Guillaume Calafat
Maître de conférences en histoire, Université de Paris 1 Panthéon Sorbonne
Wolfgang Kaiser,
Professeur d'histoire moderne,
Directeur d'études à l'EHESS
Université Paris 1 Panthéon Sorbonne
Durant l'époque moderne, la piraterie et la guerre de course ne sont pas des phénomènes nouveaux en Méditerranée{206}. Bien au contraire, les razzias côtières ou les raids maritimes destinés à la capture du butin matériel et humain y apparaissent comme une composante ordinaire des économies urbaines et littorales des XIVe et XVe siècles{207}. Les autorités souveraines n'hésitent pas, en effet, à user de leur droit de « représailles », déléguant à des entrepreneurs de la violence maritime le pouvoir de venger et de réparer le tort fait à leurs sujets par des communautés qualifiées d'« ennemies ». Cet encadrement juridique de la rétorsion est censé distinguer le « corsaire », légitimé par une licence (une « lettre de marque », un passeport, une commission...), du « pirate », le hors-la-loi par excellence, celui que Cicéron appelle « l'ennemi de tous ». De même, les sources ottomanes distinguent également réguliers (levend voire korsan) et irréguliers (harami levend). Dans les faits, toutefois, les représailles sont souvent arbitraires et abusives, entraînant à leur tour de violentes répliques. Dans les sources médiévales et modernes, les termes « pirates » ou « corsaires » sont fréquemment employés sans distinction, y compris, par exemple, dans les licences qu'accorde le roi d'Aragon à ses corsaires à la fin du Moyen Âge{208}. Par ailleurs, les victimes ne différencient guère les pirates et les corsaires : « vous autres de Marseille êtes tous des larrons et accueillez les corsaires et pirates » (...vos autres de Masselha es tos layrons e si aculhes los corsaris e pirates) se plaint, en 1432, un marchand spolié par un marin marseillais, qui pouvait toutefois se mettre au service de sa ville en temps de disette{209}. On retrouve également cet usage simultané dans des patentes siciliennes du XVIe siècle, qui octroient aux pêcheurs et marins de Trapani l'autorisation « d'exercer la course et la piraterie en Barbarie » (exercendi cursum et artem piraticam in partibus Barbariae){210}. Il semble inadéquat d'opposer la course et la piraterie en se fondant uniquement sur des critères et définitions juridiques ; tout du moins est-ce imprudent historiquement parlant, notamment dans le cas de la Méditérranée L'emploi souvent conjoint des deux termes témoigne en réalité de procédés, de pratiques et d'objectifs sensiblement identiques : corsaires et pirates privilégient les assauts contre les navires marchands ou les bateaux de pêche pour s'emparer de leurs cargaisons et du butin humain, évitant dans la mesure du possible la rencontre et le combat avec d'autres corsaires ou, plus redoutés encore, avec des escadres ennemies. Comme l'expliquent des Provençaux au début du XVIe siècle, en affrontant d'autres corsaires, on ne gagne le plus souvent que des tonneaux vides (« de cossari à cossari non si gassanho que barilh »){211}.
Le théâtre méditerranéen se révèle ainsi un laboratoire particulièrement intéressant pour mettre à l'épreuve les catégories souvent labiles de « course » et de « piraterie ». Les débats, l'indétermination dans la qualification du phénomène, au cours des XVe et XVIe siècles, révèlent également les rapports de force complexes qui existent entre les différents pouvoirs rivaux de la région. À partir de la seconde moitié du XVe siècle, on assiste en effet à la montée en puissance et à l'expansion, terrestre et maritime, de l'Espagne et de l'Empire ottoman. L'affrontement entre les deux empires se teinte volontiers d'un motif religieux, celui d'une guerre sainte menée par les troupes du roi catholique, d'un côté, et par celles du sultan musulman, de l'autre. L'historiographie s'est notamment intéressée à cette course méditerranéenne spécifique que Michel Fontenay a proposé d'appeler, à partir d'un mot de la lingua franca méditerranéenne, le corso. « Forme de violence sur mer aux confins de la course et de la piraterie [...] pratiqué[e] à longueur d'année des deux côtés de la Méditerranée sous prétexte de guerre sainte contre l'infidèle », le terme corso traduit bien les ambiguïtés du brigandage maritime, en même temps qu'il offre une catégorie utile pour décrire la versatilité et l'alternance des activités corsaires et pirates en Méditerranée{212}.
Les grandes phases du corso méditerranéen sont bien connues, depuis les travaux de Godfrey Fisher, Alberto Tenenti, Salvatore Bono, Peter Earle et Michel Fontenay{213}. Au XVe siècle, durant la « Reconquista », les corsaires d'Afrique du Nord, épaulés par les Ottomans, attaquent les vaisseaux espagnols en Méditerranée occidentale, contribuant à étendre la frontière maritime ottomane{214}. Après la prise de Grenade en 1492, et pendant près de soixante-dix ans, le Maghreb devient alors le théâtre de conflits violents, depuis la prise d'Oran par les Espagnols en 1509, jusqu'à la conquête définitive de Tunis par la flotte turque d'`Ulūc `Alī en 1574. La conquête d'Alger par les frères `Arūḏj et Ḵhayr al-Dīn Barberousse (d'abord en 1517 puis, de manière définitive, en 1529 lorsque les Espagnols sont expulsés du Peñon d'Alger), la prise de Tripoli en 1551, puis celle de Tunis en 1574, contribuent à étendre l'aire d'influence ottomane à l'Afrique du Nord. En Méditerranée orientale, la prise de Rhodes par les troupes de Soliman le Magnifique en 1522 permet aux Ottomans de sécuriser la navigation entre Istanbul et l'Égypte et d'enlever l'un des derniers vestiges de la Croisade aux corsaires de l'ordre de Saint-Jean de Jérusalem{215}. Ces derniers se rabattent sur Malte, en 1530, où Charles Quint leur confie la mission de combattre le « Turc » et les « Barbaresques ». Les chevaliers se défendent vaillamment face à la marine ottomane lors du siège de l'île en 1565, et construisent La Valette en 1566 qui devient l'un des principaux pôles du corso catholique en Méditerranée{216}. En 1562, le Grand-duc de Toscane, Côme Ier de Médicis, fonde quant à lui, sur le modèle de l'ordre de Malte, l'ordre militaro-religieux des chevaliers de Saint-Étienne qui opère depuis le port de Livourne{217}.
