INTRODUCTION

Sapiens ou la quête des origines de la modernité


À quoi sert la Préhistoire1 ? Face à cette question comme face à toutes les autres, cette immense période fossile reste désespérément muette. Contrairement aux voix imaginées par Joseph Conrad et entendues par son Marlow le long du fleuve du temps, aucun message ne sort de sa bouche de pierre – qui plus est dans un continent comme l’Europe, où son souvenir s’est évaporé depuis bien longtemps, recouvert par les millénaires d’une histoire lentement construite, pour sa part, comme fondement d’une certaine mémoire. Posons la question autrement : quelle est la signification qui lui est donnée aujourd’hui, supportant le vif intérêt qu’elle suscite ? La Préhistoire est-elle un simple objet de curiosité, un objet exotique plus ou moins effrayant ou occupe-t-elle une place riche de sens, plus ou moins consciemment, dans notre représentation de nous-mêmes ?

La naissance de l’humain ou, plus exactement, la frontière entre l’inhumain et l’humain, voici l’une des places assignées à la Préhistoire. En particulier, à cette Préhistoire dite ancienne, que l’on désigne sous le terme de « Paléolithique », et qui circonscrit la longue époque où les hommes étaient tous prédateurs et nomades – par opposition à la Préhistoire dite récente, celle du « Néolithique », où se développe une économie de production désormais fondée sur l’agriculture et l’élevage. Voir sortir l’homme d’entre les frondaisons épaisses du temps, tel est le sens conféré au Paléolithique, aussi bien celui de ces hominidés très anciens incarnant une humanité balbutiante, se frayant un chemin parmi ses phases les plus reculées, que celui de leurs lointains successeurs, sur le point d’entreprendre la domestication de la nature à l’aube des premières « civilisations ». Et, en effet, si l’on pouvait encore observer, à l’instar de Marlow, les derniers peuples de cette période, si étranges qu’ils nous paraîtraient, leurs visages dépassant des arbres, sur la rive, seraient pleinement humains. Nous aurions face à nous des Homo sapiens en tout point nos semblables.

Homo sapiens est un enfant du Paléolithique. Ce dernier représentant de la lignée des hominidés est apparu environ 200 000 ans avant notre ère – au cours du Paléolithique « moyen ». Son origine est vraisemblablement africaine, bien qu’il soit aussi plausible que l’évolution dont il est issu ait été plus globale, embrassant les populations d’autres continents, en particulier celles du Proche-Orient et d’Asie. Car, au moment où apparaissent les premiers Sapiens, il y a bien longtemps qu’une large partie du monde est peuplée par des hominidés. La Préhistoire se compte déjà en millions d’années et beaucoup de changements ont vu le jour depuis les premiers outils de pierre taillée, aux alentours de 2,6 millions d’années, tant dans le domaine de la fabrication d’outils que dans celui de la chasse ou encore, pour citer une « invention » célèbre, au travers de l’usage du feu, attesté dès 500 000 ans avant notre ère.

Autant de développements comportementaux ayant d’ores et déjà facilité l’adaptation des hommes à une multitude d’écosystèmes, répartis sur plusieurs continents. En fait, vers 200 000 ans, seules l’Amérique, l’Australie et les latitudes les plus élevées de l’hémisphère Nord – sans parler, naturellement, de l’Antarctique – sont vierges de tout peuplement humain. L’Afrique orientale, berceau de l’humanité, a vu se disperser les hominidés sur son sol depuis plus de 6 millions d’années. La famille des premiers hominidés est complexe, divers Australopithèques et plusieurs primo-représentants de la lignée Homo (habilis, rudolfensis…) s’y côtoient. Aux alentours de 3 millions d’années, peut-être avant, ils atteignent aussi l’Afrique australe. À partir de 2 millions d’années, tandis que le Paléolithique « inférieur » a déjà débuté, marqué par l’apparition des premiers outils en pierre, des populations se déploient lentement sur toute la surface de ce continent et en dehors, à la fois en direction de l’Asie et de l’Europe, via le Proche-Orient. L’acteur de cette vaste dispersion est un nouveau venu, Homo ergaster, ancêtre direct d’Homo sapiens. De telle sorte que, beaucoup plus tard, lorsque ce dernier apparaît, l’homme a déjà imprimé sa marque sur plusieurs continents et depuis des centaines de milliers d’années, au cours d’un processus aussi lent que définitif.

