pour l’humanité entière et son anatomie n’a fait que s’y adapter progressivement ». Comme il le montre, cela est particulièrement vrai pour le langage, si l’on considère la pression comportementale sélective dont le larynx a dû être l’objet – ainsi que tout l’appareil phonatoire – pour que s’épanouissent les langues humaines : Otte, Marcel, « Origines du langage : sources matérielles », in Kozłowski, Janusz K. et al. (dir.), « Naissance de la pensée symbolique et du langage », op. cit., p. 59-70.
Godelier, Maurice, Au fondement des sociétés humaines…, op. cit., p. 189.
Ibid., p. 222.
Ibid., p. 217 ; le mot « groupe » est employé ici dans le sens de « groupes de personnes » au sein d’une communauté.
Ibid.