Au cours du XVIe siècle, guerres d'escadre et guerres de course sont intimement liées ; elles constituent, pour mieux dire, deux facettes complémentaires de la guerre navale entre Espagnols et Ottomans. Les Maltais et les Toscans participent ainsi à la bataille de Lépante de 1571, aux côtés des escadres espagnoles, génoises et vénitiennes. Les corsaires d'Alger, puis ceux de Tunis et de Tripoli, sont, quant à eux, pleinement intégrés à la marine ottomane et à ses plus hauts postes de commandements. Les grands ru'asā', les grands capitaines de l'envergure de Barberousse, puis de Ṫurghūd, de Sālih Reis et d'`Ulūc `Alī, ont certes commencé leurs carrières comme corsaires, mais ils deviennent des amiraux de renom au service de l'Empire ottoman{218}. L'activité corsaire fait partie intégrante d'un cursus honorum naval qui ne hiérarchise pas nécessairement entre la « grande guerre » (la guerre d'escadre) et la « guerre inférieure » (la guerre de course), pour reprendre des expressions braudéliennes. Ḵhayr al-Dīn Barberousse, maître d'Alger, est par exemple nommé Premier Gouverneur (beylerbey) de la province par le sultan ottoman, puis gouverneur de la province des « îles » (Cezayir-i Bahr-i Sefid) en 1534 et amiral de la flotte ottomane (ḳapudan pasha ou kapudan-ı Derya). L'épisode de la collaboration entre la flotte française et celle de l'amiral ottoman, dans le cadre des guerres d'Italie et de l'alliance militaire entre François Ier et Soliman contre Charles Quint, est resté célèbre. La flotte ottomane sous le commandement du ḳapudan pasha Barberousse lance des expéditions à Mahon et Minorque en 1535, assiège Nice en 1543, hiverne à Toulon (septembre 1543-mars 1544), attaque Ostie, et conquiert l'île de Lipari en 1544. Sept cents prisonniers sont alors rançonnés dans les ports secondaires du nord-est de la Sicile : Messine est transformée pendant quelques jours en marché d'esclaves, où les familles peuvent tenter de racheter leurs proches.
Des années 1530 aux années 1570, les razzias ottomanes et maghrébines affectent donc davantage les populations et les économies littorales que les navires marchands. Les îles de la Méditerranée occidentale sous domination espagnole ou génoise, Sicile, Sardaigne, Corse, Baléares, sont particulièrement exposées. Les tours de guets y fleurissent, comme à Minorque, avec la construction du fort San Felipe, commencée en 1554, ou bien à Ajaccio en 1563 ou Cagliari en 1573. Ces fortifications sont dessinées par le même ingénieur, Giacomo Palearo, surnommé le Fratin{219}. Des villes comme San Lucido, en Calabre, ou Vieste et Manfredonia, dans les Pouilles, perdent près de 40 à 80 % de leurs populations{220}. Les villes et villages des littoraux sont sans conteste les zones les plus vulnérables, mais des incursions spectaculaires, à l'instar de celle menée depuis Francavilla en 1566, voient plus de six mille Turcs pénétrer jusqu'à une centaine de kilomètres à l'intérieur des terres. Loin de se réduire à de mauvaises rencontres en mer, les captures résultent souvent de véritables chasses à l'homme sur ces franges littorales et dans les îles. Car si les expéditions visent à piller les récoltes, à voler des animaux, il s'agit surtout de capturer des populations, non pas pour les réduire en esclavage, mais plutôt pour exiger des rançons payables immédiatement. La pratique de la rançon sur place est banale en Méditerranée. En Andalousie, cette pratique du rachat direct était appelée alafía, un mot d'origine arabe signifiant « grâce » et « pardon ». À Melilla, préside espagnol, on trouve d'ailleurs encore aujourd'hui une torre de la Alafía{221}. La menace endémique des razzias a non seulement laissé de nombreuses traces dans la toponymie méditerranéenne, mais aussi dans les croyances et les dictons populaires : dans la Naples du XIXe siècle, les chats noirs sont ainsi assimilés à des espions barbaresques !
L'historiographie considère généralement les années qui suivent les grands affrontements du début des années 1570 entre l'Espagne, Venise et l'Empire ottoman (à Famagouste, Lépante ou Tunis) comme une période de rupture, durant laquelle on assiste en effet à une véritable explosion du corso. Dans une perspective braudélienne assumée, Alberto Tenenti explique ainsi qu'à la fin du XVIe siècle, Madrid se focalise désormais sur l'espace atlantique, quand Istanbul regarderait surtout du côté de la frontière orientale, disputée avec la Perse safavide : « la carence des deux principaux gendarmes de la Méditerranée va donner libre jeu aux tenants du corso traditionnel » (M. Fontenay). Plus généralement, le XVIIe siècle est une période de recomposition et d'indétermination politique et économique en Méditerranée, où aucune puissance ne semble véritablement dominer et prendre le dessus sur les autres.
À ces raisons militaires et politiques, s'ajoutent des mutations technologiques dans la navigation méditerranéenne : au début du XVIIe siècle apparaissent en effet les « bertones », ces « vaisseaux ronds » venus de l'Atlantique, plus mobiles, rapides et manœuvrants que les galères méditerranéennes et rapidement appropriés par les marines d'Afrique du Nord{222}. D'après le Vénitien Giovanni Battista Salvago, vers 1625 la marine d'Alger est ainsi composée d'une centaine de vaisseaux ronds, pour six galiotes à rame. Ces nouveaux modes de naviguer vont de pair avec l'implantation au Maghreb de nouveaux acteurs au cours des années 1604-1609. On peut citer le corsaire flamand Simon Dansa (ou Danser), propriétaire de trois à quatre bertones à Alger, ou les Anglais Henry Mainwaring et John Ward à Tunis. Forts de ces nouveaux types d'embarcation et d'une flotte importante, les corsaires d'Afrique du Nord s'aventurent également dans l'espace atlantique. L'épisode le plus célèbre et marquant est sans doute le raid des corsaires marocains de Salé en Islande en juin-juillet 1627, mené par Murād Reis. Ce capitaine d'origine hollandaise est également connu sous le nom de Jan Janszoon van Haarlem, et parvient à faire plusieurs centaines de captifs islandais et danois{223}. En 1631, les corsaires nord-africains saccagent également Baltimore, un petit village près de Cork, en Irlande, où ils font plus de cent captifs. Le 7 août 1634, le Père Dan voit « partir d'Alger une flotte de vingt-huit de ces navires, les plus beaux et les mieux armés qu'il fût possible de voir. Ils firent voile en Ponant, pour aller attendre les vaisseaux bretons, normands et anglais qui en ce temps-là vont d'ordinaire en Espagne, pour y charger des vins, des huiles et des épiceries » (Histoire de Barbarie et de ses corsaires, 1649). Les corsaires d'Alger et de Salé font ainsi peser une menace constante, durant ces années, sur les routes commerciales qui relient la Manche et l'Atlantique à la Méditerranée : Hollandais, Hanséates, Anglais ne sont ainsi pas épargnés par le corso nord-africain.