Quoi qu’il en soit, à partir de 200 000 ans, l’histoire de l’homme est entre les mains d’Homo sapiens, du moins en Afrique et en certaines parties de l’Asie. Ailleurs et notamment en Europe, d’autres représentants continuent eux aussi à l’incarner pour quelques temps encore. Une période très complexe d’un point de vue anthropologique s’ouvre alors. Pendant plusieurs dizaines de milliers, d’années l’humanité demeure plurielle. Ainsi, tandis que l’Afrique et sans doute l’Asie sont occupées par les premiers Sapiens, l’Europe héberge des Néandertaliens, fruits d’une évolution parallèle puisant ses racines parmi des Ergaster qui ont, quelques centaines de milliers d’années auparavant, atteint cette partie du monde2. Et il faudra attendre la période comprise entre 40 000 et 20 000 ans avant notre ère pour que Sapiens achève sa dispersion dans l’espace et devienne simultanément le seul et ultime représentant de la lignée des Homo. Cette dispersion rencontre des situations radicalement différentes : tandis qu’Homo sapiens découvre des territoires vierges, pénétrant tour à tour en Australie et en Amérique, il s’immisce également dans des espaces occupés de longue date, à l’exemple de l’Europe. C’est dans ce contexte que, vers 35 000 ans, l’homme de Neandertal lui cède la place, lors d’un épisode coïncidant avec les débuts du Paléolithique « supérieur »3 dans cette partie du monde.

C’est la raison pour laquelle, en Europe, le Paléolithique « supérieur » est souvent présenté comme un aboutissement. Après la lente dispersion des Ergaster au cours du Paléolithique inférieur, à laquelle succèdent l’apparition et le développement des Sapiens lors de l’équivalent du Paléolithique moyen en Afrique, voici venu le temps de leur hégémonie. Mais cette période est aussi un commencement : si Homo sapiens, rebaptisé Cro-Magnon sur les routes d’Europe, met un point final au déroulement biologique de la lignée humaine, il inaugure aussi une certaine forme de « modernité » dans ses comportements.

Projetons-nous quelques milliers d’années plus tard, c’est-à-dire aujourd’hui. Toutes les populations contemporaines descendent de ces Sapiens dont nous venons de brosser la trajectoire paléolithique en quelques lignes. Leur parenté se borne-t-elle à cette histoire biologique commune ? Non, bien sûr. Depuis longtemps, l’anthropologie sociale a montré que, au-delà des différences entre chaque société humaine – plus accusées, notamment sur un plan socio-économique, entre les sociétés de chasseurs-cueilleurs actuelles et les sociétés industrialisées –, toutes se rejoignent sur des registres fondamentaux définissant l’homme en profondeur. Partout, l’adaptation repose sur le rôle de la culture ; partout, les structures sociales, dans toute leur complexité, nous définissent en tant qu’individus ; partout, l’homme interprète le monde qui l’entoure grâce aux richesses de son imaginaire et élabore de multiples expressions symboliques qui en sont la traduction. Et partout, au-delà des disparités de « niveau technologique » pouvant exister entre les produits de telle ou telle société, comme par exemple entre l’arc d’un chasseur bushmen et le véhicule conduit par l’ethnologue venu à sa rencontre, il s’avère que la culture matérielle de ces protagonistes est un vecteur privilégié pour exprimer un monde de valeurs, un univers de sens. Aucun critère ne permet de placer ces univers de sens sur une quelconque échelle de complexité. Car si l’on peut donner des bases objectives à une comparaison de leurs attributs techniques, à l’image du degré de complexité dont bénéficie l’élaboration technologique de l’arc bushmen vis-à-vis de la voiture de son interlocuteur occidental, dès lors que l’on aborde le sens que l’un et l’autre leur donnent, cette objectivité s’effondre. Il en est ainsi des expressions artistiques, des structures de la parenté, de l’univers des croyances : qui peut dire qu’un conte inuit est plus subtil qu’un récit d’Andersen, qu’une fresque aborigène est plus simple que la décoration d’une église ou d’un temple ? Si leur comparaison peut se révéler fructueuse, elle ne saurait s’interpréter en termes de degré de complexité, leurs différences se moquant d’un tel jugement de valeur.

