Alban Gautier
Maître de conférences
Université du Littoral Côte d'Opale.
« Sous le règne du roi Beorhtric, pour la première fois, trois navires d'hommes du Nord vinrent du Höräaland. Alors le régisseur, qui ne savait pas qui ils étaient, les rejoignit à cheval et voulut les contraindre à gagner la résidence royale. Alors ils le tuèrent. Ce furent les premiers navires de Danois qui atteignirent la terre du peuple anglais{79}. »
Ce petit récit, inséré à la fin du IXe siècle dans une compilation couramment appelée Chronique anglo-saxonne, rapporte des faits survenus au cours des années 780 ou 790 dans la région de Portland, au sud de l'Angleterre. Il montre parfaitement les difficultés que rencontre l'historien pour repérer et décrire les formes de la piraterie dans les mers du Nord (Atlantique Nord, Manche, mer du Nord et mer Baltique) au cours du haut Moyen Âge. Qui étaient ces « Danois » que l'auteur (anonyme) nous dit venir du Höräaland, c'est-à-dire de l'ouest de la Norvège ? Que venaient-ils faire sur les côtes méridionales de l'Angleterre, aussi loin de leur pays d'origine, sur un littoral qui ne regarde pas vers la Scandinavie ? Par où étaient-ils venus, par le sud à travers le Pas de Calais ou par le nord en doublant l'Écosse et en traversant la mer d'Irlande ? Disposaient-ils de bases sur leur route ou étaient-ils venus d'un trait ? Qui était à leur tête : un pouvoir institué ou des « aventuriers » avides de richesses ? Qui constituait l'équipage : de paisibles paysans enrôlés pour une expédition guerrière, de pauvres hères rêvant de richesse nouvelle ou des pillards professionnels en quête de butin ? Et pourquoi, une fois sur place, ont-ils tué le régisseur du roi ? Avaient-ils traversé la mer dans le but de ravager la région ? Souhaitaient-ils simplement commercer et ont-ils été effrayés par l'attitude belliqueuse de leur adversaire ? Avaient-ils d'ailleurs un projet précis en dehors de celui de s'enrichir par une telle expédition ?
À ces questions, il est bien difficile de répondre : de fait, il est même difficile de donner à ces hommes le nom de pirates. En effet, l'une des caractéristiques de la piraterie est, presque par définition, son illégalité : « ce n'est pas l'ampleur des méfaits, mais le défaut d'autorisation des gouvernements qui constitue le crime », écrivait il y a plus d'un demi-siècle Hubert Deschamps, l'un des principaux spécialistes de l'histoire de la piraterie, reprenant par là les définitions juridiques les plus courantes en droit international depuis la Renaissance.
Or, le haut Moyen Âge fut, on le verra, une période de grande impunité pour les pillards maritimes, rarement, tardivement et timidement inquiétés par les pouvoirs en place. Ces derniers, souvent bien en peine de contrôler les territoires qu'ils déclaraient dominer, ne prétendaient pas surveiller les mers. Surtout, les pillards eux-mêmes eurent souvent à leur tête des princes et des seigneurs : comment distinguer dans ce cas une expédition de pillage dans le cadre d'une guerre entre entités politiques d'une razzia menée dans le seul but de s'enrichir ? Car la guerre elle-même, qu'elle ait lieu sur terre ou sur mer, n'avait pas seulement pour but l'élimination d'un adversaire ou la conquête d'un territoire : elle servait aussi, et peut-être d'abord en ce haut Moyen Âge, à se procurer du butin – trésors, bétail, esclaves – et à revenir lesté de biens nombreux et précieux que l'on pouvait certes vendre ou consommer, mais aussi et surtout donner, distribuer autour de soi pour entretenir et se constituer une clientèle.