Parallèlement à cette évolution du contexte politique méditerranéen et ces transformations de la navigation, on assiste également à un autre phénomène d'ampleur, souvent rapporté par l'historiographie aux transferts de compétence techniques, à savoir l'ascension au sein des équipages corsaires de marins et de capitaines convertis à l'Islam – ceux que les sources européennes appellent péjorativement « renégats ». Leur rôle ne doit bien évidemment pas être exagéré, tant ils alimentent la phobie de la conversion, de l'hérésie et de la trahison dans les récits des voyageurs et des rédempteurs. Néanmoins, on ne peut que constater leur importance croissante au sein de la marine d'Alger, à l'instar de Māmī Arnawṭ (célèbre pour avoir capturé Miguel de Cervantes), Murād Raïs, Murād Qûrçû, Hasan Qalfāt, `Alī Bičenīn, ou encore `Alī Canary. Le phénomène de conversion progresse de la fin du XVIe siècle au milieu du siècle suivant ; passée la première moitié du XVIIe siècle, les conversions se raréfient. Le frère bénédictin espagnol Diego de Haëdo, auteur d'une Topographie et histoire d'Alger (1581), dresse ainsi une liste du « nombre des corsaires et de la quantité de galiotes qu'ils possédaient en l'année 1581 ». Il dénombre trente-cinq corsaires et trente-six galiotes de quinze à vingt-huit bancs. Seules dix galiotes appartiennent à des « Turcs », et Haëdo, comme nombre d'auteurs européens à sa suite (tels Salvago ou le Père Dan), insiste fortement sur le poids des corsaires convertis, originaires de Grèce, d'Albanie, de Corse, d'Espagne, de Gênes, de Venise, de Provence, ou de Hongrie, à l'instar de Dja`far Pasha, « roi d'Alger » en 1581.
Nombre et origine des corsaires d'Alger en 1581, d'après Diego de Haëdo.
No |
Propriétaire |
Origine |
Précision |
Nombre de bancs |
---|---|---|---|---|
1 |
Djafar |
Hongrois |
roi d'Alger |
24 |
2 |
Mami Arnaout |
albanais |
capitaine de la mer |
22 |
3 |
Murād |
français |
esclave (serviteur) de Mami Arnaout |
22 |
4 |
Dali Mami |
Grec |
|
22 |
5 |
Murād Raïs |
Albanais |
dit Le Grand |
24 |
6 |
Ferou Raïs |
Génois |
|
18 |
7 |
Murād Raïs Maltrapillo |
Espagnol |
|
22 |
8 |
Aïssa Raïs |
Turc |
|
18 |
9 |
Arapsa Raïs |
Turc |
|
15 |
10 |
Amissa Raïs |
Turc |
|
20 |
11 |
Murād Raïs |
Grec |
dit le petit |
18 |
12 |
Sinan Raïs |
Turc |
|
22 |
13 |
Youssuf Raïs |
Espagnol |
|
22 |
14 |
Agibali |
Turc |
|
18 |
15 |
Hassan |
Génois |
esclave (serviteur) d'un marabout |
28 |
16 |
Kaïd Daoud |
Turc |
|
20 |
17 |
Kaïd Khader |
fils de converti |
|
23 |
18 |
Kaïd Giger |
Turc |
|
22 |
19 |
Marjamami |
Génois |
|
18 |
20 |
Mamidja |
Turc |
|
18 |
21 |
Kaïd Mohammed |
Juif |
|
15 |
22 |
Mamidja |
Génois |
|
18 |
23 |
Mami Raïs |
Vénitien |
|
22 |
24 |
Mami Gancho |
Vénitien |
|
20 |
25 |
Mami Corso |
Corse |
|
20 |
26 |
Mami Calabrès |
Calabrais |
|
22 |
27 |
Paduan Raïs |
fils de converti |
|
22 |
28 |
Kadi Raïs |
Turc |
|
22 |
29 |
Donardi |
Grec |
|
29 |
30 |
Djafar Montez |
Sicilien |
|
22 |
31 |
Hassan Ginoes Fornaro |
Génois |
|
15 |
32 |
Kari Raïs |
Turc |
|
18 |
33 |
Kaur Ali |
fils de converti |
|
22 |
34 |
Yussuf Remolar |
Napolitain |
|
20 |
35 |
Djafar |
Génois |
|
20 |
Après avoir dressé cette liste, Haëdo ajoute :
« Il y a d'autres corsaires montant des frégates ou brigantins de huit à treize bancs, navires que l'on construit ordinairement à Cherchel, port situé comme nous l'avons dit à 60 milles à l'ouest d'Alger et où il y a une grande quantité de bois de construction. Les ouvriers qui construisent ces navires sont des Maures originaires de Grenade, Valence et Aragon, dont Cherchel est tout à la fois remplie et peuplée. La plupart d'entre ces hommes sont à la fois patrons et capitaines de leurs bâtiments, car étant nés en Espagne, ils sont très pratiques des ports et côtes de ce pays. »
Le bénédictin insiste sans surprise sur les compétences techniques des Morisques d'Alger ayant fui l'Espagne – un motif qui revient de manière fréquente dans sa Topographie pour souligner l'idée de leur combat continuel contre les Espagnols. Cela étant, il est vrai que les Morisques originaires d'Aragon (les « Tagarins ») constituent un groupe d'armateurs puissants à Alger tout au long du XVIIe siècle.
