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Le choc des hémisphères

L’usage de l’héritage métagéographique eurocentré, que nous venons de décrire, reste, à moyen terme, incontournable, faute de quoi l’autisme géopolitique menace par l’usage de toponymes et de découpages peu partagés ou de lectures du Monde immédiatement conflictuelles. Cependant, son obsolescence est prévisible, tant il décrit le Monde d’hier, si ce n’est d’avant-hier. Le toponyme « Océanie » est sans doute le premier tombé au champ d’honneur, mais la fin de bien d’autres termes viendra.

Déjà, à partir des années 1980, alors que s’impose l’idée de « mondialisation », la pensée géographique de l’écoumène fut remise en question. Ce furent d’abord les planisphères qui se mirent à bouger1. Dès les années 1970, la première prise de conscience fut celle de la sous-représentation de la zone intertropicale dans les cartes dites conformes qui respectent les angles mais non les tailles dans la mise à plat de la surface du globe sans la rompre en plusieurs morceaux. L’archétype en est la projection de Mercator qui représente tous les parallèles à la même dimension, que ce soit l’équateur (40 000 km) ou les cercles polaires (16 000 km), et surestime donc considérablement les hautes latitudes, et même les moyennes, au détriment de la zone intertropicale – donc du Tiers-Monde. Sur la plus grande partie des planisphères d’alors (et encore largement aujourd’hui), le « Nord » est surestimé et le « Sud » minoré. Des militants tiers-mondistes comme Arno Peters diffusèrent une projection inventée en 1855 par James Gall qui respecte les surfaces, mais donne des formes continentales étirées aux basses latitudes. Ce planisphère connut une grande mode dans les années 1980 et reste aujourd’hui un objet militant pour les mouvements d’aide au développement. Au début des années 1980, c’est la situation habituelle de l’Europe au centre des portraits du Monde qui fut discutée. Des projections centrées sur le pôle Nord ou semi-polaires devinrent banales, que ce soit dans la presse ou les manuels scolaires.

Au même moment, alors que les idées d’Orient et de Tiers-Monde sont mises en cause, le couple Est/Ouest disparaît. Rien d’étonnant qu’ait débuté une période de flottement, de relativisation des références et de besoin insatisfait d’une nouvelle carte explicative du Monde. C’est dans ce contexte qu’il faut situer le succès, largement négatif, de l’ouvrage de Samuel Huntington, Choc des civilisations (d’abord issu d’un article publié dans Foreign Affairs en 1993, “The Clash of Civilizations and the Remaking of World Order ?”, puis en 1996, avec le même titre mais sans le point d’interrogation, traduit en français dès l’année suivante chez Odile Jacob). L’essentiel du débat s’est focalisé sur l’opposition Islam/Occident qui, il est vrai, obsède passablement l’auteur et que certains ont voulu lire comme une prophétie. Mais la pertinence de l’importance accordée, pour lire le Monde, aux « civilisations » (quels qu’en soient le nombre et les manières de les définir) est une question moins sérieusement traitée.

Le plus souvent, le Huntington bashing, le dénigrement convenu du Choc, conteste la liste des sociétés, le poids accordé aux religions, les tracés des limites… mais discute moins la pertinence de l’entrée civilisationnelle pour comprendre l’écoumène. Or, par son article, Huntington intervenait dans le débat ouvert dès 1989 par Francis Fukuyama dans un autre papier, “The End of History ?” également transformé ultérieurement en ouvrage (La fin de l’Histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992). Remarquons que, dans les deux cas, les titres des premiers jets, sous forme d’articles, sont interrogatifs, puis ceux des ouvrages, affirmatifs : au début, c’est bien la perplexité qui domine. Les deux articles-livres sont surtout connus pour leurs titres, simples et provocants, avançant des thèses sans nuance qui sont toujours un peu moins grossières dans le corps des ouvrages. Dans Spectres de Marx (Éditions Galilée, 1993), Jacques Derrida brocarde le livre de Fukuyama comme une énième « fin de l’Homme » dérivée d’une lecture un peu appliquée d’Alexandre Kojève, mais ajoute : « Pourtant ce livre n’est pas aussi mauvais ou aussi naïf que le laisserait croire une exploitation effrénée qui l’exhibe comme la plus belle vitrine idéologique du capitalisme vainqueur dans une démocratie libérale enfin parvenue à la plénitude de son idéal, sinon de sa réalité. […] Le livre, il faut le reconnaître, est, ici ou là, plus que nuancé : parfois même suspensif jusqu’à l’indécision. » Un seul Monde (celui de Fukuyama et de la mondialisation), ou plusieurs (les civilisations de Huntington) ? Le débat est toujours actuel.

Certes, la discussion a commencé par de bien médiocres références, mais qui avaient le mérite d’être caricaturales, résumées par des formules élémentaires mais frappantes. L’opposition politique actuelle, formulée de façon encore plus simplette par l’antagonisme souverainisme/mondialisme, qui taraude les vieilles sociétés industrielles, pose la même question : quel est le niveau pertinent pour analyser l’écoumène ? L’humanité globale ou les sociétés qui la composent ? Bien des détracteurs d’Huntington, sans défendre un triomphe du libéralisme, mettent en avant au contraire l’idée d’une civilisation universelle. Ce fut le cas à chaud de l’écrivain britannique aux nombreuses racines (et prix Nobel 2001) Vidiadhar Surajprasad Naipaul2, suivi par Edward Saïd dans la préface de la réédition de L’orientalisme3.