Dans un monde marqué par l'extrême morcellement et le caractère mouvant des pouvoirs politiques, ainsi que par une féroce compétition entre eux, faire la guerre était un des moyens de se maintenir ou de progresser. En dehors du royaume des Francs, dont la stabilité fut plus ou moins maintenue sur la période allant du début du VIe au début du Xe siècle, puis du royaume des Anglais qui se construisit à partir de la fin du IXe siècle, toutes les entités politiques antérieures au milieu du XIe siècle apparaissent instables, faibles, et peu à même de contrôler leurs côtes. Les petits royaumes anglo-saxons, frisons ou scandinaves, les chefferies d'Irlande, de Germanie ou des pays slaves et baltes n'exerçaient en outre leur autorité que sur des territoires restreints, dix à vingt fois plus petits que les grands royaumes barbares de l'Occident post-romain, et n'avaient bien souvent qu'une existence limitée dans le temps. Ce n'est qu'avec le XIe siècle que commencèrent à émerger des royaumes ou des principautés plus cohérents et plus pérennes – duché de Normandie, comté de Flandre, royaumes d'Écosse, de Danemark ou de Pologne – dont l'une des activités pouvait être, à l'occasion, la mise en défense des côtes contre les raids maritimes. Ajoutons à cela qu'un grand nombre de ces entités politiques ou quasi politiques, quelle que soit leur taille ou le degré d'autorité qu'elles exerçaient sur les populations, étaient en mesure de monter des expéditions maritimes de commerce ou de pillage, de se lancer sur les mers afin d'arraisonner les navires marchands ou de razzier les côtes en quête d'esclaves : l'investissement, on le verra, pouvait être relativement modeste, et les retours considérables.
Ainsi la notion même de piraterie est-elle difficile à utiliser dans le contexte du haut Moyen Âge pour deux raisons à la fois opposées et complémentaires. D'une part, aucune loi, aucune autorité supérieure n'était alors en mesure d'interdire et de réprimer les déprédations exercées le long des côtes par des pillards venus de la mer : la piraterie, en tant qu'acte de brigandage maritime illégal et non sanctionné par une autorité reconnue, n'existe pas. D'autre part, ces mêmes autorités se livraient elles aussi, à la fois dans le cadre de leur construction interne et dans celui de la compétition qui les opposait, à de telles pratiques : tout brigand maritime, dans ce haut Moyen Âge, pouvait d'une certaine manière se réclamer ou se parer d'un caractère officiel. La distinction classique entre corsaires « officiels » et pirates « illégaux » n'a donc pas de sens pour cette époque.
Le phénomène viking, qui domine les mers du Nord entre la fin du VIIIe et le début du XIIe siècle, occupera l'essentiel de notre propos. Cependant, les razzias sur les côtes, les raids de pillage et de capture d'esclaves existaient déjà avant eux. Dès le IIIe siècle, les côtes de la Gaule et de la Bretagne romaine furent menacées par des pillards que les textes appellent en général « Francs » ; au IVe siècle en revanche et dans les deux siècles suivants, ces pillards sont presque toujours identifiés comme « Saxons », qu'ils opèrent au Nord ou au Sud de la Manche. Aux Ve et VIe siècles, après l'effondrement du pouvoir romain et surtout de sa présence militaire en Bretagne (vers 410) puis en Gaule du Nord (entre les années 450 et les années 480), l'insécurité maritime semble avoir atteint son apogée dans le golfe de Gascogne, en Manche et dans les régions riveraines de la mer du Nord. De nombreux raids sont mentionnés, parfois très au sud, comme à Saintes au milieu du Ve siècle. La Loi salique, qui date des Ve-VIe siècles, fait mention d'hommes emmenés outre-mer et des conditions de leur rachat : esclaves en fuite ou hommes libres enlevés par des pillards, il est difficile de préciser. Toujours est-il que cette période du déclin de Rome correspond, dans l'archéologie, à un temps de grande prospérité et d'enrichissement pour certains sites aristocratiques du Nord : des habitats comme Gudme, dans l'île de Fionie au Danemark, ont visiblement « siphonné » des richesses importantes depuis l'Occident romain en décomposition, mais on ne saurait dire avec certitude si les « princes » de Gudme avaient acquis leurs richesses en allant eux-mêmes piller les côtes romaines ou s'ils arrivaient en bout de chaîne, à la fin de longs jeux de commerce, de menaces et de dons.
Plus à l'est, en mer Baltique, la situation est, faute de sources écrites, encore plus mal connue. L'insécurité maritime a sans doute régné dans ces régions tout autant qu'à l'ouest, du fait des pillages dus à des Scandinaves et à des Slaves. Les peuples « wendes » – populations slaves habitant les côtes sud-ouest de la Baltique, entre l'Elbe et l'Oder, dans les actuelles régions du Schleswig-Holstein, du Mecklembourg et de la Poméranie – jouissent dans les sources, généralement scandinaves ou germaniques, et globalement bien plus tardives, d'une réputation exécrable : c'est tout particulièrement le cas des Raniens de l'île de Rügen, qui exercent leurs talents contre les Danois, les Suédois et les autres Wendes. Mais on ne sait pas si les pirates qui, en 829, ont capturé le missionnaire et ambassadeur franc Anschaire pendant son voyage vers le port suédois de Birka et lui ont dérobé tous ses objets précieux et ses livres liturgiques, étaient danois, suédois ou wendes. À l'ouest enfin, l'ancienne Bretagne romaine était soumise aux déprédations maritimes des Pictes de l'actuelle Écosse et des Scots dont le nom prête à confusion puisqu'ils venaient d'Irlande. Le futur saint Patrick, né dans le nord-ouest de l'Angleterre actuelle, fut enlevé pendant son adolescence par des pirates irlandais, à une date difficile à déterminer au cours du Ve siècle : esclave en Irlande, il en apprit la langue puis, une fois sa formation faite, put revenir dans le pays pour en convertir les habitants.