En résumé, si singuliers soient les patrimoines culturels de toutes les populations contemporaines, et si profondes les marques dont ces cultures impriment les comportements de chacun, il est possible d’identifier des facultés communes qui transcendent l’unité biologique des Homo sapiens contemporains. En outre, ces facultés dénoncent tout jugement de valeur tentant d’établir une hiérarchie entre leurs multiples expressions. De sorte que, en vertu de ces critères, les sociétés de chasseurs-cueilleurs telles qu’elles existent encore en certaines parties du monde, groupes nomades qui ne connaissaient ni le métal ni la céramique il y a quelques décennies à peine – et que l’on regarde souvent, en conséquence, comme des reliques vivantes de la Préhistoire –, s’avèrent prendre toute leur place dans le concert du monde « moderne ». Pour peu que l’on entende par là – mais n’est-ce pas le plus important ? – l’expression d’égales facultés sociologiques et symboliques.

De quand date cette modernité ? Depuis longtemps, pour les préhistoriens, le Paléolithique supérieur apporte la réponse à cette question. C’est en effet au cours de cette période qu’apparaissent certains symptômes forts de cette « modernité comportementale » dont le développement de l’art et de la parure corporelle est l’expression matérielle la plus parlante. En réalité, les premières parures comme les premiers témoins d’un graphisme non figuratif sont attestés au cours des millénaires antérieurs, notamment dans le contexte africain, où ils sont l’œuvre des premiers Sapiens. De la même façon, on trouve la trace des premières sépultures, reflets d’une préoccupation inédite de l’homme face à la mort, au Paléolithique moyen européen et proche-oriental. Elles concernent alors autant Sapiens, présent au Proche-Orient, que Neandertal, attesté dans l’une et l’autre de ces aires géographiques.

Mais il est vrai que, en divers points du monde, et notamment en Europe, l’apparition, ou du moins le plein développement de ces caractères propres au Paléolithique supérieur – art figuratif, parure… –, accompagne l’une des premières « révolutions » technologiques que la Préhistoire ait enregistrée : en quelques milliers d’années, les savoir-faire ancestraux du Paléolithique moyen sont balayés au profit d’autres technologies de la pierre. Si l’on ajoute à cela de riches innovations dans l’utilisation de matières animales – l’ivoire, l’os ou le bois de cervidés – ou la conception de structures d’habitats qui, pour être toujours l’œuvre de groupes nomades, semblent elles aussi suivre un degré d’élaboration inédit ou presque, on peut établir une césure assez franche entre le Paléolithique supérieur et les temps qui l’ont précédé. C’est ainsi que, dans l’esprit de chacun, les artistes de Lascaux ou de Chauvet, deux grottes emblématiques de l’art de cette période, incarnent l’accomplissement de ce saut dans la modernité. Sans être la fin de l’histoire – bien au contraire, peut-être est-ce son commencement véritable –, c’est bien l’aboutissement d’une certaine évolution.

Même si, dans le détail, ce processus est plus particulièrement inspiré du Paléolithique supérieur tel qu’il est défini en Europe, l’accession irréversible de l’homme à une certaine forme de modernité comportementale possède une portée universelle. Et dans ses diverses expressions locales, cette ultime division du Paléolithique incarne donc un pas décisif. L’homme serait donc sorti moderne, d’un point de vue tant biologique que comportemental, des frondaisons de la Préhistoire.