Lemnouar Merouche, auteur d'une monographie de référence sur le corso algérois, avance l'idée que la course prend un « caractère privé nettement prononcé » à partir des années 1570-1580, bien qu'une partie des fonds publics, sous la pression de la corporation (la ṭā'ifa) des corsaires soit directement destinée à nourrir les chiourmes et à développer les infrastructures portuaires (arsenal, magasins, etc.){224}. Aussi, de 1580 à 1640, les estimations sur l'état de la flotte d'Alger oscillent entre soixante et quatre-vingts navires. D'après Merouche, les années de pointe correspondent à la période 1607-1629 durant laquelle les corsaires d'Alger ramènent chaque année entre soixante-dix et cent embarcations, avec un pic en 1620, où sont pris cent vingt-cinq navires. À Tunis, nombre d'armateurs impliqués dans le corso font partie de l'élite de la Régence tels Yūsuf Dey, Ustā Murād Dey « Genovese », ou Murād Bey « Qūrsū ». Durant les années 1610, les galères de Tunis sont au nombre de six, sans compter quelques galions, fustes et brigantins ; on compte sept galères dans les années 1620 ; dans les années 1630, le père Dan les estime à cinq. Comme il l'explique, on appelle communément cette flotte « les galères de Bizerte », du nom du port où elles hivernent, en raison du double abri qu'offrent le lac et la forteresse. L'inspecteur des Douanes et magistrat de la Santé de Livourne, Ottavio Cappelli, écrit à Florence pour relater les « sorties » de la flotte de Bizerte. Il relate notamment une expédition sous le commandement du kapudan Ustā Murād, à la fin du mois de juin 1625 : aux abords de Syracuse, les six galères de Bizerte combattent contre cinq vaisseaux maltais ; près de vingt chevaliers périssent durant le combat et les Tunisiens sortent victorieux, emportant avec eux deux navires de l'Ordre, la Patrona et la San Francesco. D'après le récit de l'affrontement envoyé au secrétaire du Grand-duc de Toscane, la bataille coûte néanmoins cher aux galères de Tunis qui ne peuvent reprendre la mer qu'après plusieurs mois de réparation (Arch. di Stato di Firenze, Mediceo del Principato, 2145, fo 206).
Durant cette période, les attaques des corsaires d'Alger et de Tunis se multiplient donc sur les côtes italiennes et espagnoles, ainsi que sur les îles de Méditerranée occidentale (Baléares, Corse, Sardaigne et Sicile), non sans se heurter parfois à de violents assauts. En 1609, par exemple, les Espagnols de don Luis Fajardo et les Français s'en prennent au port tunisien de La Goulette, où ils brûlent près de trente embarcations. La Goulette est à nouveau visée en 1612. Deux ans plus tard, le même Fajardo, à la tête d'une centaine de vaisseaux et de cinq mille soldats, prend le port marocain de La Mamora. En ce qui concerne Alger, les pertes infligées dans les années 1630 par les flottes européennes (essentiellement vénitiennes, espagnoles et françaises) marquent un relatif coup d'arrêt de la course algéroise, accentué par la défaite navale de Négrepont de 1647 au début de la guerre de Candie. La flotte d'Alger est mobilisée par l'Empire ottoman dans sa lutte contre la République de Venise, et les activités corsaires en Méditerranée occidentale se trouvent ainsi considérablement réduites durant les années 1640.
Alors qu'elle est essentiellement publique au XVIe siècle, on observe à Malte un phénomène sensiblement identique de croissance de la course privée au début du XVIIe siècle. L'activité des Maltais – qu'ils soient membres de l'Ordre ou laïcs – représente ainsi 73 % de la course maltaise du premier XVIIe siècle{225}. L'Ordre octroie des patentes aux armateurs pour armer en course a danno d'Infedele et arborer le pavillon maltais moyennant l'acquittement de la dîme, c'est-à-dire un dixième du butin. La flotte des chevaliers s'est agrandie au XVIIe siècle : la marine gérosolomitaine compte cinq galères en 1596, six en 1628 et sept en 1651. De même, si trois cents chevaliers vivaient à Rhodes avant la prise de l'île par les troupes de Soliman le Magnifique, Malte en dénombre environ six cents au XVIIe siècle. La croissance démographique est également un bon indicateur du développement de l'île : près de 60 000 habitants peuplent Malte en 1670 (malgré les épidémies de peste fréquentes et les famines endémiques), quand elle n'en comptait qu'à peine 30 000 en 1590. Entre 1605 et 1635, près de quatre cents patentes ont été octroyées à des corsaires privés par les autorités maltaises ; l'île leur offre un pavillon, un tribunal, des infrastructures portuaires : parmi eux, nombre de Corses, de Livournais, de Marseillais qui croisent dans l'Archipel et au Levant, en mer Ionienne et sur le littoral africain. La course toscane des chevaliers de Saint-Étienne culmine elle aussi à la même période, autrement dit de Lépante à la guerre de Candie : les galères toscanes mènent des raids jusqu'à Chios en 1599, à La Preveza en 1605, ou encore à Annaba en 1607. L'armement privé n'est pas en reste : des capitaines anglais, tels que Kenelm Digby ou Richard Gifford, obtiennent des commissions du Grand-duc de Toscane pour combattre les « Barbaresques ». En outre, le port de Livourne, réputé pour ses franchises douanières, joue à l'époque un rôle important de carrefour de revente des prises en Méditerranée occidentale, en plus d'être un lieu de résidence privilégié des corsaires « nordiques ». Ainsi que le rapporte Pierre Grandchamp, le drogman vénitien Salvago pointe, dans sa relation au Doge, les connivences des marchands et « receleurs » livournais :
« Il y a en résidence à Alger et à Tunis des marchands [qui] achètent toutes les marchandises de prises et les envoient à l'échelle absolument franche de Livourne [...] C'est la véritable source de la course, [sans cela] les marchandises de prise moisiraient en Barbarie et l'ardeur des corsaires se refroidirait d'un butin inutile. »
Outre le Grand-duc de Toscane, le duc de Savoie offre lui aussi l'hospitalité aux marins anglais : le redoutable pirate Peter Easton, qui croise habituellement dans l'Atlantique, se rend dans le port de Villefranche en mars 1613 pour vendre le butin de ses prises. Il propose ensuite d'armer une flotte au service du duc Charles-Emmanuel.