À partir du VIIe siècle, une plus grande sécurité du voyage maritime, certes toujours imparfaite, semble s'être instaurée dans le secteur Manche – mer du Nord, un peu plus tard en mer Baltique. Les pouvoirs en place ont en effet favorisé, dans les deux siècles suivants, l'émergence de comptoirs, appelés wiks dans cette lingua franca germanique qui s'était développée parmi ces marchands, pirates et navigateurs du Nord. Plusieurs de ces sites ont été fouillés, à l'instar du comptoir alors danois (mais aujourd'hui en territoire allemand) de Hedeby, au sud-est du Jutland : le roi danois Godfred avait réuni à l'intérieur de cette agglomération des marchands d'horizons divers, en particulier ceux qui avaient autrefois occupé le site de Reric, plus au sud, alors en territoire wende. Le regroupement d'un grand nombre d'activités commerciales dans ces wiks permit aux princes danois, anglais, frisons ou francs de contrôler l'essentiel du commerce maritime et donna aux commerçants des points de chute stables et bien administrés, où ils étaient sûrs de trouver des débouchés. De nombreux témoignages archéologiques confirment par ailleurs l'essor des échanges et du commerce au long cours pendant cette période : celui-ci était en particulier le fait de marchands frisons ou franco-frisons.
Le fait qu'aucun de ces wiks n'était à proprement parler fortifié semble a priori témoigner d'un recul de l'insécurité, non seulement sur la mer mais aussi sur les côtes. On peut penser que les marchands qui fréquentaient ces sites y trouvaient aisément de quoi s'enrichir et ne jugeaient pas nécessaire de mettre en danger leur propre sécurité pour accumuler des richesses plus nombreuses par des moyens moins pacifiques. L'archéologie des wiks montre en effet que ces marchands représentaient une catégorie sociale très particulière qui, sans appartenir aux élites foncières, menait un genre de vie luxueux, montant à cheval et portant des armes : précisément le genre d'hommes qui pouvaient à l'occasion se faire pillards. Mais l'absence ou la modestie des fortifications ne signifie pas pour autant que la piraterie avait disparu, car elle continuait sans nul doute à exister sur une échelle réduite et était le fait de bandes armées comparables à ces Norvégiens qui tuèrent vers 790 le régisseur du roi Beorhtric. De tels groupes se déplaçaient sur quelques navires et représentaient un danger permanent. Néanmoins, ils ne pouvaient inquiéter sérieusement les principaux établissements de commerce, qui réunissaient dans un seul lieu des hommes nombreux dans la force de l'âge, eux-mêmes capables de se défendre et qui, outre leurs propres forces, pouvaient faire appel aux troupes des princes qui les protégeaient. La concentration des marchands dans des wiks était donc en elle-même un gage de sécurité ; en outre, ces wiks n'étaient jamais construits sur la côte, mais le plus souvent en fond d'estuaire, et une attaque surprise n'aurait pas été facile. Peut-être l'insécurité nouvelle, qui apparut à la fin du VIIIe siècle sur les côtes de l'Europe du Nord-Ouest, était due à un changement d'échelle – des expéditions soudain plus ambitieuses, plus nombreuses et mieux préparées – plus qu'à un changement profond des pratiques.
Le phénomène viking ne peut être résumé à l'irruption, pendant un peu plus de trois siècles, d'un « peuple de pirates ». Certes, c'est ainsi que les appelle une source franque du Xe siècle : l'historien Richer de Reims désigne le Normand Guillaume Longue-Épée (v. 927-942), fils de Rollon, comme duc, chef ou prince « des pirates »{80}. Mais cette mention isolée ne doit pas nous tromper et nous faire supposer que les Vikings étaient systématiquement perçus comme tels par ceux qu'ils agressaient : cette appellation est en effet donnée à Guillaume, un prince chrétien parfaitement intégré dans l'aristocratie franque, dont seules les origines scandinaves le distinguaient de ses pairs, et le titre de « chef des pirates » a ici un usage d'abord polémique.