Admettons cette hypothèse de départ. Quels sont alors les mécanismes ayant entraîné l’essor des facultés, le déploiement des comportements qui forment le socle de notre identité commune ? Cette « modernité comportementale » est-elle le propre d’Homo sapiens – au point que toute autre forme humaine en soit tenue écartée, à l’image d’un Neandertal, tapi dans l’ombre d’une impasse de l’évolution ? La préhistoire se situe par nature au carrefour de plusieurs disciplines. Science de la vie, d’un côté, au travers de l’évolution biologique qu’elle entend décrire, science de la terre, de l’autre, tant l’homme paraît confronté à une nature « sauvage » qu’il n’a pas encore domestiquée, science humaine enfin, car il s’agit bel et bien de décrire et de comprendre le lent basculement entre l’adaptation biologique et culturelle de l’homme à son milieu – la naissance des sociétés proprement humaines, trajectoire inédite fondée sur l’intelligence. En vertu de ces différents champs et de leurs croisements supposés, la préhistoire emprunte à l’un et/ou à l’autre leurs cadres interprétatifs. C’est ainsi que, très souvent, le développement de cette modernité comportementale est associé à Sapiens comme la conséquence de son développement biologique singulier. Et c’est pourquoi, cette forme humaine étant sans doute apparue plus tôt en Afrique, de nombreux travaux tendent à dater du Middle Stone Age de ce continent la mise en place des caractères qui, plus tard, auraient déferlé sur le monde en même temps que leurs auteurs.

Le facteur biologique occupe une place centrale dans les interprétations proposées par de nombreux préhistoriens, mais les conditions particulières du milieu sont, elles aussi, fréquemment mises à contribution. L’adaptation de l’homme à son environnement et aux soubresauts climatiques est considérée comme un moteur décisif : la dimension écologique de toute société humaine, a fortiori auprès de ces populations de prédateurs nomades dont la subsistance dépend étroitement des ressources d’un milieu changeant, est en effet un facteur capital qui sert souvent de clé pour expliquer l’évolution des comportements de telle ou telle population. Il serait par ailleurs susceptible de favoriser – ou de contraindre – son déplacement dans l’espace. Des migrations entrent alors en scène, susceptibles d’entraîner, par contrecoup, une transformation des habitudes des indigènes dont le territoire est envahi par de nouveaux venus.

Ajoutons que, bien souvent, le déterminisme environnemental se marie au déterminisme biologique afin d’interpréter certains des changements observés au cours des millénaires de la Préhistoire. Ces deux éléments s’associent ensuite à la notion de migration – une forme humaine plus compétitive, favorisée par les réponses qu’elle apporte à certaines conditions environnementales, se déplaçant dans l’espace – afin de réunir dans un même scénario les influences des trois muses de la préhistoire : la dimension biologique des sciences de la vie, la dimension environnementale des sciences de la terre et une dimension « historique », celle des migrations, empruntée aux sciences humaines. C’est d’ailleurs le modèle le plus couramment proposé pour éclairer l’hégémonie d’Homo sapiens et la mise en place du Paléolithique supérieur, en particulier dans le contexte européen.

On comprend mieux, dès lors, l’une des raisons pour lesquelles les yeux des préhistoriens se tournent fréquemment vers ce continent lorsqu’il s’agit de relater l’accession de l’homme à une pleine modernité comportementale Outre un certain « européocentrisme », les modalités supposées du phénomène dans cette partie du monde, où le passage du Paléolithique moyen au Paléolithique supérieur est couramment présenté comme la conséquence d’un remplacement de populations, en font un événement fondateur. Sapiens ou la longue marche d’une humanité nouvelle et conquérante, tandis que s’abat le crépuscule de cette « proto- » ou « para-humanité » incarnée par Neandertal.

