La Bataille de Fontenoy*1

On entend La Marseillaise.

Au lever du rideau, à gauche, le crétin enthousiaste achève de monter les tribunes encore vides.

À droite, vu de dos, un bonhomme accroupi fume la pipe et remet les premières strophes de La Marseillaise au phono.

L’ouvreuse entre, place le vieux Monsieur et sa femme.

L’OUVREUSE

Par ici, Messieurs Dames !…

Le vieux essaie son masque.

Sa femme se déplace et va tricoter sur son pliant.

L’ouvreuse s’éclipse et revient avec Déroulède1 et sa nourrice.

Le crétin continuera à pavoiser, hoqueter jusqu’à la fin.

LE PETIT

Ptt ! !

Sa mère le gifle. Il pleure.

On reconnaît Herriot2 dans le fumeur. Il cesse de jouer, prend la meilleure place de la tribune, salue et commence3.

ÉDOUARD HERRIOT

Mesdames, Messieurs, chers petits enfants,

Dans l’ordre extérieur, l’essentielle pensée du gouvernement, c’est la paix et pour nous la guerre doit être considérée comme un crime collectif, comme un crime collectif ! ! !

Et l’on s’étonne que la morale, que la morale et la justice, et la justice, utilement sévères pour l’homicide homicide, se montrent si négligentes ou si oublieuses pour les chefs politiques coupables de décider le massacre des peuples…

Lorsque le Maréchal de Saxe4, après la bataille de Fontenoy, faisait visiter au roi et au dauphin l’affreux champ de bataille : « Voyez, mon fils, dit Louis XV, ce que coûte une victoire. Le sang de nos ennemis est aussi le sang des hommes. La vraie gloire est de l’épargner » … Ainsi s’exprimait Louis XV, ainsi s’exprime l’esprit français ! ! !

Vifs applaudissements. Il reprend.

… L’esprit français… Et ceux qui ne pensent pas ainsi sont les serviteurs du mensonge et je les pourchasserai ! ! !

Il s’excite, visiblement ivre.

Je les pourchasserai ! !

Soudain on entend une marche militaire et un bruit de troupes qui arrivent puis s’éloignent. Herriot enlève son binocle et écoute.

Entrée du comte d’Auteroche et de lord Hay, suivis de leurs ordonnances représentant les troupes françaises et anglaises.

COMTE

Comte d’Auteroche, chef des troupes françaises.

COMTE, très fort.

Tirez les premiers, Messieurs les Anglais !

Il salue.

LORD

Non, Monsieur, à vous l’honneur !

COMTE

C’est la moindre des choses…

On entend dans les coulisses (accompagnement d’harmonie) :

Les tribunes enthousiastes reprennent en chœur et agitent des mouchoirs.

La mère se lève avec son fils. Déroulède, noblement, lui indique la route du champ de bataille.

LORD

Insister serait de mauvais goût…

COMTE

Je suis navré, absolument navré. Tirez les premiers pour me faire plaisir…

NOURRICE

Du calme, monsieur Paul, du calme.

Nouvelle musique :

Pendant toute la chanson, les tribunes écoutent gênées. À « condamnés », Herriot lance :

Flotte, petit drapeau,

Tous reprennent :

Flotte, petit drapeau,

Flotte, flotte, bien haut

Image de la France8 !…

JOFFRE

Psst la belle !

L’OUVREUSE

Pochette surprise, grand-père ?

L’AUMÔNIER

Tiens, mon fils, embrasse-le. On ne sait jamais ce qui peut arriver !

Le soldat se penche machinalement pour embrasser le fétiche, l’abbé en profite pour tirer sur le soldat qui s’écroule. Deux ouvreuses se précipitent pour l’emmener.

L’ABBÉ

Faites attention… Il est fragile… c’est le soldat inconnu… (au public :) C’est le soldat inconnu…

Tout le monde se lève respectueusement. Minute de silence pendant laquelle on entend Joffre ronfler. Seul Herriot marque une impatience silencieuse.

Violentes détonations, les spectateurs se planquent, se couvrent la tête (la bataille commence).

Joffre réveillé en sursaut demande :

LE PETIT VIEILLARD

Je fais la guerre11 !

Tout le monde se lève :

« Vive le Tigre ! Vive Clemenceau ! »

Le Tigre rugit de plaisir et désignant le petit déserteur :

« À Vincennes, au poteau ! »

Le déserteur est emmené par les deux chefs. Bruit de pas s’éloignant.

Fusillade brève.

Attitude sublime de Clemenceau.

Douleur sublime de la mère.

Le crétin-décorateur lui apporte un chapeau et un voile de deuil.

L’ouvreuse essaie le chapeau de la mère (genre modiste) puis avec une admiration béate :

L’OUVREUSE

Le noir vous va à ravir !

LA MÈRE, sourire béat.

N’est-ce pas ?

CHŒUR DES TRIBUNES

Le voilà

Nicolas !

CHŒUR COULISSES

Ah ! Ah !

NICOLAS ET RASPOUTINE, lamentables.

Ah !

CLEMENCEAU

Vive l’alliance franco-russe13.