On ne peut donc analyser la dynamique des métagéographies contemporaines sans discuter les cartes possibles de civilisations, ce qui va supposer un retour en arrière géohistorique, mais aussi, auparavant, un petit détour par la pensée cartographique.

RÉSEAUX ET PUZZLES :
DES MÉTAGÉOGRAPHIES INCOMPATIBLES
 ?

Les premiers chapitres s’étaient attaqués à la limite Nord/Sud. Même si la réalité, avons-nous vu, ne cesse d’en démentir la linéarité, l’idée de deux zones aux richesses très inégales subsiste dans le vocabulaire et, finalement, dans la pensée. Nos cartes expriment nos conceptions de l’espace, mais elles contribuent également à les façonner. La pensée occidentale, surtout la pensée savante qui cherche à être précise, distingue, classe, oppose, particulièrement depuis les Lumières. La naissance de la statistique dans le cadre du caméralisme allemand au XVIIIe siècle4, quantifia cette logique encyclopédique. Au début du XIXe siècle, le baron Charles Dupin inventa des cartes où les unités géographiques sont coloriées selon des valeurs statistiques ainsi spatialisées5. Ces figures, d’abord appelées cartes « teintées », furent nommées ultérieurement cartes « choroplèthes » (du grec χώρος, « contrée » ou « région », et πληθαίν, « multiple ») par le géographe états-unien John Kirtland Wright. C’est la version savante du puzzle6. Or, il ne s’agit pas que de technique cartographique. La carte, qui représente des unités distinctes de leurs voisines par une variable visuelle (couleur, motif…) et séparées d’elles par une discontinuité linéaire, est en fait l’expression du tiers spatialement exclu, la variante géographique de la pensée par classifications. Pour réfléchir le Monde, nous sommes ainsi cadrés par une pensée « choroplèthe ».

Pour la réflexion métagéographique, mais également à d’autres niveaux (cfchapitre 8), cette pensée-puzzle, pour reprendre une expression risquée au début du livre, présente deux sortes de limites. La plus évidente est sa dimension totalement sécante à l’écriture des réseaux. La seconde tient au caractère linéaire des frontières, expression du tiers exclu, qui interdit les métissages, les transitions et l’intégration des contradictions. Nous sommes au cœur de ce qui fait la force de la pensée occidentale, mais aussi qui lui impose des limites. Or, toutes les métagéographies analysées précédemment, étaient non seulement eurocentrées, mais, justement parce qu’elles étaient une fraction de la pensée occidentale, relevaient toutes de ce mode de pensée. La représentation Nord/Sud était un puzzle à deux pièces (éventuellement un peu plus si les termes étaient mis au pluriel). Même remarque, mais cette fois en trois pièces, pour la distinction Occident/Orient/Autres.

Enfin, la pensée des continents, un peu plus nombreux, relève de la même logique, à tel point qu’on a beaucoup réfléchi depuis le milieu du XVIIIe siècle à leurs limites et qu’on ne cesse de le faire, alors que le réel ne présente souvent aucune solution de continuité. C’est exactement le cas de la pièce continentale qu’est l’Europe, génératrice des autres continents, et dont les limites posent des problèmes géopolitiques insolubles.

Le débat initié dès les années 1980 pour mieux mettre en phase l’évolution des métagéographies avec celle du Monde est presque toujours resté coincé dans une pensée qui consiste à tracer des traits sur des planisphères pour créer des découpages. Outre le fait que le fond de carte – qui induit lui-même un message implicite puisqu’il est à plat sur un papier ou un écran et propose donc toujours un centre et des bords – fait lui-même partie du problème, la démarche reste celle d’un dessin de puzzle. Quels que soient le cadrage et la projection adoptés, les métagéographies, conçues comme une régionalisation de l’écoumène, sont difficiles à articuler avec la mondialisation. Le niveau mondial est en effet d’abord considéré comme un réseau de réseaux. La carte des connexions de Facebook ou celle des voyages aériens en cours, si possible en mouvement sur un globe terrestre holographique en rotation, en donne une idée plus pertinente. Toute la question devient alors celle de l’articulation de ce niveau avec celui des métagéographies qui le divisent. La régionalisation n’est pas contestable, mais elle est simultanément un moyen de mieux s’intégrer au Monde et de le tenir à distance, de s’en autonomiser avec la force donnée par l’union locale.

Les lignes des flux, matériels et virtuels, croisent ainsi d’autres lignes, celles des discontinuités métagéographiques conçues plus ou moins comme des frontières. Les cartes produites dans le débat des années 1990 sont toutes des cartes choroplèthes. On a beaucoup reproché, à juste titre, à la carte d’Huntington de tracer des lignes étanches entre les civilisations qu’il définit. Mais, le plus souvent, ses détracteurs ne font guère mieux. C’est notamment le cas de la dernière carte de l’ouvrage de Lewis et Wigen, The Myth of Continents: A Critique of Metageography, souvent cité ici puisque c’est lui qui a introduit le terme de métagéographie, intitulé “A Heuristic World Regionalization Scheme” qui retrace treize régions7 limitées par un épais trait noir. Or, cette pratique culturelle, qui consiste à tracer des unités avec un dedans et un dehors, est typiquement occidentale.