Toutefois, dans cet épisode comme dans d’autres, l’alliage de ces différents facteurs interprétatifs est-il pleinement satisfaisant ? Il ne s’agit pas de minimiser l’importance du déterminisme biologique, ni le rôle de l’environnement. L’interaction de ces paramètres est, sans aucun doute, cruciale. De la même façon, on ne saurait adopter une position de principe face au thème des migrations humaines. Mais il faut reconnaître que ces différentes pistes interprétatives ne répondent pas à la question des dynamiques évolutives qui animent les sociétés humaines. En d’autres termes, quels sont les mécanismes à l’origine de la transformation d’une société ? Dans le cas de la mise en place des sociétés du Paléolithique supérieur, tout le monde s’accorde à considérer que l’essor de l’art et de la parure, de même que certaines transformations des équipements techniques, sont autant de symptômes d’une profonde réécriture des fonctionnements et représentations sociales de ces populations paléolithiques. Il reste à savoir comment et pourquoi. Suffit-il de replacer Sapiens dans un certain contexte climatique, de le voir prospérer puis de suivre ses migrations dans l’espace ? Ou bien n’est-il pas nécessaire de faire intervenir une réflexion d’ordre plus proprement paléosociologique ?

Il faut bien reconnaître que nous souffrons d’un déficit explicatif dans ce domaine. Pourtant, la préhistoire moderne n’est plus seulement – et ce depuis longtemps – une préhistoire « naturaliste », faite de listes d’attributs – tels types d’outils ou d’instruments patiemment collectés et décrits, mais toujours un peu désincarnés – placés sur une échelle des temps géologiques plus ou moins précise. En d’autres termes, elle a dépassé son ambition première, celle de l’établissement d’une chronologie alimentée à l’aide de « fossiles directeurs » paléontologiques ou industriels pour devenir une préhistoire des comportements et des modes de vie. Elle tend par là à éclairer, par exemple, la façon dont les groupes humains organisent leur espace grâce à l’exploitation des ressources animales ou minérales. Elle s’oriente vers la description précise de leurs savoir-faire techniques et artistiques, de leurs habitats ou encore de leurs pratiques funéraires. Beaucoup d’efforts ont été déployés depuis une cinquantaine d’années pour répondre à ces objectifs : les méthodes de fouilles ont évolué, de même que l’analyse des vestiges, où archéozoologie, technologie des équipements, relevés d’art concourent à restituer une vision « ethnologique » des peuples préhistoriques. Cependant, cette remarquable documentation n’est pas toujours mise à contribution afin d’envisager en profondeur les mécanismes évolutifs des sociétés humaines de cette période. En effet, lorsqu’il s’agit d’interpréter les inflexions majeures survenues au cours de la Préhistoire, on préfère encore souvent faire appel à des facteurs biologiques et climatiques plutôt qu’aux dynamiques proprement sociologiques. Ce faisant, les récits sur l’évolution humaine présentent des sociétés paléolithiques chahutées par des logiques et des conditions extérieures qui leur échappent en grande partie, ou bien qui donnent l’impression d’être le jouet de compétitions implacables (conquête territoriale). Ces dernières, mises en scène dans le récit de telle ou telle migration, offrent une vision en trompe l’œil d’éventuelles dynamiques sociales : leurs motivations demeurent presque toujours obscures et l’on en est souvent réduit pour les expliquer à évoquer un essor démographique, lui-même fréquemment indexé sur des causes biologiques et climatiques. Mais en définitive, est-ce bien cette image de l’homme – donc, dans une certaine mesure, de nous-mêmes – que ces sociétés de la Préhistoire nous renvoient ?