Nos sources ne nous aident d'ailleurs pas à évaluer le phénomène avec impartialité : le plus souvent peu bavardes, lacunaires ou allusives, presque toujours écrites du point de vue des victimes des pillages, elles n'abordent qu'exceptionnellement les motivations de ces hommes qui se livraient à des expéditions maritimes ayant pour but ou pour effet le pillage des régions côtières. Selon leurs auteurs, les pillards sont toujours abominables et foncièrement mauvais, animés par la haine des monastères et du Dieu chrétien, voire dirigés par la main du démon. Pour entendre la voix des marins, seuls quelques textes sont aujourd'hui à notre disposition. Les stèles runiques que l'on a retrouvées dans presque toutes les régions où se sont implantés les Vikings, mais principalement sur l'île de Gotland et dans l'est de la Suède, nous donnent un aperçu des raisons qui ont poussé ces hommes à partir outre-mer : en effet, souvent érigées par les descendants ou les héritiers de ces hommes, elles rappellent leurs exploits, les routes qu'ils ont suivies, les contrées qu'ils ont visitées, éventuellement leur mort glorieuse au combat, et surtout la manière dont ils ont acquis leur statut et leurs biens. Ainsi, la motivation première de ces expéditions semble avoir été l'acquisition de richesses : on traverse la mer at afla sér fé, « pour acquérir des biens ». La richesse, plus encore quand elle est acquise dans de telles conditions, apporte à son détenteur prestige et influence.
Dans les sources occidentales, les pillards apparaissent donc d'abord comme des « hommes du Nord » (Normanni, Northmanni) ou des « païens » (pagani) : on insiste sur leur provenance et sur leur altérité plus que sur leurs pratiques. Or le mot « viking » (que nous préférons considérer comme un nom commun) ne désignait pas un peuple, mais une activité. Une telle expédition outre-mer, menée avec un ou plusieurs navires à l'initiative d'un chef, porte en effet en norrois le nom de víking (mot féminin), et celui qui y participe est un víkingr (mot masculin). Une víking couronnée de succès permettait d'abord de s'enrichir par le commerce, car on ne partait pas toujours à vide : au contraire, on emportait souvent des biens dont les régions situées plus au sud étaient demandeuses – lingots de métaux, balles de fourrures ou de plumes – et que l'on écoulait en échange de monnaies d'argent ou d'autres biens désirables comme le vin, le sel ou les épées franques, interdites d'exportation par les autorités carolingiennes mais qui faisaient de toute évidence l'objet d'une contrebande active puisqu'on les retrouve dans de nombreuses tombes scandinaves. On peut ainsi mettre en lumière le lien entre aventure, commerce officiel, commerce interlope, guerre et pillage que l'on retrouvera bien plus tard dans la flibuste antillaise.
Car une víking bien menée enrichissait aussi par des moyens plus violents, à travers la pratique du mercenariat et, bien entendu, par celle du pillage. Les chefs vikings les plus renommés, ceux qui s'étaient le plus enrichis dans leurs expéditions, étaient sans nul doute plus guerriers que marchands, mais ne rechignaient pas à l'idée de se mettre, au moins pour un temps, au service de souverains qui les payaient bien. Les Varègues (vikings suédois) poussèrent jusqu'à Constantinople et entrèrent dans la garde personnelle du basileus. Les sources franques et anglo-saxonnes sont remplies de ces Vikings « apprivoisés » qui se soumettent aux rois chrétiens en échange de terres et de trésors, et diverses sagas norroises nous permettent de suivre de près les carrières de quelques grands vikings. Ces textes en prose, écrits en Islande entre la fin du XIIe et le XVe siècle, ne brillent certes pas par leur fiabilité : elles tiennent plus du roman que de l'histoire scientifique, et ont tendance à magnifier leurs héros et à présenter leurs exploits sous un jour favorable. Mais elles montrent comment, à la fin du Moyen Âge, les Islandais imaginaient leurs ancêtres, leur rapport à la mer et à la guerre : pour eux, les grands vikings d'autrefois étaient des « rois de mer » (sækonung), des aristocrates, voire des membres de maisons royales, qui pour diverses raisons – concurrence en Scandinavie, goût de l'aventure et de l'exploit, appétit de richesses – tentaient leur chance sur la mer.