Un bon exemple est l’importance accordée au trait de côte. Le fait qu’il y ait des continents d’une part, des océans de l’autre, semble aller de soi. Un tel choix n’a pourtant rien d’évident et procède d’une logique civilisationnelle. Cela n’aurait certainement pas pu être le cadre intellectuel de la cartographie et de la pensée de l’espace des Polynésiens d’avant le XIXe siècle, alors qu’ils avaient pourtant navigué de l’Asie du Sud-Est à l’Amérique (et même, à l’ouest, jusqu’à Madagascar) ; car pour eux, les réseaux maritimes se trouvaient au centre, et les terres à la périphérie. Dans l’histoire cartographique européenne elle-même, la représentation étendue des océans d’une rive à l’autre n’était pas encore bien fixée jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, et l’on pouvait rencontrer une organisation de l’espace inverse de celle des Polynésiens. Sur beaucoup de planisphères anciens, les étendues marines portaient le nom de l’étendue terrestre la plus proche : mer du Brésil, du Pérou… Les mers entourant l’Afrique tout autour de la moitié méridionale étaient souvent qualifiées d’océan Érythréen (Érythrée étant l’un des termes grec, avec Lybié, pour désigner les terres situées au sud de la Méditerranée). Il y avait donc une logique, visible sur les cartes françaises en particulier, pour découper l’océan à mi-distance des continents riverains et de donner à chaque moitié le nom de ces terres. Cela aurait très bien pu marcher et semblerait aujourd’hui tout à fait naturel. Le choix du trait de côte comme limite métagéographique est donc bien un choix culturel, mais qui nous semble cependant un fait de nature.

On pourrait d’ailleurs imaginer l’inverse, dans une perspective plus polynésienne : centrer les cartes sur les mers et concevoir les étendues terrestres à partir de leurs rivages. En effet, les structures géohistoriques, dans la longue durée, font alterner des constructions centrées sur une mer et d’autres centrées sur une terre. La représentation, qui nous est la plus familière, est celle héritée de l’Empire romain (et de ses précédents carthaginois et grecs), pour qui la Mare Nostrum est le cœur, et des ensembles sociétaux à partir des VIe-VIIIe siècles, qui sont plus nettement continentaux, l’Europe et le Monde arabe, même si certains de leurs sous-ensembles sont thalassocratiques. La mer a ainsi d’abord été considérée comme un lien avant d’être une discontinuité. De nombreux processus similaires se rencontrent ailleurs dans le Monde (en Insulinde ancienne, par exemple)8. Il est en effet toujours plus facile, tant que les étendues terrestres ne sont pas densifiées, de naviguer sur mer. Plus récemment, les empires coloniaux et leurs métropoles européennes se situaient d’abord les uns en face des autres, de l’autre côté de la mer. Aujourd’hui, la mondialisation, avec l’importance du transport maritime pour les marchandises et les littoralisations qu’elle induit, est plus océanique que terrestre…

Le Monde contemporain, réticulaire à dominante maritime, est ainsi en tension avec des identités régionales ou nationales, civilisationnelles, dont la configuration géographique est nettement plus cloisonnante. Ce niveau métagéographique, articulé et contradictoire avec la réticularité mondiale, est plus facile à représenter, donc à penser, car il s’exprime mieux avec les grilles de lecture héritées. Avant d’affronter cette tension dans le dernier chapitre, prenons au sérieux les métagéographies identitaires et ne les laissons pas aux huntingtonismes primaires qui alimentent les fractures au lieu de les analyser.

UNE HUMANITÉ, DES CIVILISATIONS :
LA FABRIQUE DES DISCONTINUITÉS

Il est délicat d’user du mot « civilisation ». Mais il est encore plus difficile de s’en priver, sauf à refuser toute vision explicite du Monde, donc in fine à se laisser guider par la pensée implicite, refoulée, probablement obsolète et potentiellement conflictuelle que nous avons des variations géohistoriques de l’humanité. Le vocabulaire de substitution, entre autres « aire culturelle », n’affronte pas et ne résout pas les ambiguïtés de la notion lorsqu’elle est utilisée au pluriel. En effet, le terme de « civilisation » a pris deux significations mal distinguées entre elles. Comme tous les mots terminés par le suffixe « -ation », il indique d’abord un processus, comme « mondialisation ». Il apparaît pour la première fois en 1756, sous la plume de Mirabeau père dans L’ami des hommes ou traité de la population9, pour désigner le progrès de l’humanité, le dégagement progressif de l’animalité, de la sauvagerie. Il est ainsi le maître-mot de l’évolutionnisme des Lumières, de la croyance au Progrès. C’est bien ainsi que Condorcet le développe dans Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (publié de manière posthume en 1795) ou qu’il est repris plus tard, mais toujours dans l’esprit de la modernité, par Norbert Elias dans Über den Prozeß der Zivilisation : soziogenetische und psychogenetische Untersuchungen (traduit en français en deux volumes aux titres différents10).