 

Cet ouvrage n’est pas consacré à toute la Préhistoire. Il laisse de côté les centaines de millénaires les plus anciens, si passionnants soient-ils, pour se concentrer sur l’émergence des sociétés « modernes », couramment associées à Homo sapiens. La question traitée est la suivante : la fin du Paléolithique moyen et l’avènement du Paléolithique supérieur constituent-ils vraiment l’articulation entre un homme « fossile » – un être dont la biologie et les comportements sont par essence révolus – et un homme « primitif » – au sens de « premier », c’est-à-dire fondateur de facultés universelles et d’orientations comportementales dont nous serions les héritiers ? S’il suffisait de placer Neandertal et Sapiens de part et d’autre de cette ligne conceptuelle pour la constituer en frontière tangible et intelligible, les choses seraient fort simples. Mais, en réalité, un tel raccourci ne résout en rien la question des fondements objectifs d’une telle évolution présumée ni celle de ses mécanismes. Décrire la nature de cette évolution, tenter d’expliquer ses modalités et ses raisons, tel est l’orientation que souhaite prendre cet ouvrage.

Le cadre adopté sera particulièrement celui du Paléolithique supérieur européen, puisque c’est le creuset dans lequel les préhistoriens ont, de longue date, coulé la définition de tels concepts. Naturellement, de nombreux détours nous entraîneront ailleurs, notamment en Afrique et au Proche-Orient. En outre, les périodes qui encadrent cette ultime division du Paléolithique, en amont le Paléolithique moyen et en aval le Mésolithique, seront également évoquées pour interroger la place tenue par le Paléolithique supérieur européen dans le dispositif intellectuel permettant aux préhistoriens de voir l’homme accéder à une « modernité » comportementale. Cette période marque-t-elle une rupture ou bien n’est-elle qu’une étape d’un processus plus long ?

Les trois premiers chapitres constituent une entrée en matière, destinée à adopter un certain recul historique et à analyser la genèse des conceptions appliquées au Paléolithique supérieur par les préhistoriens, en faisant la part entre leurs attentes à l’égard de cette période et la réalité des documents archéologiques à leur disposition. Conjointement, ces premiers chapitres éclairent certains concepts clés et, plus précisément, l’imbrication de notions centrales que l’on retrouvera tout au long de l’ouvrage : « Évolution et évolutionnisme » (chapitre I), « Temps et espace » (chapitre II), « Espace et environnement » (chapitre III). Des origines des études préhistoriques jusqu’à leur définition actuelle, une première esquisse des modèles interprétatifs convoqués dans la suite du livre s’ébauche.

Après cet examen épistémologique, on interrogera les modèles dont nous disposons pour éclairer l’évolution des comportements paléolithiques, notamment des techniques préhistoriques, qui constituent l’un des principaux socles documentaires de cette période – au point de lui fournir ses principaux cadres chronologiques. Le chapitre IV, premier volet consacré aux « Rouages du changement », analyse un échantillon de travaux qui sont autant de références marquantes sur ce sujet – sans prétendre à l’exhaustivité –, autour de la figure centrale d’André Leroi-Gourhan. À travers lui, comme sous l’égide de certains de ses successeurs, ce chapitre fait le tour de certains facteurs susceptibles de déterminer l’évolution des techniques, en particulier de la pierre.

Ce chapitre s’achève sur le constat déjà exprimé dans cette introduction : celui d’un relatif déficit explicatif lorsque l’on aborde l’évolution des comportements sous un angle plus sociologique, en dépit des ambitions affichées des études préhistoriques contemporaines. En effet, lorsque l’on traite de l’évolution des industries humaines, la logique du « progrès technique », quel que soit le cadre d’analyse, demeure souvent la principale clé d’interprétation. Or d’autres centres de gravité peuvent être invoqués, relevant d’orientations plus explicitement sociologiques, tels le caractère plus ou moins collectif régissant la vie des groupes, la répartition de leurs activités, la nature de leurs relations… Autant de facteurs dont nous tenterons d’analyser la portée pour expliquer les choix mis en œuvre dans différents domaines de la culture matérielle. Dans quelle mesure cette perspective sociologique s’écarte-t-elle de la question du « progrès technique », laquelle paraît pourtant relever de la plus stricte évidence ? Ces différentes discussions ordonnent le champ investi au cours des trois derniers chapitres, qui constituent en quelque sorte un essai de « paléosociologie » au service d’une réflexion consacrée aux mécanismes de changements à l’œuvre au cours des phases récentes du Paléolithique. Le chapitre V, « Les rouages du changement : les métamorphoses du chasseur », traite ainsi de la place des équipements de chasse dans la culture matérielle des groupes de cette période et de la portée sociale des observations à ce sujet. Cette discussion, qui lie information technique et structuration sociale, se prolonge du point de vue de l’économie dans le chapitre VI, « Esquisse de géographie humaine préhistorique », qui revient sur la relation des groupes humains avec leur environnement.