L'un des vikings les plus célèbres, Óláfr Haraldsson, le futur saint Olaf, serait ainsi le descendant d'un précédent roi de Norvège et aurait été baptisé outre-mer, peut-être en Normandie. Il eut une longue et fructueuse carrière de Viking dans les années 990 et 1000, en particulier en Angleterre où il pilla plusieurs villes, incendiant Cantorbéry et menaçant Londres. Il opéra pour son compte, au service d'autres princes scandinaves et pour le roi anglais Æthelred II. Il s'enrichit considérablement pendant cette période, amassant butin, rançons et soldes. Revenu en Norvège vers 1015, il utilisa les trésors, la flotte et les fidélités qu'il avait amassés pour s'imposer sur le trône. Contesté dans son nouveau royaume, il passa les quinze dernières années de sa vie à lutter contre les Danois : ces derniers parvinrent à l'abattre en 1030 lors d'une bataille navale. Souverain chrétien, tué par d'autres Scandinaves chrétiens, il fut alors considéré comme un martyr, et son culte se répandit rapidement parmi les communautés marchandes et maritimes des mondes nordiques, de la Baltique à l'Angleterre. Faire d'un tel personnage un simple pirate n'est pas très convaincant ; voir en lui le souverain légitime d'une royauté stable n'aurait pas de sens.
Comment ces « rois de mer » menaient-ils leurs expéditions ? Le principal instrument de leur puissance était sans conteste leurs navires, que de nombreux ouvrages modernes continuent à appeler à tort des « drakkars ». Le terme date en réalité du XIXe siècle et résulte d'une mauvaise transcription du terme norrois drekar, mot pluriel signifiant « dragons » et qui, dans certains poèmes, désigne par métonymie les navires aux proues ornées de figures fabuleuses. Or les Scandinaves du haut Moyen Âge avaient de nombreux mots pour désigner leurs navires : les bateaux marchands sont appelés skúta ou knørr, tandis que les navires armés pour le combat se nomment langskip, herskip, snekkja ou skeiä. Les plus grands, qui comptaient plus de trente bancs de nage et pouvaient transporter jusqu'à une centaine d'hommes en armes, servaient aux grandes expéditions de conquête, mais la snekkja, petit navire mobile, représentait de toute évidence le type de navire le plus adapté pour les opérations de piraterie en mer, côtière ou fluviale. Tous ces navires étaient construits à clin : les planches de bordage, qui se chevauchaient, étaient montées de part et d'autre de la quille avant que ne soient construits les couples qui formaient, avec les bancs de nage, la charpente du navire. Une rame de gouvernail à tribord, un mât et une unique voile rectangulaire complétaient l'ensemble. L'archéologie a permis de retrouver plusieurs de ces navires, dont certains ont pu être reconstitués et testés en haute mer : une réplique du navire trouvé dans la tombe de Gokstad, en Norvège, a même traversé l'Atlantique avec succès. La Tapisserie de Bayeux en représente un grand nombre, et leurs caractéristiques sont bien visibles sur la broderie.
Le bateau viking était un bateau stable, rapide et terriblement efficace. Il représentait une amélioration technique considérable par rapport aux navires bien plus simples qui avaient caractérisé le Nord jusqu'au VIIIe siècle : à l'instar du bateau de Nydam, construit au IVe siècle et retrouvé au XIXe, ces navires ne possédaient pas de voile. Une flotte ainsi constituée pouvait en quelques jours quitter la Norvège ou le Danemark, fondre sur un monastère, le mettre à sac et capturer les moines ou les moniales les plus jeunes et les plus valides, puis revenir en Scandinavie. Là, les membres de l'expédition pouvaient vendre leur butin dans un wik ou le distribuer à leurs parents, amis et clients. C'est au cours d'une telle víking que la vénérable abbaye de Lindisfarne, construite sur une île proche des côtes de l'actuel Northumberland, fut pillée et incendiée en 793, provoquant un émoi sans précédent dans toute l'Angleterre et, au-delà, jusqu'à la cour de Charlemagne. Évidemment, une connaissance préalable des routes maritimes, des amers, des courants et, tout simplement, des cibles elles-mêmes, est indispensable à de telles expéditions : il faut donc que ces pillards aient reconnu les routes et les lieux lors de traversées bien plus pacifiques, sans doute commerciales. Ayant observé le peu de difficulté que présentait une telle entreprise, ils revinrent en nombre et avec d'autres intentions.