« Civilisation » est donc un terme historiciste, désignant l’évolution de l’humanité, ou le moment ultime du processus, dans une vision par étapes – par exemple dans la périodisation ternaire de Morgan pour qui sauvagerie, puis barbarie et, finalement, civilisation représentent les trois marches par lesquelles doit s’élever toute l’humanité11. Mais, au XIXe siècle, le terme prend progressivement une signification géohistorique pour désigner les ensembles sociaux de très grande taille, au-dessus desquels il n’y a que l’humanité tout entière. Certes, longtemps une bonne partie des groupes humains, les sociétés dites sans États, ne furent considérés que potentiellement civilisés ; selon la formule hégélienne, ces groupes n’étaient pas encore « entrés dans l’Histoire ». Seuls les racistes les plus radicaux considéraient que la Civilisation était le privilège des races supérieures. Au contraire, la plupart des partisans du colonialisme justifiaient l’impérialisme comme la mission de diffuser la Civilisation, permettant à terme (évidemment conçu comme lointain) à tous les groupes humains d’être civilisés et donc de former des civilisations. Le mot peut donc être utilisé au singulier (et souvent avec une majuscule) pour décrire l’état supposé supérieur de la manière de vivre entre humains d’une part, et au pluriel (toujours avec une minuscule initiale) pour désigner les ensembles sociaux de grandes tailles ayant plus ou moins atteint ce stade d’autre part.

Les auteurs du mitan du XXe siècle, ne serait-ce que Fernand Braudel, usent encore de l’ambiguïté. L’inventeur de la géohistoire, l’auteur de Grammaire des civilisations12, distinguait volontiers les civilisations des sociétés moins avancées qu’il qualifiait de simple « cultures », selon leur inscription dans le progrès technique qu’il appelait « civilisation matérielle13 » – usant ainsi du double sens. Les premières, comme les sociétés de riziculture inondée, avec l’usage de la charrue, maîtrisaient les labours profonds, tandis que les secondes, comme les Incas ou le Mali, n’usaient que de l’araire, voire du bâton à fouir. Il est vrai que, sous l’influence d’Immanuel Wallerstein, Braudel utilisa de plus en plus l’expression « monde » (sans majuscule) pour désigner les aires civilisationnelles, un objet central de son œuvre.

L’ambiguïté est loin d’avoir disparu, même si la langue savante utilise encore parfois, et encore avec la plus grande hésitation, le second sens. Les modèles évolutionnistes, les « Grands Récits », se sont évanouis dans la postmodernité et, avec eux, la notion de Civilisation autant que celle de Sauvagerie. En même temps que s’affirmait le niveau global de la mondialisation contemporaine, la pensée universaliste butait sur la conscience de la multiplicité des trajectoires sociétales (peut-on dire « civilisationnelles » ?), au point de menacer de se fractionner, au moins pour les sciences humaines, en autant de champs problématiques et conceptuels localisés, régionalisés, « provincialisés » serait-on tenté d’écrire. Paradoxe de la condition intellectuelle postmoderne, la fin d’une téléologie progressiste monolinéaire, calquée sur l’idéal occidental, permettant le classement des sociétés selon l’étape dans lesquelles elles s’inscrivent, fait basculer dans le relativisme géographique. Ce n’est plus la situation dans une évolution générale, par exemple la transition démographique ou le degré de développement économique, qui permet de caractériser une société, mais sa situation particulière qualitative, sa dynamique propre incommensurable, son individualité. Les grands ensembles culturels font ainsi un retour spectaculaire, en phase avec les processus d’émergence d’aires économiques, plus ou moins structurées politiquement sur le modèle de l’Union européenne, ce que les économistes appellent le processus de régionalisation.

Ces mondes, ces aires culturelles – peut-on encore écrire ces civilisations ? – représentent aujourd’hui, et sans doute de plus en plus dans un avenir resserré, un niveau de pertinence croissante de description et d’analyse de l’humanité, entre un Monde global de plus en plus évident et des États malmenés mais résistants. Des notions comme Asie orientale, Amérique latine, Europe, Monde indien, Moyen-Orient… sont d’usage croissant, tant dans les institutions économiques que la diplomatie, la culture ou le journalisme. Les pratiques et les programmes scolaires se calent de plus en plus sur cette échelle. Rien d’étonnant que la question métagéographique soit devenue vive, se substituant à la métahistoire de la modernité.

Dans un tel contexte, on comprend que la fin de la Guerre froide, l’obsolescence de sa fracture Est/Ouest, combinée avec l’effacement de l’idée de Tiers-Monde et, à terme, l’oubli du couple Nord/Sud aient suscité une réflexion sur les divisions multiséculaires de l’humanité. Malheureusement, lancée par Samuel Huntington, le débat est fort mal parti. Résultat : le champ intellectuel postmoderne laisse la réflexion sur la régionalisation des humains au débat idéologique. Il est vrai qu’il y a de très bonnes raisons à cela, tant les héritages de la subjectivité occidentale sont pesants.

Découper des aires (culturelles, civilisationnelles…) au sein de l’écoumène, même si les limites n’en sont pas tranchées linéairement, c’est prendre au sérieux deux hypothèses :

Pour reprendre encore la métaphore du puzzle, c’est s’intéresser à un découpage du planisphère en moins de 197 pièces (le nombre actuel des États reconnus par l’ONU14), mais de plus de deux (les métagéographies élémentaires du type Nord/Sud, Est/Ouest, Croyants/Mécréants…).

Dans cette perspective, l’échelon « civilisation » inclut au moins un niveau plus petit (évitons d’écrire « inférieur »), celui des sociétés (nations), lui-même possiblement fédéral… Entre l’humanité globale et chaque individu, les agrégats sociaux sont mouvants historiquement et variables scalairement (un niveau civilisationnel peut fonctionner comme une nation, c’est le cas du Monde chinois qui regroupe dans la longue durée plus de 20 % de l’humanité en n’acceptant guère de niveaux inférieurs). Le nombre de pièces peut être de 5 (les anneaux olympiques qui reprennent les « parties du Monde » de tradition française), de 7 (les régions d’analyse économique de la Banque mondiale), de 9 (les civilisations de Samuel Huntington), de 11 (la moyenne des découpages effectués par les firmes transnationales15), etc.