Raspoutine pelote l’ouvreuse qui les conduit tous les deux aux tribunes.

L’OUVREUSE

Par ici p’tit père (à Raspoutine qui la pelote :) On n’est pas toujours putain, Monsieur Raspoutine !

VIEUX MONSIEUR CORRECT

Assis ! Assis !

DÉROULÈDE

Qu’est-ce que vous avez dit ?

Fusillade. On n’entend plus rien. La nourrice les sépare.

RASPOUTINE, à Nicolas.

Vous auriez dû amener les baby !

NICOLAS

!!!

NOURRICE

Ce n’est pas un spectacle pour les enfants !

VIEUX MONSIEUR CORRECT

Comme vous avez raison, Madame, il n’y a plus d’enfants, plus de respect, plus de Pyrénées15, plus de panache. Et qu’est-ce que cette petite bataille de rien du tout auprès de l’exploit héroïque du chevalier Bayard défendant seul le pont de Garigliano contre deux cents Espagnols ?…

DÉROULÈDE

Trois cents Espagnols…

LE VIEUX MONSIEUR CORRECT

J’ai dit : quatre cents et je le maintiens !

DÉROULÈDE

Vous êtes un foutu imbécile, un boche…

Ils se battent. Déroulède est vainqueur. Le vieux Monsieur est indigné.

RASPOUTINE, observant de près avec ses lorgnettes.

Ah ! les braves gens !… N’est-ce pas, Nicolas ?

Il se tourne vers Nicolas.

NICOLAS

!!!

RASPOUTINE

Vous rêvez, il me semble ? À quoi pensez-vous donc ?

HERRIOT

Signé : un ami qui vous veut du bien.

DÉROULÈDE, déclamant vers le public.

Pour ravager comme une trombe

À gauche À droite En large En long (mouvement de tête des tribunes)

Sans qu’on puisse savoir d’où ça tombe,

Pour tout bousculer nom de nom

Vive la Bombe

Pour tout bousculer nom de nom

Vive la bombe et le canon !

Bêtes et gens oui, tout se cabre

Quand le canon ouvre le bal

Mais à cette danse macabre

Il faut un galop infernal.

CHŒUR

En avant, tant pis pour qui tombe

La mort n’est rien, Vive la tombe

Quand le pays en sort vivant

En avant ! en avant ! En avant !

Mouvement vertical des bras en trois temps. Délire rythmé.

Coups de canon. Déroulède reprend sa place. Les tribunes se cachent la tête sous les bras. Clemenceau se réfugie près d’Herriot.

POINCARÉ

Diable, diable, nous ne sommes pas d’accord…

DEIBLER

Avec les blessés, vous aurez peut-être votre compte.

POINCARÉ

Nous verrons ça à tête reposée.

Il range ses papiers et demande à Deibler :

Avez-vous vu la maquette ?

LE SECRÉTAIRE

Quelle maquette, Monsieur le Président ?

DEIBLER

C’est le maréchal Weygand19.

Le maréchal entre et annonce.

WEYGAND

Ces Messieurs du Comité des Forges20.

Ils entrent et se présentent.

SCHNEIDER

M. Schneider.

POINCARÉ, délirant

Messieurs du Comité des Forges, c’est à force de forger qu’on devient forgeron, c’est à force de ceinturer qu’on devient ceinturon…

CHŒUR TRIBUNES

Des canons ! Des munitions !

Des canons ! Des munitions !

Tout le monde s’accroupit, affolé.

Brève apparition de Guillaume II22 qui passe la tête – Bruit de foudre – Torpille – Nouvelle entrée du flic qui s’adresse aux tribunes, doigt sur la bouche.

FLIC

Taisez-vous – Méfiez-vous – Les oreilles ennemies vous écoutent23 (il se tire).

Poincaré reconnaît le flic et lui fait signe de s’en aller. Tout le monde se relève.

POINCARÉ, reprenant son discours.

… Soldats tombés un peu partout…

Il est interrompu par une sonnerie de clairon (couvre-feu). Il s’arrête inquiet… à son secrétaire :

POINCARÉ

Qu’y a-t-il ? Allez voir.

Le secrétaire se précipite et revient essoufflé.

SECRÉTAIRE

C’est l’armistice !

Les deux chefs agitent un petit drapeau blanc, mettent des cocardes et chapeaux mous.

POINCARÉ, rageur et désolé.

Déjà !

CURÉ – SŒUR

Gloire à Dieu au plus haut des Cieux !

VICTOIRE, complètement saoule.

des cieux…

Ceux qui ne font pas d’omelette

sans casser les œufs,

ont droit qu’à leur cercueil

la foule vienne et prie27 !…

Eh ! Bonjour Monsieur du Corbeau…

J’en connais d’immortels qui

sont de purs sanglots…

Fesse queue doigt…

Advienne que pourra

Tirez la bobinette

La chevillette cherra

etcetera !… etcetera !…

*1. Création : Paris, clôture du Deuxième congrès de la FTOF, Salle Bullier, 15 janvier 1933.