Ces navires maniables et rapides étaient en outre caractérisés par un faible tirant d'eau qui, avec l'alliance de la voile et de la rame, leur permettait de remonter les fleuves loin à l'intérieur des terres : Paris, Aix-la-Chapelle ou Cologne furent pillées à la fin du IXe siècle par des flottes vikings. Mais il faut garder en mémoire que les Scandinaves ne combattaient pas seulement depuis leurs navires : une fois installée dans une région, une bande viking laissait généralement ses vaisseaux dans un havre protégé et surveillé, s'emparait de chevaux et rayonnait autour de sa base pendant plusieurs mois, voire plusieurs années. Le longphort ou forteresse côtière de Dublin, noyau de la ville actuelle, fut fondé au milieu du IXe siècle par des Vikings désireux à la fois de contrôler les rivages occidentaux de la mer d'Irlande, de garder le contact avec d'autres Scandinaves installés plus au nord dans les îles Hébrides.Ils bénéficiaient ainsi d'une base d'opération pour piller les monastères nombreux et opulents de la région.
Les Vikings se déplaçaient rarement en grandes armées, mais plutôt par petits groupes de quelques dizaines d'hommes. Les grands mouvements qui mirent en péril les royaumes anglo-saxons et francs dans les années 865-890 virent très peu de batailles rangées, car les pillards ne cessaient de négocier avec leurs victimes potentielles afin d'obtenir sans combat les richesses et le butin escomptés. La pratique fréquente de la capture pour rançon supposait aussi des pourparlers entre les pillards et l'entourage de leurs victimes. La Chronique anglo-saxonne évoque ainsi les négociations qui, en 1011-1012, se déroulèrent entre le Danois Thorkell le Long et les autorités anglaises autour de la rançon de l'archevêque de Cantorbéry, capturé lors du sac de la ville : seule la longueur des pourparlers, l'impatience des hommes et l'attitude intraitable du prélat conduisirent à la mort brutale de ce dernier, car la plupart du temps les otages de marque, qui représentaient une réelle promesse d'enrichissement, étaient correctement traités. En outre, ces « grandes armées vikings » étaient composées de bandes instables, qui se divisaient et se recomposaient fréquemment et n'avaient a priori aucune stratégie commune. Ce n'est qu'au tournant de l'an mille que les compétences et les ressources de très grandes flottes vikings furent mises au service d'une ambition unique et d'un projet politique commun qui n'avait plus rien d'un acte de piraterie : la conquête de l'Angleterre par les rois danois de la dynastie de Jelling.
Menacées par la piraterie scandinave, les autorités des régions ne restèrent naturellement pas inactives devant le danger. Certes, les royaumes irlandais et anglo-saxons, et même l'Empire franc, eurent beaucoup de mal à trouver des parades efficaces. Plus habitués à réunir eux-mêmes leurs armées pour des razzias (terrestres) chez leurs voisins saxons, slaves, italiens ou bretons, les Carolingiens se trouvèrent démunis face aux raids maritimes. Les côtes n'étaient pas défendues, et très mal surveillées : des défenses côtières existaient contre de tels risques, puisque Charlemagne fit à la fin de son règne une tournée d'inspection sur le littoral de la mer du Nord, mais tout indique qu'elles ne furent pas efficaces dans les décennies suivantes. L'une des premières mesures proprement militaires prises en réaction aux raids vikings fut de barrer les grands fleuves par le moyen de ponts fortifiés : celui de Pont-de-l'Arche en amont de Rouen, construit sur ordre de Charles le Chauve dans les années 860, n'arrêta pas l'imposante flotte qui remonta la Seine en novembre 885, mais les ponts de Paris les retinrent pendant près d'un an jusqu'à l'arrivée de l'armée du roi Charles le Gros. Ce dernier cependant préféra ne pas combattre les Danois et acheta leur retrait, une pratique courante de part et d'autre de la Manche.
L'entente avec l'ennemi représenta, et de très loin, la forme la plus courante de réponse aux pillages : sans risque pour le souverain, elle lui permettait de faire cesser les déprédations tout en faisant passer les pillards à son service. De nombreux chefs vikings furent ainsi baptisés et pourvus de terres ou de biens en échange de serments de fidélité à un roi franc ou anglais. Certains ne tinrent pas parole, mais tous ne furent pas infidèles par la suite : le Viking Rollon et ses descendants furent de fidèles soutiens des derniers Carolingiens. Dans d'autres régions marquées par l'absence d'autorités politiques fortes, les Vikings les plus talentueux s'établirent eux-mêmes comme rois et limitèrent les possibilités offertes à leurs compatriotes : Dublin fut ainsi, du milieu du IXe au milieu du XIe siècle, le centre d'un royaume hiberno-scandinave qui contrôla efficacement les régions côtières et les îles situées entre l'Irlande et la Grande-Bretagne. Ce royaume concentra un négoce important et nouveau dans ces régions jusqu'ici peu intégrées aux grands courants commerciaux, et parvint même à faire reculer l'insécurité en mer d'Irlande. De même, de nombreux Suédois s'imposèrent dans les régions situées à l'est de la mer Baltique, dans ce qui deviendrait plus tard la Russie.