Quels que soient le nombre de niveaux et, pour chaque niveau, le nombre de pièces, l’important dans cette mise en perspective géographique classique, à laquelle il est très difficile d’échapper sous peine de ne plus pouvoir dire les sociétés, est la multiplication des discontinuités. Que celles-ci soient linéaires, comme nos frontières actuelles construites sur une logique du tiers exclu, ou progressives, est finalement secondaire : c’est bien la grande diversité humaine qui est mise en scène. Or, cette évidence n’est pas assez questionnée, alors qu’elle ne cesse d’être valorisée (ce dont témoigne la méfiance récurrente vis-à-vis des effets supposés uniformisateurs d’une mondialisation homogénéisante). Certes, toutes les espèces vivantes, végétales comme animales, se différencient lorsque l’éloignement des individus permet la transmission de variations génétiques qui restent locales. Mais cette dynamique biologique est sans commune mesure avec celle des variations culturelles, beaucoup plus mutantes. Chez les animaux élevant leurs petits et leur transmettant des acquis non biologiques (oiseaux et, plus encore, mammifères), les variations régionales acquises, culturelles, deviennent importantes (les « langages » en particulier, certaines techniques, des connaissances des aliments…). Mais, évidemment, les humains transmettent considérablement plus de patrimoine social que toute autre espèce, ce pourquoi on peut qualifier l’humanité d’espèce hypersociale. L’illustration la plus évidente en est la carte des langues16.

S’il est rare qu’une société n’ait pas une langue dominante parlée par presque tous et permettant de retisser constamment le lien social, cette unité linguistique est moins évidente pour un ensemble de sociétés qui s’identifient comme parentes, formant ainsi une aire culturelle. Les sociétés européennes usent, le plus souvent, de langues « nationales », mais se reconnaissent comme appartenant à la même Europe. Le débat sur la Constitution européenne qui précéda la signature du traité l’instituant, le 29 octobre 2004 à Rome, ultérieurement invalidée par les référendums néerlandais et français, fut particulièrement délicat sur la rédaction d’un préambule définissant les racines et les valeurs communes : un vrai débat civilisationnel. Or, l’accord ne put se faire que sur des principes quasi universels, qui pouvaient convenir à bien d’autres sociétés démocratiques (l’Australie ou le Canada, par exemple). Les « racines chrétiennes », pourtant elles aussi revendiquées dans bien d’autres régions du Monde, furent loin de faire l’unanimité. Au total, donner une définition de l’Europe est quasi impossible, si ce n’est que de se référer à une entité géographique, « continentale17 », qui n’est qu’un pur découpage sociétal réalisé par… des Européens.

Si définir, et même simplement délimiter l’Europe est impossible, être Européen, y compris en Suisse ou en Norvège, hors de l’Union, est pourtant une évidence, celle d’un passé commun, d’un mode de vie semblable, de valeurs partagées, de codes implicites… Tous ces patrimoines peuvent être également pour partie ceux d’autres aires culturelles, il n’en reste pas moins que l’assemblage est unique et immédiatement reconnaissable. Cela ne veut néanmoins pas dire qu’une fracture sépare l’Europe de la Russie, que l’Atlantique disjoint radicalement ses rives, bref qu’il y a des fractures civilisationnelles. Même si la Méditerranée est devenue pour les migrants une fracture mortelle, que la tentative de tisser une entité euroméditerranéenne a fait long feu, le passé et les traits communs restent vivaces sur les deux rives. Simplement, la fracture Nord/Sud précédemment analysée passe justement là. Les distinctions entre aires civilisationnelles ont rarement été absolues. Beaucoup représentaient plutôt de progressives transitions dont il faut rapidement rappeler la géohistoire.

LES FRÔLEMENTS DES CIVILISATIONS

Dans le chapitre précédent, pour comprendre la genèse de la notion d’Orient, nous avons rappelé la géographie de très longue durée qui s’est organisée en Eufrasie depuis des millénaires : un axe central, étendu de la Méditerranée aux mers de Chine, concentrant l’essentiel de la population mondiale, et structuré en grands ensembles fortement interconnectés entre eux. C’est pour ces ensembles (Chine, Inde, Iran, Monde arabe…) que fut initialement mis au pluriel le mot « civilisations ». Il y a bien eu des patrimoines culturels tout aussi riches et divers au-delà de l’Eufrasie, en Amérique, en Polynésie, mais l’extension des réseaux européens, avant même les colonisations et les traites, les ont relégués à l’état de traces ou de pratiques très minoritaires – la « vision des vaincus », pour reprendre le titre du beau livre de Nathan Wachtel18. Les peuples premiers ont aujourd’hui redressé la tête et tentent de revitaliser ces héritages. Mais ils le font dans le contexte de sociétés parlant des langues européennes, utilisant des cadres de pensée (dont des religions) venus d’Europe, au sein de populations dont beaucoup d’ancêtres vinrent d’outre-Atlantique. Dans sa Grammaire, Braudel classe d’ailleurs l’Amérique actuelle au sein des civilisations européennes. S’il faut donc retrouver le plus possible de cultures effacées, dans l’intérêt commun du patrimoine mondial, il y a peu de chance à moyen terme que l’influence en soit majeure, du même ordre que celle de l’Occident depuis quelques siècles, sur la pensée mondiale, donc la métagéographie partagée.