Première publication : J. Prévert, Spectacle, Gallimard, 1951 (« Le Point du jour ») [désormais Spectacle] (repris dans Œuvres complètes, I, Gallimard, 1992, p. 300-315, « Bibliothèque de la Pléiade » [désormais OC, I]).

1. Paul Déroulède (1846-1914), proche de Gambetta, fut un combattant de 1870 et participa activement à la répression de la Commune. Fondateur de la ligue des Patriotes, anti-dreyfusard notoire, il est la figure tutélaire du patriotisme de la revanche. Il sera banni de France pour dix années en 1899, suite à son engagement auprès des nationalistes les plus radicaux. Notons qu’André Prévert, père de Jacques et de Pierre, militait à la ligue des Patriotes.

2. Édouard Herriot (1872-1957), maire de Lyon, sénateur puis député, plusieurs fois président du Conseil, fut l’un des grands leaders de la gauche radicale ; il revint au pouvoir en juin 1932 comme président du Conseil et ministre des Affaires étrangères – avec le soutien mais non la participation des socialistes –, mais fut renversé lors de la séance parlementaire du 12-13 décembre de la même année. Prévert s’attaque ici au prétendu pacifisme d’Herriot.

3. Prévert reprend ici des propos tenus par Herriot lors de son discours de Gramat, prononcé le 25 juillet 1932 ; le président du Conseil, favorable au désarmement de l’Europe, appelait cependant à la plus grande prudence en raison du réarmement de l’Allemagne. Les communistes dénoncèrent son militarisme patriotique.

4. Hermann Maurice, comte de Saxe (1696-1750), maréchal de France. Il battit les Anglais et les Autrichiens le 11 mai 1745, lors de la bataille de Fontenoy, en présence de Louis XV, ce qui permit au royaume de conquérir la Flandre.

5. Vainqueur de la bataille de la Marne, du 6 au 13 septembre 1914, qui enraya l’avance de l’armée allemande.

6. Hymne de marche de Jack Judge et Harry Williams chanté par les Anglais durant la Première Guerre mondiale et resté très populaire.

7. La Chanson de Craonne, que chantaient les Français à la suite de l’échec sanglant de l’offensive Nivelle et des mutineries d’avril 1917, devenue l’hymne emblématique de l’antimilitarisme. Œuvre anonyme.

8. Ce que c’est qu’un drapeau, chanson patriotique de 1909, l’hymne de la revanche (paroles Eugène Favart, musique La Mareille).

9. Petits pantins de lainage à épingler au vêtement, gri-gri des combattants et de leur famille durant la Grande Guerre.

10. Scène très répandue par la presse, en carte postale…

11. L’une des formules préférées du « Père la Victoire », Georges Clemenceau, chef du gouvernement à partir de 1917.

12. Nicolas II (1868-1918), dernier tsar de Russie, et le célèbre Raspoutine (?-1916), « le dépravé », qui eut une grande influence sur le pouvoir russe durant la guerre avant d’être assassiné en décembre 1916, sur les ordres du grand-duc Pavlovitch.

13. L’alliance franco-russe, réponse à la politique de Bismarck et à la signature de la Triple Alliance, date de 1893. Elle fut fortifiée au début du siècle suivant, notamment à l’instigation de Poincaré.

14. Parole attribuée à l’adjudant Péricard, héros de la bataille de Verdun, qui donnait après guerre des conférences patriotiques dans les établissements religieux.

15. Parole attribuée à Louis XV.

16. Extrait de Refrains militaires de Paul Déroulède, 6 novembre 1888.

17. « Chanson de marche », poème de Paul Déroulède, dans Nouveaux chants du soldat.

18. Anatole Deibler (1863-1939), bourreau français, exécuteur en chef des arrêts criminels. 395 condamnés à mort passèrent « entre ses mains » de 1885 à 1939.

19. Weygand (1867-1965) était chef d’état-major de la IXe armée durant la Grande Guerre. En 1930, il est chef de l’état-major et inspecteur général de l’armée. Il ne cachait pas sa sympathie pour les Croix-de-Feu.

20. Le Comité des forges, organisation interprofessionnelle très influente des grands industriels de la sidérurgie, a été créé en 1864 par les maîtres de forges ; son premier directeur fut Eugène II Schneider, figure emblématique du patronat français, héritier de la plus grande entreprise sidérurgique et métallurgique hexagonale basée au Creusot.

21. Gustav Krupp, « maître de forges » allemand, héritier de la dynastie industrielle des Krupp, qui se ralliera aux nazis.

22. Guillaume II (1859-1941), empereur d’Allemagne de 1888 à 1918, qui déclara la guerre à la Russie puis à la France en juillet 1914.

23. Slogan utilisé pendant la guerre de 1914 et repris en 1939.

24. Allusion à la réquisition de onze cents taxis parisiens pour conduire au front cinq mille hommes.

25. L’obtention d’autorisation de conduire un taxi était très largement délivrée à des Russes blancs… en échange d’informations sur certains de leurs passagers données à la Préfecture de Police.

26. Citation du poème de Victor Hugo, « Hymne ».

27. Prévert utilise encore ici des vers de Hugo (« Hymne »).

28. Citation de propos tenus par Mgr Baudrillart en août 1914.