Cet apogée de la course maghrébine, livournaise et maltaise, des années 1580 aux débuts de la guerre de Candie en 1645, ne doit pas masquer le caractère général du phénomène en Méditerranée durant cette période et, plus généralement, durant tout le XVIIe siècle. Alberto Tenenti a ainsi indiqué la recrudescence de la course gréco-turque de Leucade et des Albanais de Valona (Vlorë) ou de Durazzo (Dürres) au tournant des XVIe et XVIIe siècles. Leurs proies principales sont les vaisseaux vénitiens, généralement pris dans le détroit d'Otrante, mais parfois dans les zones plus septentrionales de l'Adriatique. C'est précisément au nord du « golfe de Venise » que des pirates chrétiens, les Uscoques, établis à Senj en Croatie, s'emploient à gêner la navigation de Venise, des Ragusains et des Ottomans dans l'Adriatique. Encouragée par les Habsbourg après la paix vénéto-turque de 1573, la piraterie uscoque culmine au début du XVIIe siècle. Il faut attendre la fin de la guerre de Gradisca, ou « guerre des Uscoques » (1615-1617), pour que l'Empire et la Sérénissime mettent conjointement un terme aux déprédations des pirates croates, en décidant de les déporter en Croatie intérieure{226}.
Le nombre des razzias tend à diminuer au cours du XVIIe siècle, à mesure qu'on renforce les systèmes de défense côtiers en Méditerranée. On compte environ 5 000 tours en Italie du Sud et sur les îles ; rien qu'en Sicile, on en trouve 137, autrement dit une tour tous les huit ou neuf kilomètres en moyenne. Les règlements insulaires de l'Empire ottoman organisent également un système de surveillance des côtes contre les « brigands des mers » ou les « pirates » (harami levend) qui prend appui sur les îles importantes et stratégiques de la mer Égée, telles que Lemnos, Mytilène, Rhodes, Cos, ou Chypre. Outre les forteresses de guets et les garnisons installées sur les îles, les populations locales – en particulier les habitants des lieux élevés – servent de sentinelles et sont chargées d'envoyer des signaux sous forme de feux lorsqu'apparaissent des voiles suspectes à l'horizon{227}.
Malgré ces dispositifs, le corso n'en demeure pas moins une activité qui affecte grandement la navigation et les trafics en Méditerranée – même s'il est difficile, voire impossible, de donner une estimation fiable de ses retombées économiques. En 1599, les galères de Bizerte prennent le galion marseillais Saint-Jean-la-Fleur-de-Lys et sa cargaison estimée à 20 000 écus. Selon certaines sources françaises, les corsaires tunisiens auraient capturé neuf vaisseaux en 1611, huit en 1612, douze en 1614 et seize en 1619{228}. Les corsaires d'Alger, quant à eux, auraient capturé 963 navires de 1613 à 1622, dont 447 navires hollandais, 120 espagnols et 253 français{229}. Le Père Dan, rédempteur trinitaire, estime que les corsaires algérois ont capturé environ 80 navires de différents types entre 1628 et 1634. Wijnant de Keyzer, consul hollandais à Alger, avance lui un chiffre de 125 prises algéroises entre 1618 et 1620, dont 76 pour la seule année 1620{230}. Sans doute les consuls, les marchands, les assureurs, les rédempteurs de captifs surtout, grossissent parfois ces chiffres pour marquer les esprits et mobiliser davantage de capitaux pour le rachat des prisonniers de la course ; ces estimations permettent néanmoins de se faire une idée de la menace endémique que fait peser le corso sur les échanges en Méditerranée.
À Tunis, le commerce des produits issus des prises (bateaux, marchandises, monnaies, esclaves...) constitue une activité potentiellement lucrative pour les armateurs, les capitaines et les principales autorités de la Régence. Sadok Boubaker a calculé qu'en 1605, la moitié des bateaux vendus à l'encan le sont par le dey de Tunis, `Uṯhmān Dey (1593-1610) ; en 1608, le dey écoule les trois quarts des prises vendues dans la Régence. Son successeur, Yūsuf Dey (1610-1637) met aux enchères le tiers des bateaux capturés en 1617. L'activité corsaire est globalement un secteur dynamique qui peut favoriser la circulation des biens et des marchandises, mais aussi celle du numéraire et du crédit en Méditerranée. De même, la capture de certaines marchandises – comme le blé en période de disette ou bien certaines matières premières – peut être profitable, sans parler de la force de travail tirée de l'esclavage. Cependant, malgré certains profits spectaculaires, le corso n'est pas toujours rémunérateur, sans oublier qu'il s'agit d'une activité coûteuse, risquée et donc très aléatoire. Michel Fontenay a ainsi démontré que la course est « une activité financièrement déficitaire pour l'Ordre de Malte », qui compte bien davantage sur les revenus issus de ses six cents commanderies (réparties essentiellement en Espagne, au Portugal, dans les États italiens et le Royaume de France) que sur les prises rapportées par ses corsaires. Le Grand-duché de Toscane peine quant à lui à entretenir les galères de l'Ordre de Saint-Étienne, dont l'activité diminue dès les années 1620-1630 pour ne se concentrer essentiellement que sur la surveillance du littoral toscan et sur des opérations de police maritime. À Tunis, le pouvoir beylical aurait, à compter des années 1640, de moins en moins investi dans les affaires maritimes, pour développer les recettes liées à l'exploitation foncière ainsi que les ponctions fiscales. Les périodes d'activités corsaires étaient « trop courtes et trop espacées pour constituer un fondement économique durable »{231} ; le pouvoir local aurait développé « son assiette continentale au point de faire de la course une source de revenus secondaires »{232}. Si la place de la course semble plus importante dans l'économie des autres régences ottomanes du premier XVIIe siècle, et plus particulièrement à Alger, il ne faut pas l'hypertrophier : non seulement, l'armement en course nécessite de lourds investissements, qu'il n'est pas toujours aisé d'apprécier et de prendre en compte dans la pesée globale des bénéfices ; mais, en outre, le corso maghrébin enrichit grandement des « receleurs » européens (marseillais, livournais, anglais et hollandais), qui ont noué des contacts privilégiés dans les Régences et savent tirer profit de leurs positions intermédiaires.
Faut-il en conclure, avec Michel Fontenay, que « le corso méditerranéen des Temps Modernes est une activité de gagne-petit, sans vraie gloire ni gros profit, à laquelle on ne se voue faute de mieux » ? La course serait, de ce point de vue, une activité de substitution, qui viserait à compenser l'absence de développement d'une marine marchande dans les « États corsaires » méditerranéens. S'il convient en effet de remettre en question les profits souvent exagérés du corso, qu'en est-il de la « gloire » et des motivations religieuses des corsaires en Méditerranée ?