En revanche, c’est tout l’inverse au sein de l’Ancien Monde. C’est de l’extrême Occident de l’axe central qu’est né le niveau mondial. Mais si sa marque fut radicale au-delà de l’Eufrasie, c’est beaucoup moins net sur les autres sociétés de l’axe, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent pour les langues officielles. Il n’est pas question de retracer ici l’émergence des différents maillons de cet axe et la place tardive de l’Europe19, mais plutôt de défendre une idée certainement trop simple, mais qui n’est pas sans proposer une hypothèse métagéographique pour l’avenir. Il s’agit de prendre au sérieux une tension, une déclinaison Est/Ouest. J’essaie d’éviter tout terme discrétisant comme opposition, différentiation, régionalisation, division… qui réintroduirait l’idée de fracture et l’usage mental d’une carte choroplèthe. Est et Ouest sont à prendre ainsi comme de simples indications de positions relatives, alors qu’Occident et Orient restent marqués par leur passé. Et la fracture Est/Ouest de la Guerre froide est en passe de devenir une histoire ancienne.

Nous sommes formés à une vision composée d’un nombre supérieur d’entités autonomes : Japon, Chine, Asie du Sud-Est, Inde, Iran, Monde turc, Monde arabe, Russie, Europe. Spontanément, on a plus envie d’allonger la liste que de la réduire. Vis-à-vis des civilisations, l’attitude spontanée est de les considérer dans leur individualité, leur ontologie pourrait-on être tenté d’écrire. À la différence des personnes, et même des langues, l’idée de parenté est plus délicate à manier. Aucun test ADN ne peut mesurer les degrés de proximité. Le Monde indien n’est ni la Chine, ni l’Iran, même s’il n’a cessé d’être en contact avec ces autres mondes durant des millénaires. Plus qu’ailleurs, avant le XVIe siècle, les différentes sociétés de l’axe de l’Ancien Monde sont métissées. Toutes les sociétés le sont, bien sûr, mais l’importance du métissage précolonial dépend des degrés de connexion. Invasions, échanges, diffusions ont été beaucoup plus intenses dans la longue durée entre Méditerranée et Pacifique que n’importe où ailleurs.

Rien de surprenant que des traits communs forts émergent, même s’ils nous sont si familiers, car devenus universels, que nous ne les voyons plus. Un seul exemple, la formalisation des échanges : avant le XVIe siècle, il n’y a qu’une partie de l’humanité qui utilise certains métaux naturellement assez rares, l’or, l’argent, le cuivre, comme moyen de symboliser la valeur, d’incarner la richesse ; ce sont les sociétés entre Méditerranée et mers de Chine. Bien sûr des décalages existaient entre les pratiques sur lesquelles pouvaient jouer des négociants avertis. Mais de l’Atlantique au Pacifique, entre le 20e et le 50e parallèle Nord, l’argent (devenu éponyme de cette fonction), l’or surtout du fait de son caractère inoxydable, le cuivre ou l’étain quelquefois étaient l’objet de très fortes convoitises puisqu’ils pouvaient se convertir en toutes les richesses réelles. En revanche, ailleurs, la métallurgie de ces métaux relativement mous, donc plutôt impropres, sans alliages, à leur transformation en outils ou en armes, a souvent pu être maîtrisée sans que cela suscite les mêmes passions. À la différence de la sidérurgie qui nécessite de très hautes températures (et plus encore pour la transformation du fer en acier), l’or et l’argent sont aisés à fondre et à travailler. La possibilité de réaliser avec ces matériaux des objets brillants a largement été utilisée par beaucoup de sociétés. Les bijoux et objets cultuels des Amérindiens, des Incas en particulier, sont célèbres. Mais il n’y avait pas d’adéquation entre la métallurgie de l’or et de l’argent et leur institution comme métaux précieux. Ce qui ne veut pas dire que la monnaie n’existait pas hors du cœur de l’Eufrasie, mais elle prenait d’autres formes matérielles (cauris, plumes…). En revanche, les sociétés particulièrement connectées de l’axe de l’Ancien Monde avaient besoin d’un commun étalon de la valeur, pour reprendre l’une des fonctions canoniques de la monnaie. On peut même avancer l’idée qu’il y a là l’esquisse des prémices de l’autonomisation de la finance par rapport au puzzle des sociétés (cfchapitre 8).

En effet, malgré ces relations qui, sur le plan matériel, celui des balances commerciales pour s’exprimer par anachronisme, restent modestes (il ne faut pas mythifier la Route de la Soie, bien des années, rien ne transitait sur 8 000 km), la genèse autonomisée des aires civilisationnelles se reproduisait perpétuellement avec vigueur, interdisant de parler d’un niveau sociétal global, d’une prémondialisation. Toutes les sociétés de l’axe étaient apparentées, à des degrés divers suivant leur position géographique, mais toutes étaient différentes. Toute la difficulté est de formuler simultanément parentés et différences. Évidemment, toute idée de choc est d’un réductionnisme insoutenable. Assumons un antonyme et risquons le frôlement des civilisations.

