Voix des spectateurs*1

Les actualités

Les faits sont des choses ennuyeuses, car on ne peut les nier.

De même pour les actualités : une crèche c’est une crèche, un dieu c’est un dieu, un Doumer1 c’est un Doumer, les actualités c’est les actualités, un tank c’est un tank, on nous le fait bien voir.

On nous en fait voir plusieurs, c’est fort intéressant.

Assise dans son fauteuil, une dame soupire d’une voix qu’elle voudrait indignée : « Et dire qu’il y a des hommes là-dedans ! »

Un monsieur part : « chut ! » la dame se tait, le monsieur, qui aime bien voir les tanks et qui sait bien qu’il y a des hommes là-dedans – ou alors comment ça marcherait-il ? – murmure à la cantonade : « C’est insensé, si on n’avait pas de tanks nous autres, si vous croyez que… (venant de l’écran, des aboiements l’interrompent), un couturier pour chiens présente ses modèles de manteaux d’hiver et de déshabillés pour chiens devant des femmes du monde, pour chiens aussi sans doute.

Ce monsieur, qui s’y connaît en tanks, s’y connaît aussi en chiens, la dame qu’il a fait taire adore les animaux, un fauteuil vide les sépare. Ils se rapprochent, une musique religieuse et tiède les berce, ils se prennent la main.

Ces chiens en smoking sont partis, la musique c’est celle qui accompagne la charité aux sans-logis, aux clochards.

On les voit de très près, on peut voir que ce sont de véritables pauvres qui méritent bien « un bon bol de soupe bien chaude ».

Les cantiques qu’on leur chante sont des cantiques de circonstance, quelque chose comme « dans la vie faut pas s’en faire, toutes ces petites misères seront passagères, tout ça s’arrangera là-haut2 » et secouée sur son fauteuil par un revenez-y de vertus théologales, la dame de tout à l’heure retire sa main de la main de monsieur et se revoyant première communiante, donnant un sou à un pauvre, elle se sent redevenir meilleure, sort son mouchoir et voici venir comme une morve, l’épouvantable larme à l’œil.

Derrière la dame, un voyou, mal élevé, ricane avec insistance. « Je vous le demande un peu, – dit la dame au monsieur, sans dire d’ailleurs ce qu’elle demande, – il y a des jaloux partout !

« Très juste, madame, très juste, aussi tenez, voyez, par exemple aux États-Unis, c’est une honte, les chômeurs manifestent en automobile, chaque chômeur a sa Ford là-bas, alors de quoi se plaignent-ils ? »

De quoi se plaignent-ils ; c’est bien ce que sur l’écran et sans musique, des hommes d’État ont l’air de se demander.

L’un d’eux discourt : « Tout va bien. Chez Dupont, tout est bon : chez Tardieu3 tout est mieux, et les obscures disciplines de la paix ne sont que des indiscutables indices d’une évidente prospérité, prospérité quoi, prospérité donc et grâce aux armements relativement intensifs, au développement de la petite épargne, bref en deux mots, la Paix. »

La Paix, et chacun présente sa colombe, depuis la colombe perroquet qui répète en agitant son binocle que « c’est les Chinois qui ont commencé » jusqu’à la colombe proprement dite, qui roucoule comme un vieux coq gaulois.

Le tout avec les trompeuses apparences de la jaquette mal coupée, de la main sur le cœur et de la larme à l’œil déjà nommée tout à l’heure.

Et puis, c’est l’entracte, les esquimaux, les pochettes-surprises, le bar à l’entresol et les lavabos au premier.

J. PRÉVERT

*1. Première publication : La Scène ouvrière, no 2, 2année, 28 mai 1932.

1. Paul Doumer, président de la République, est assassiné le 6 mai 1932 par un émigré russe, Davel Gorgulov.

2. Détournement d’un air de Dédé, l’opérette de Henri Christiné et Albert Willemetz.

3. André Tardieu est chef du gouvernement depuis le 20 février 1932. Prévert détourne ici le slogan publicitaire de la Brasserie Dupont.