Comme pour l'économie, il faut dresser un tableau nuancé. D'un côté, l'idée de Croisade est de plus en plus contestée au XVIIe siècle, à mesure que les États d'Europe occidentale nouent des relations diplomatiques directes avec l'Empire ottoman et ses provinces du Maghreb. Ainsi, le « péril turc » semble s'éloigner en Méditerranée, et les appels à la Croisade deviennent peu à peu des exercices rhétoriques, destinés surtout à justifier idéologiquement le maintien de l'activité corsaire et la levée de subsides par les ordres militaro-religieux. Lemnouar Merouche tend également à relativiser l'importance du jihād chez les corsaires algérois, et insiste davantage sur la perspective de gains matériels que le corso permet d'entrevoir. D'un autre côté, s'il est difficile de mesurer la part des motivations religieuses réelles des corsaires, il ne faut pas pour autant les évacuer : au « boulevard de la chrétienté » maltais, répond symétriquement le dār al-jihād, ou jazā'ir al-maghāzī algérois, le « boulevard de la guerre sainte ». L'historiographie officielle de l'Ordre de Malte comme les chroniques de Tunis et d'Alger exaltent aux XVIIe et XVIIIe siècles la mémoire des grands chevaliers, des grands corsaires et des victoires marquantes. Le fait qu'une partie notable des équipages corsaires maghrébins soit commandée par des « renégats » ne signifie pas davantage qu'il faille remiser les motivations religieuses des ru'asā', à moins de considérer de manière réductrice que la conversion à l'islam est systématiquement instrumentale. Au reste, la situation est quelquefois particulièrement complexe, comme le rappelle celle des Grecs des îles égéennes considérés comme sujets du sultan et schismatiques par les uns, et mécréants par les autres. Toutefois, dans le cas de Patmos au XVIe siècle, étudié par Nicolas Vatin, « on n'y rencontre pas de corsaires d'Occident [...] ce sont toujours des marins nés ou installés dans la région, des individus venant des côtes d'Anatolie. Nous sommes ici dans un tout petit monde où chacun se connaît ». Il en va autrement au XVIIe siècle quand la fin de la guerre navale contre l'Espagne provoque l'invasion de la Méditerranée orientale par les corsaires d'Occident. Ceux-ci qui hivernent dans les Cyclades en cohabitant avec les insulaires, les rançonnant ou faisant affaire avec eux, quittent au printemps ces zones de guet pour fondre sur leurs proies qui empruntent les grandes routes maritimes.
La dimension mercantile du corso transparaît de manière saillante à travers la lucrative « économie de la rançon »{233}. Daniel Panzac avance le chiffre – sans doute sous-estimé – de 180 000 captifs pour la période qui s'étend de 1574 à 1644, donnant ainsi une idée de l'ampleur du phénomène dans la mer Intérieure{234}. L'économie de la rançon, qu'elle soit le fait des rédempteurs de captifs ou d'intermédiaires privés spécialisés, permet en particulier aux marchands catholiques d'obtenir des licences pour commercer au Maghreb et dans l'Empire ottoman, malgré les bulles pontificales In Cœna Domini qui interdisent les échanges de certains produits avec « l'Infidèle » sous peine d'excommunication. Le rachat des captifs crée également des associations entre marchands musulmans, juifs et chrétiens pour l'acheminement du crédit et le paiement des rançons de part et d'autre de la Méditerranée. Il n'est ainsi pas rare que les armateurs de navires corsaires soient également de riches marchands, à l'instar d'Ustā Murād à Tunis. C'est là d'ailleurs toute l'ambiguïté du corso méditerranéen, à la fois entrave et « lubrifiant » du commerce. En effet, contrairement à ce que l'on pourrait penser de prime abord, il ne s'agit pas d'une simple économie de prédation et de pillage, ni même d'un frein absolu pour les échanges marchands. La course et son corrélat – le commerce des captifs et du butin – crée, par la force des choses, des accommodements qui transcendent les barrières religieuses et normatives.
Loin d'être reléguée au rang de périphérie de l'économie mondiale, la Méditerranée demeure au XVIIe siècle un espace de négoce attractif, objet d'âpres concurrences intra-européennes pour l'obtention de marchés ou de débouchés commerciaux. Par ailleurs, de la guerre de Candie (1645-1669) à celle de Morée (1684-1699), en passant par la guerre de Hollande (1672-1679) et la guerre de la Ligue d'Augsbourg (1688-1697), peu d'années s'écoulent sans que la Méditerranée ne soit le théâtre maritime des nombreux conflits européens de la seconde partie du siècle. Plusieurs grandes batailles navales ont ainsi lieu dans la mer Intérieure, à l'instar de la bataille de Livourne de 1653 (mettant aux prises Anglais et Hollandais), ou des batailles d'Agosta et de Palerme en 1676 (entre Français, d'un côté, et Espagnols et Hollandais, de l'autre). Le corso joue bien évidemment un rôle significatif dans ce contexte de rivalités militaires et économiques accrues et les puissances européennes n'hésitent alors pas à s'appuyer sur les corsaires maghrébins pour affaiblir leurs concurrents en Méditerranée. En effet, dès le début du XVIIe siècle, la France, les Provinces-Unies puis l'Angleterre commencent à traiter directement avec les provinces ottomanes, à mesure que la Porte paraît de moins en moins apte – par incapacité militaire ou par choix politique ? – à faire respecter les clauses des Capitulations qui interdisent aux corsaires d'Alger, de Tunis et de Tripoli d'attaquer les navires battant le pavillon des « nations » protégées par le sultan. Ces relations diplomatiques directes avec les Régences organisent la protection des navires et des marchands européens en Afrique du Nord, en même temps qu'elles contribuent à la reconnaissance progressive de l'autonomie des puissances du Maghreb{235}.