La fin du phénomène viking n'a pas signifié la fin de l'insécurité sur les routes maritimes du Nord. La féodalité, dont résulta un morcellement encore plus fort des pouvoirs dans l'ancien royaume des Francs, coïncida avec le développement de droits seigneuriaux côtiers comme le droit d'épave. Sans créer les pratiques de piraterie, ces droits contribuèrent sans nul doute à les institutionnaliser et à les cristalliser. Les côtes de la Flandre, de la Hollande et de la Frise abritaient ainsi des communautés vivant des épaves maritimes qui, à l'occasion, ne rechignaient pas à provoquer les désastres qui les enrichissaient : les naufrageurs commencent en effet à apparaître dans les sources, opérant avec ou sans la sanction et la participation des autorités locales. C'est ainsi que le duc anglais Harold Godwinseson, le futur vaincu de la bataille de Hastings, fut capturé, emprisonné et rançonné par le comte Gui de Ponthieu lors d'un voyage sur le continent aux environs de 1064 : l'historien Guillaume de Poitiers, écrivant quelques années plus tard, nous explique d'ailleurs à cette occasion que « certains peuples des Gaules avaient été conduits par avarice à adopter cet usage exécrable, barbare et depuis longtemps étranger à toute justice chrétienne : ils tendaient des embuscades aux puissants et aux riches, les jetaient en prison, les torturaient et les humiliaient, puis après les avoir pratiquement menés à la mort, ils les relâchaient le plus souvent contre une forte rançon{81} ».
Les côtes flamandes ou néerlandaises servirent aussi, pendant tout le XIe siècle, de base de repli aux nombreux bannis et rebelles hostiles au pouvoir du roi anglais du moment. Tous les grands seigneurs anglais étaient alors en mesure de constituer une flotte et de recruter des équipages compétents sur leurs terres ou sur celles qui leur étaient confiées par le roi, et lorsqu'ils partaient en exil (une punition alors fréquente en cas de rébellion ou de soupçon de trahison), ils emmenaient avec eux leurs navires et leurs hommes. Osgod Clapa (c'est-à-dire « le rude »), issu de la haute aristocratie de l'est de l'Angleterre, fut exilé en 1046 et pendant une dizaine d'années, avec la bénédiction du comte de Flandre Baudouin V, il harcela les côtes anglaises. En 1049, il mouillait à Wulpe, une île au nord de Bruges, avec vingt-neuf navires. L'ayant appris, le roi Édouard le Confesseur rassembla une flotte dans le Kent et ordonna à ses ducs d'en faire autant dans le Sussex. Mais Osgod, laissant sa femme à Bruges sous la protection du comte Baudouin, traversa le détroit avec un détachement de six navires et ravagea l'Essex, évitant donc les flottes royales. Osgod Clapa était-il un pirate ou un rebelle ? Agissait-il pour son propre compte, pour celui du comte de Flandre ou par haine du roi Édouard ? Difficile à nouveau de répondre à ces questions : si l'on en croit le témoignage du chroniqueur Jean de Worcester, quand un navire d'Osgod fut saisi par la flotte royale, tout l'équipage fut massacré. Mais ce sort, habituellement réservé aux pirates, peut aussi se comprendre en cas de rébellion aggravée.
La piraterie était donc fréquente sur l'ensemble des mers du Nord au XIIe siècle. Les sources en situent les bases principalement dans trois régions : la mer d'Irlande, les Pays-Bas (au sens large) et les rives sud de la Baltique. En mer d'Irlande, la chute du royaume viking de Dublin dans le cours du XIe siècle signifia paradoxalement une recrudescence de l'insécurité. En 1113, une délégation de chanoines de Laon, en tournée en Angleterre pour récolter des fonds, passa par Bristol, alors en passe de devenir le premier port atlantique du pays. On les dissuada de se rendre à bord des quelques navires irlandais qui mouillaient au large de la ville car, leur dit-on, ils risquaient de se faire enlever et rançonner. Pendant tout le XIIe siècle, l'île de Man, les Hébrides et de nombreux points sur les côtes galloises, irlandaises et écossaises abritèrent des groupes de pillards que les « rois de Man et des Îles » – pourtant à la tête d'un royaume d'origine scandinave – ne parvenaient pas à contrôler, quand ils ne participaient pas eux-mêmes aux raids. L'affermissement du pouvoir anglais dans ces régions, en particulier après la conquête de l'Irlande en 1169-1171, permit peu à peu de faire reculer le phénomène, sans toutefois le supprimer entièrement : en 1218, le roi Ragnall de Man dut se rendre à la cour anglaise pour faire amende honorable au sujet des nombreux raids pratiqués par ses sujets.