DEUX HÉMISPHÈRES SANS PÔLE ET SANS ÉQUATEUR

En 1644 de l’ère chrétienne, les Mandchous s’emparèrent de Pékin et établirent la dynastie Qing. C’est un missionnaire jésuite qui donna au premier empereur le calendrier réformé dans lequel l’année fondatrice était nommée « Première année de l’ère Shunzhi ». Pour le prêtre, cette allégeance ne représentait nullement une rupture, mais la continuité de l’entreprise missionnaire (cfchapitre 1). Deux conceptions du temps s’affrontaient, mais aussi s’articulaient ainsi. Or l’astronomie, donc le calendrier étaient au cœur des pratiques impériales garantes de la civilisation et de l’ordre du monde. Un calendrier fiable dans ses prédictions des phénomènes célestes pouvait seul garantir l’accomplissement des rites, l’harmonisation du monde humain avec le cosmos. Du fait de cette présence jésuite à la cour depuis le début du siècle avec Matteo Ricci20, l’époque est celle des « études occidentales » (xixuie) provoquant une réaction identitaire dans le domaine scientifique, tout en intégrant des apports occidentaux, en particulier en mathématique avec la figure du grand savant Mei Wending21. Ce dernier n’hésite pas à écrire : « La rotondité de la Terre est indubitable », en donnant des preuves scientifiques par calculs astronomiques (l’angle des étoiles selon la latitude), alors que la cosmogonie chinoise lui attribuait une forme carrée. Pour assimiler les savoirs occidentaux, il a fallu les intégrer à la tradition, les siniser en quelque sorte. Mais tout en reconnaissant leur origine occidentale. Lors des discussions avec les Jésuites sur la forme de la Terre, un lettré chinois s’était écrié : « Mais ce sont des croyances occidentales ! » Pour appuyer son affirmation il alla chercher un objet typiquement « de l’Ouest » : un globe terrestre que les savants européens reconnurent comme… persan.

Où était donc l’Occident des Chinois, question pendante de celle du chapitre précédent sur la localisation de l’Orient de l’Europe ? La conception chinoise de l’Occident s’est élargie au cours du temps, comme celle de l’Orient des Européens partant du pourtour de la Méditerranée orientale pour s’étendre ensuite jusqu’à Cathay et Cipangu (la Chine et le Japon vus par l’Europe médiévale22). L’Ouest des Chinois a d’abord désigné l’Inde, puis le monde islamisé tandis que l’Inde relevait plutôt de l’espace des « mers du Sud », soit les terres bordant l’océan Indien oriental. À l’ouest, pour les Chinois, « l’Islam » désigne en fait l’ensemble des peuples de religions du Livre ; les nuances entre musulmans et chrétiens (ou juifs) restant alors aussi ignorées que pour les Occidentaux les interrelations entre taoïsme et confucianisme, ou les oppositions entre Grand et Petit Véhicule du bouddhisme. La science occidentale, au sens chinois, est effectivement un ensemble qui n’est pas sans unité, puisque de l’Indus à l’Atlantique la science, géographique en particulier, est héritière des savoirs grecs, eux-mêmes redevables aux précédents proche-orientaux, pratiquement sans interférence avec les réflexions des lettrés chinois23. La célèbre carte dite Kangnido, réalisée en Corée en 1402 et dont il subsiste trois copies, représente l’ensemble de l’Eufrasie, comme sur les cartes arabes et les mappemondes médiévales. En miroir de ces représentations occidentales, l’Afrique et l’Europe ne sont pas ignorées, mais leur taille est réduite (comme celle de l’Extrême-Orient sur les cartes de l’Ouest). L’Occident de la métagéographie chinoise ancienne à la fois sous-estime l’importance de son propre contenu et le confond en un tout peu distinct. Ce n’est pas sans rappeler l’Asie des Européens : un fourre-tout au-delà de son propre monde et de sa périphérie proche.

Risquons un instant une rêverie contrefactuelle : si les jonques de Zheng he, qui traversèrent l’océan Indien au début du XVe siècle mais cessèrent leurs explorations dès 1432, avaient persévéré et que le Monde eût été tissé par les Chinois et non les Européens, la métagéographie standard aurait été bien différente. Dans la logique évoquée, on aurait sans doute un ensemble centré sur l’Empire du Milieu, avec ses périphéries, un Nous, un ensemble méridional, l’influence du bouddhisme ayant pour conséquence l’individualisation du Monde indien, et un immense Occident, incluant les mondes des religions révélées, au moins à l’ouest de l’Indus, et toute l’Afrique. Ensemble évidemment sans cohérence, mais pas plus que l’Asie au sens continental… Cela dit, cette histoire contrefactuelle laisse implicite le principe occidental de découpage qui n’est, justement, pas chinois. On en serait sans doute plus proche, en revenant à l’idée antique de direction, d’angle, plutôt que de continent.