Les traités de paix et de commerce européo-maghrébins organisent également un système complexe d'alliances et de ruptures, qui contribue au maintien de l'activité corsaire en Méditerranée occidentale durant la seconde moitié du XVIIe siècle. Comme l'explique un proche du dey d'Alger à l'envoyé hollandais chargé de négocier une paix avec la Régence au milieu des années 1670, Alger ne peut être en paix conjointement avec la France, l'Angleterre et les Provinces-Unies. En termes de politique intérieure, il s'agit de ne pas mécontenter le puissant groupe des armateurs corsaires, de la corporation des capitaines, et des propriétaires d'esclaves ; à l'extérieur, les autorités d'Alger craignent de se voir imposer des conditions économiques et diplomatiques désavantageuses et dissymétriques dans le cas d'une paix simultanée avec les trois principales puissances navales d'Europe occidentale. Car force est de constater la multiplication des démonstrations de force des marines européennes en Afrique du Nord à partir de la seconde moitié du XVIIe siècle. Si la tentative française de débarquement à Djidjelli en 1664 est un échec cuisant, des escadres anglaises et françaises se rendent à Alger à plusieurs reprises pour imposer, plutôt que négocier, des traités de paix avec la Régence. Les flottes anglaises de John Lawson (au début des années 1660), puis de John Narbrough (à la fin des années 1670) croisent au large d'Alger, Tunis et Tripoli pour obtenir – ou, tout du moins, tenter d'obtenir – la ratification de traités de paix et de commerce avec les provinces ottomanes du Maghreb. Les Français de l'amiral Duquesne puis du maréchal d'Estrées, n'hésitent pas, quant à eux, à aller bombarder Alger à plusieurs reprises, en 1682, 1683 et 1688 pour obtenir la libération des captifs et la cessation de la course{236}. Malgré l'inefficacité et le coût de cette stratégie à moyen et long terme, les démonstrations de force et les bombardements des marines européennes au Maghreb – française, anglaise, suédoise, hollandaise, espagnole, états-unienne, etc. – se poursuivent tout au long du XVIIIe siècle.
Il faut toutefois nuancer le préjugé tenace, en particulier dans l'historiographie de la période coloniale, d'une Régence d'Alger considérée comme un « nid de pirates », un repaire de corsaires impénitents. Par exemple, les autorités d'Alger justifient d'ordinaire la course en raison des nombreuses contraventions françaises aux accords de paix conclus avec la Régence : en effet, pour fournir les chiourmes des galères du Roi, les intendants à Toulon et Marseille n'hésitent pas à acheter, au mépris des articles de paix, des esclaves algériens, via notamment les marchés de Malte et de Livourne. Ces deux places, sièges des ordres militaro-religieux de Saint-Jean et de Saint-Étienne, demeurent en effet de hauts lieux de la course chrétienne contre le « Turc ». La course gérosolomitaine connaît même un net regain durant les années 1660-1690. À partir du registre de la Quarantaine de Malte entre 1655 et 1674, Michel Fontenay met en évidence deux secteurs d'activité principaux des corsaires privés arborant le pavillon maltais : une première zone qui s'étend de Rhodes jusqu'à Antalya, et une autre à proximité des ports du delta du Nil : Alexandrie, Rosette et Damiette. Chaque année, de 1655 à 1674, ce sont en moyenne près de 200 à 250 esclaves, musulmans mais aussi « schismatiques » (orthodoxes), qui sont acheminés à Malte. À Livourne, le Grand-duc de Toscane octroie des patentes aux navires qui arment in corso avec son étendard. Une liasse de passeports toscans enregistre ainsi soixante-deux patentes pour armer contre « l'ennemi commun turc » (a danno del Turco comun nemico). Près d'un tiers de ces patentes sont accordées à des capitaines corses, tels Giovanni Francesco Cardi, Domenico Franceschi ou encore Giovanni Bartolommei.
Patentes accordées par le Grand-duc de Toscane pour armer en course a danno del Turco (ASF, Mediceo del Principato, 2312, « Minute di Patentj per le Navj che armano in Corso con bandiera dj SAR »)
Date d'octroi |
Nom du capitaine |
Nom du navire |
Tonnage (en salme) |
---|---|---|---|
14/01/1645 |
Arrigo Antelmi |
Non précisé [NP] |
2 200 |
08/10/1645 |
Arrigo Antelmi |
San Jacopo |
2 000 |
12/08/1646 |
Jacomo Pacault d'Olonne |
San Francesco |
500 |
1646 |
Francesco di Marco, Corse |
NP |
NP |
19/02/1647 |
Arrigo Antelmi |
NP |
NP |
31/08/1647 |
Pietro Pietri, Corse |
Sant'Orsola |
1 500 |
14/08/1647 |
Capitano Franceschetti, Corse |
Sant'Anna e Sant'Orsola |
NP |
13/09/1647 |
Carlo Lovico, Corse |
Sant'Anna |
NP |
19/09/1647 |
Marino di Jacopo, de Livourne |
La Santissima Nunziata e animo del Purgatorio |
12 bancs |
19/09/1647 |
Teodorico di Flavio, de Livourne |
Brigantin Nostra Donna del Carmine |
|
10/01/1653 |
Giovanni Francesco Cardi, Corse |
La Madonna del Montenero |
1 000 |
10/01/1653 |
Giovanni Francesco Cardi, Corse |
San Francesco |
1 000 |
22/04/1653 |
Giovanni Maria Cardi, Corse |
San Francesco e la Madonna di Montenero |
800 |
21/11/1653 |
Arrigo Antelmi |
Madonna di Montenero, San Giuseppe e San Jacopo |
1 600 |
21/11/1653 |
Arrigo Antelmi |
San Jacopo |
2 000 |
Ermano di Teodoro Been, de Hambourg |
San Giovanni Evangelista |
2 000 |
|
NP |
Stefano Toiani, de Piombino |
Santa Ferma |
18 et 19 bancs |
11/09/1657 |
Ugone Crivillier, Français |
La Madonna delle Gratie |
880 |
25/08/1657 |
Samuel Carintone, Anglais |
Saète Giesù, Maria, Giosef |
NP |
01/08/1675 |
Domenico Franceschi, Corse |
Nostra Signoria d'aiuto et L'Almirante San Niccolò |
NP |
16/05/1672 |
Matteo Biringuier, de Sienne, Chevalier de Saint Étienne |
Nostra Signora de Sette Dolori |
1 200 |
1672 |
Giovanni Francesco Cardi, Corse |
NP |
NP |
NP |
Giuliano Regolini et Antonio Martini |