Enfin, de quelle façon l’homme se représente-t-il lui-même et interprète-t-il le monde qui l’entoure ? Les arts et les symboles, traduction plus directe de son imaginaire, seront envisagés dans le dernier chapitre. Ces expressions qui, bien souvent, incarnent par essence l’accession d’Homo sapiens à la modernité, sont ici interrogées comme les symptômes de transformations sociales dont nous examinerons les résonances avec certaines notions déjà esquissées.

Ainsi espérons-nous fournir les matériaux d’une découverte de ces Homo sapiens du Paléolithique supérieur et surtout, à travers les documents réunis sur cette période, nous interroger sur notre représentation de cette humanité proche et lointaine, muette et pourtant expressive, dans laquelle nous voudrions – avec peut-être un certain effroi – nous reconnaître.

 

Cet ouvrage ambitionne de toucher un public plus large que celui des seuls préhistoriens ou passionnés de cette discipline. Mais il s’agit d’un essai, présentant et assumant une certaine position, laquelle défend la prééminence du fait social dans l’histoire de l’homme et, davantage que la succession d’événements brutaux, l’existence de longs processus pour expliquer l’évolution de ses comportements. Il considère, enfin, qu’Homo sapiens et ses sociétés ne peuvent être conçus, d’un point de vue scientifique, comme le fruit d’un « projet » de ladite évolution – ce qui n’empêche pas de tenter de déterminer certains mécanismes de celle-ci.

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1.

Un dédoublement de sens entoure le terme « préhistoire », celui-ci désignant à la fois la période considérée et la discipline qui l’étudie. Afin de tâcher de distinguer l’un et l’autre des sens donnés à ce mot, la période est désignée avec une majuscule tandis que la discipline n’en prend pas.

2.

Peut-être un phénomène comparable s’est-il déroulé en certaines parties de l’Asie, où des paléontologues considèrent que des populations d’Ergaster (rebaptisé Erectus dans ce contexte géographique) auraient perduré au-delà de 200 000 ans, avant d’être à leur tour supplantées par des Homo sapiens originaires d’Afrique.

3.

Précisons que la chronologie présentée dans cet ouvrage, inspirée des données africaines pour ses dates les plus anciennes (c’est là qu’apparaissent les premiers outils de pierre taillée aux environs de 2,6 millions d’années et que débute alors le Early Stone Age, ou Paléolithique inférieur), fait explicitement référence aux cadres européens et proche-orientaux lorsque l’on aborde les divisions du Paléolithique moyen (300 000 à 40 000 ans) et du Paléolithique supérieur (40 000 à 12 000 ans). Toutefois, en raison de leurs nombreuses similitudes, il est possible d’établir un parallèle entre celles-ci et le Middle Stone Age d’une part, les phases anciennes du Late Stone Age d’autre part, telles qu’elles sont définies sur le continent africain. Le Middle Stone Age débute également aux alentours de 300 000 ans pour s’achever entre 40 000 et 20 000 ans, lorsque lui succède le Late Stone Age. Ces précisions ont toutes leur importance puisque, comme nous l’avons évoqué, Sapiens et Neandertal sont l’un et l’autre acteurs du Middle Stone Age et/ou du Paléolithique moyen, selon le contexte géographique où l’on se situe, alors que les divisions du Paléolithique supérieur et du Late Stone Age semblent être partout exclusivement l’œuvre de Sapiens.