François Jullien, qui travaille la pensée chinoise pour penser l’occidentale24, montre que les bases considérées comme universelles à l’Ouest sont sans portée à l’Est : l’être, Dieu, la foi, le Salut et son histoire (donc sa géographie) avec une création et une fin… Ce qui n’interdit en rien, l’histoire chinoise ancienne comme actuelle le montre fort bien, de maîtriser techniques et sciences avec virtuosité. La préférence de l’allusion au symbole rend profondément différente non seulement l’idée de religion, mais aussi toute spéculation intellectuelle25. Ainsi, la question de la forme et de la taille de la Terre, discutée par les cartographes grecs, n’a concerné la pensée chinoise que par l’intermédiaire du calendrier rituel. Cela n’avait aucune conséquence géopolitique tant que le Pacifique (la « mer de l’Est ») n’était pas traversé. Jullien a surtout réfléchi sur la temporalité26, en particulier en confrontant Saint Augustin aux textes chinois. La temporalité des religions révélées, encadrée par une Genèse et une Apocalypse, induit dans « sa précipitation vers le futur » (Du temps, p. 161) un autre espace-temps. Les projections spatiales des étapes religieuses d’abord, progressistes ensuite, ne peuvent s’articuler aux cosmogonies asiatiques. De fait, les métagéographies en usage aujourd’hui hors d’Occident ne furent importées qu’au XIXe siècle. Comme l’a montré Philippe Pelletier analysant justement le choc des métagéographies d’Est et d’Ouest27, c’est à ce moment-là que Chinois, Japonais ou Indiens se « découvrirent » asiatiques, et développèrent même parfois une idéologie panasiatiste pour rejeter l’impérialisme occidental avec leurs propres armes intellectuelles28. Il serait naïf de croire que toute métagéographie antérieure ne puisse resurgir…

Certes, la mise face-à-face de la Chine et de l’Europe est une antienne rebattue au café du commerce des sciences sociales29. C’est ainsi que Fernand Braudel attaque Civilisation matérielle dès le tout début du tome I. La réflexion de Kenneth Pomeranz, Une grande divergence. La Chine, l’Europe et la construction de l’économie mondiale (Albin Michel, 2010), en donne une pertinente illustration plus récente. Mais il ne s’agit ni de la seule Chine, ni de la seule Europe. C’est pourquoi, il me semble plus simple de parler aujourd’hui d’Asie et d’Occident, en empruntant deux termes de registres métagéographiques distincts. Revenons un instant aux deux découpages « continentaux », l’un contrefactuel, l’autre effectué : celui potentiel qui aurait été issu d’une mondialisation orientale, finalement avortée pour quelques siècles, l’autre qui a tissé effectivement notre Monde encore actuel. Il s’agit juste de situer la zone limite, ou plutôt transitionnelle, entre est et ouest de l’Ancien Monde. Pour les Européens, l’Asie commence en Méditerranée orientale et, plus au Nord, la Russie forme une immense transition (culturellement une Europe d’Orient, par les continents mi-européenne mi-asiatique) ; de l’Oural à la mer Rouge, la limite n’est pas difficile à tracer et l’école s’y est longtemps employée. Inversement, l’Occident vu de Chine débute beaucoup plus à l’Est. Le Monde musulman ancien, donc sans l’Indonésie, en fait partie, ainsi que toute l’Afrique. Cela, répétons-le, n’est pas plus hétérogène que l’ensemble asiatique imaginé par les Européens. On pourrait même défendre l’idée contraire : vu de loin, dans l’ensemble des sociétés marquées longtemps par les religions abrahamiques, en particulier dans leurs fondations intellectuelles, les similitudes l’emportent30. Comme, vu d’aussi loin en sens inverse, l’imprégnation des bouddhismes, issus du monde hindouiste, rend étrange pour l’Occidental les héritages des civilisations asiatiques.

On est loin, alors, des attitudes contemporaines mettant avant tout en valeur une fracture islam/Occident, comme d’une vision sur l’inégalité mondiale dont Nord/Sud a été la simplification maximum. Le gigantesque chantier baptisé Obor31 par la diplomatie chinoise vise à revitaliser l’axe multimillénaire de l’Ancien Monde avec une polarité chinoise, reprenant la vieille expression eurocentrée de « Routes de la Soie32 ». Outre la volonté de remettre au premier plan les logiques d’échanges antérieures aux réseaux de la mondialisation transocéanique, renforcée aujourd’hui par l’implicite d’une certaine marginalisation de l’Amérique, il y a là une vision explicite d’un Monde centré et structuré autrement que par les seuls héritages occidentaux.

 

Occident/Asie ne peut vraiment former un couple d’hémisphères, mais l’expression Nord/Sud était encore moins hémisphérique, malgré les nombreuses formulations utilisant ces termes. Il y a là cependant, plus que virtuellement, une tension métagéographique grosse de reformulations du Monde en devenir. Cela suppose quelques abandons majeurs, surtout de penser dans le cadre d’une cartographie choroplèthe. Tout tracé d’une frontière entre Asie et Occident est évidemment voué à l’échec, ce qui ne veut pas dire que la tension est par là même obérée. De même, toute décomposition en ensembles civilisationnels conçus comme des super-pays, aux limites frontalières, ne peut que rendre illisible les dynamiques de lecture mondiale. Il ne s’agit pas non plus d’imaginer un basculement intellectuel d’une pensée occidentale, discrétisante, découpant en unités délimitées, à une pensée « Yin Yang » par transitions et renversements. L’enjeu est plus important et inédit. Pour la première fois, une pensée issue d’une aire culturelle particulière ne peut plus seule s’adapter au Monde. Une conception postmoderne, où chaque métagéographie se vaudrait et chacune serait assignée à résidence dans sa propre civilisation, serait une démondialisation intellectuelle contradictoire avec les dynamiques qui tissent le niveau mondial.

Un métissage entre les pensées issues des hémisphères asiatique et occidental est un chemin, qui ne peut que déboucher sur une vision neuve, recyclant sans doute des mots, des conceptions territoriales anciennes et d’origines diverses : à Monde en devenir, métagéographie qui fait du neuf avec du vieux.