De la Flandre à la Frise, les nombreuses îles et les deltas tortueux fournissaient des positions de repli quasiment imprenables, tandis que les riches villes de Flandre ou du Rhin représentaient des débouchés pour écouler les marchandises pillées. En 1047, Lothen et Yrling, deux hommes inconnus par ailleurs, traversèrent la mer avec vingt-cinq navires, pillèrent le port de Sandwich « où ils s'emparèrent d'un butin inouï en hommes, or et argent », firent une tentative dans le nord du Kent où la population se défendit efficacement, puis jetèrent leur dévolu sur les côtes de l'Essex, sur lesquelles ils prélevèrent à nouveau des hommes et du butin. Ils se rendirent alors en Flandre « où ils vendirent ce qu'ils avaient pillé », puis repartirent « vers l'est, d'où ils étaient venus{82} ». Étaient-ils frisons, saxons ou scandinaves ? Rien ne nous permet de le dire car leurs noms sont assez peu parlants, mais ils sont un bon exemple de ces pirates des côtes sud de la mer du Nord. Un siècle et demi plus tard, Eustache le Moine, fils d'un petit seigneur du Boulonnais, servit successivement l'Angleterre et la France et fit l'objet, après sa mort en 1217, d'un roman en langue picarde. Mais à nouveau, il est difficile de décrire Eustache comme un simple pirate : mercenaire autant que pillard, il vendait ses services au plus offrant.
Plus à l'est, les sources du XIIe siècle insistent sur l'importance de la piraterie wende. Mais, comme dans le cas des pillages vikings, il est difficile de parler de piraterie au sens strict : les raids qui menacèrent le Danemark ou la Suède furent menés à l'initiative de princes slaves tels que ce duc poméranien Ratibor, qui ravagea les côtes danoises jusqu'à la Norvège en 1135. Cette insécurité poussa les souverains danois et leurs agents à fortifier leurs côtes – Copenhague aurait été fondée en 1167 par l'évêque Absalon pour protéger le détroit du Sund contre les Wendes – même si ces forteresses servaient aussi, comme tout château, à contrôler le territoire et les populations locales. On protégea aussi les abords des principaux ports en construisant des barrières de pieux immergés ou en coulant des navires usagés : cela permettait de réduire le canal d'approche du port et de mieux en surveiller l'accès. C'est ainsi que, dans le fjord de Roskilde au Danemark, on coula vers la fin du XIe siècle cinq navires : étudiés à l'issue des fouilles sous-marines de 1962, ces navires représentent opportunément un panel des principaux types de bateaux vikings. Enfin les rois de Danemark portèrent l'offensive contre Rügen en ravageant systématiquement l'île et les côtes avoisinantes par des raids annuels entre 1160 et 1170, à l'issue desquels l'île fut conquise, soumise et christianisée.
Mais pouvons-nous vraiment, comme on l'a longtemps fait, parler de piraterie pour les raids des Wendes et de guerre défensive pour ceux des Danois ? L'historien danois Saxo Grammaticus, écrivant vers 1200, justifie en effet la guerre wende par le fait que ce peuple « d'esclaves et de voleurs » devait être puni et annihilé. Or dans les deux cas, un prince disposant de navires et pouvant réunir autour de lui ceux de ses alliés et vassaux, pillait et ravageait une côte ennemie ; les victimes étaient toujours réduites en esclavage et vendues outre-mer ; et de chaque côté les vainqueurs s'enrichissaient. Seules véritables différences, les Wendes étaient païens et n'avaient pas pour but de conquérir les côtes danoises. La croisade contre les Wendes, prêchée en 1147 et menée pendant plusieurs décennies par des Danois, des Polonais et des Allemands, fut au contraire une guerre d'extermination. L'accusation de piraterie venait à point pour justifier une entreprise de conquête doublée d'une croisade : quand des « pirates » wendes capturèrent un navire transportant des présents offerts par son beau-père au roi danois Valdemar Ier, la vengeance fut brutale et des villages entiers furent brûlés en représailles. En réalité, les Scandinaves n'étaient pas en reste : les Vitalienbrüder de l'île de Gotland, qui allaient défrayer la chronique des XIVe-XVe siècles par leurs pillages s'étendant de la Baltique à la Frise, eurent bien des prédécesseurs.