La Madonna di Monte Nero |
NP |
05/1661 |
Giovanni Marini |
La Madonna di Montenero |
NP |
05/05/1646 |
Giovanni Francesco Cardi, Corse |
San Giovanni Battista |
1 400 |
14/07/1652 |
Lorenzo Morro |
Giesù, Maria, Sant'Anna |
NP |
15/11/1653 |
Arrigo Tortiello et Lorenzo Antelmi |
San Jacopo |
2 000 |
15/12/1653 |
Antonio de Lemos |
San Francesco |
2 000 |
15/12/1653 |
Tommaso Bianchi |
NP |
NP |
15/11/1653 |
Arrigo Antelmi |
La Madonna di Montenero, San Giuseppe e San Jacopo |
1 600 |
14/09/1654 |
Giuliano Riguerino, Corse |
La Madonna di Montenero |
2 000 |
23/07/1675 |
Francesco Barbieri |
La Madonna di Montenero |
1 600 |
Domenico Franceschi |
Principe del Cielo |
1 500 |
|
10/03/1673 |
Giovanni Porata, Corse |
Orologio di Mare |
1 500 |
17/04/1673 |
Girolamo Raffaelli |
Cigno |
1 400 |
14/04/1676 |
Pellegrino Cirio |
Galiote La Madonna di Montenero et Anime del Purgatorio |
13 bancs |
31/01/1684 |
Antonio Marcantonio et Paolo Agostini |
Vittoria |
NP |
09/03/1684 |
Francesco Barbieri |
Gierusalem |
NP |
21/05/1684 |
Anton Matteo Franceschi, Corse |
Grand'Alessandro |
NP |
15/03/1686 |
Simone Leidie |
Sant'Anna |
NP |
24/08/1685 |
Adriano Franceschi, Corse |
Sant'Elena |
NP |
03/05/1687 |
Adriano Vosholl, Hollandais |
Giustizia |
NP |
03/07/1687 |
Francesco Barbieri |
Gierusalem et quatre autres navires |
NP |
03/07/1687 |
Raffaello Bianchi, de Pise [au service de Barbieri] |
La Corona |
NP |
03/07/1687 |
Tommaso Peracchi, Vénitien habitant de l'Archipel [au service de Barbieri] |
San Antonio di Padova, dit La Piccola Gerusalemme (en cours de construction à Marseille) |
NP |
NP |
Francesco Franceschini, Corse |
La Madonna di Montenero |
NP |
03/07/1687 |
Zannino da Micone, Grec |
NP |
NP |
05/08/1687 |
Giovanni Battista Ugolini |
Galiote |
NP |
26/12/1687 |
Giovanni Bartolommei, Corse |
NP |
NP |
02/06/1688 |
Belmer Fortino |
San Martino Francese |
NP |
Giovanni Bartolommei, Corse |
La Visitazione della beatissima Vergine |
NP |
|
03/1692 |
Natale Pier Battista |
Sant'Anna |
NP |
13/10/1692 |
Francesco Franceschini, Corse |
Madonna di Montenero |
NP |
20/03/1693 |
Giovanni Andrea Preziosi |
Torre del Marzocco |
NP |
18/10/1693 |
Benedetto Prasca |
Principessa di Toscana |
800 tonnes |
17/05/1694 |
Angelo Franceschi, Corse |
Sant'Elena |
NP |
17/05/1694 |
Giuseppe Preziosi |
La Madonna di Montenero, dite Gierusalem |
NP |
07/07/1694 |
Benedetto Prasca |
Principessa di Toscana |
800 tonnes |
27/06/1698 |
Lodovico Barbetti |
L'Affricana |
NP |
01/08/1699 |
Giovanni Andrea Preziosi |
Immaculata Concezione |
NP |
04/09/1700 |
Antonio Maria Preziosi |
Madonna della Concessione |
NP |
10/05/1701 |
Natale Corsi, Corse |
Aquila Volante |
NP |
La Méditerranée du corso devient ainsi un monde de patentes et de papiers, un monde où les licences servent à conférer une protection aux personnes et aux choses qui circulent en mer. Cette nouvelle administration des biens et des hommes donne lieu à des expérimentations et des innovations légales qui fabriquent peu à peu des normes partagées du droit maritime. Les navires danois et suédois naviguant en Méditerranée se voient par exemple octroyer des « passeports turcs », quand les consuls français monnayent la cession de « passavants » qui permettent à des embarcations de recevoir la protection de la « nation » française dans les ports du Maghreb{237}. Les consuls européens jouent en effet un rôle croissant, au cours du XVIIe siècle, dans la certification des pavillons et des marchandises en Méditerranée, dans l'identification des personnes, mais aussi dans l'adjudication même des prises dont ils servent à attester la légitimité. La certification des prises et son corollaire, le respect des traités, soulignent plus largement un problème juridico-diplomatique épineux, fréquemment posé par le corso méditerranéen, en raison de conceptions divergentes sur les règles et la légitimité des captures en mer : le pavillon couvre-t-il la marchandise, l'équipage et les passagers ? Ou bien doit-on distinguer pavillon et cargaison ? Autrement dit, un corsaire est-il en droit de prendre une cargaison ennemie sur un bateau ami ou neutre ? Ou bien peut-il saisir des biens amis lorsqu'ils se trouvent sur des navires ennemis ? Et qu'en est-il du droit de visite, ces inspections que le corsaire mène sur les navires amis ou neutres ? Ces questions font l'objet de débats récurrents entre corsaires maghrébins et consuls européens en Afrique du Nord, sans trouver une réponse unifiée à l'époque moderne, y compris chez les théoriciens du droit des gens européen qui ne cessent de débattre de la nature même des traités avec les Barbaresques qui posent la question de la souveraineté des Régences du Maghreb. Le concessionnaire du Bastion de France en Afrique du Nord, Denis Dusault, explique ainsi en 1680 que la « piraterie des Algériens » est « de meilleure foi » que celle des corsaires chrétiens, dans la mesure où les corsaires d'Alger considèrent que le pavillon ami protège tout le navire, équipages et marchandises compris, à l'inverse de ce qui s'observe « dans la Chrétienté »{238}. Cette conception explique que les Algérois estiment de « bonnes prises » les Français capturés sur les navires « ennemis » qui battent pavillons génois, toscan, portugais, espagnol ou maltais. Ils réclament également – et obtiennent bien souvent – les rachats en bonne et due forme des captifs évadés qui parviennent à s'enfuir sur les navires européens.
Tous les corsaires ne respectent cependant pas les patentes et les passeports que leur présentent les marchands, les marins et les passagers. Dans les années 1655-1656, Jean Thévenot relate dans son Voyage au Levant (1665) la cruauté d'un chevalier de Malte français qu'il n'hésite pas à traiter de « canaille » tant il ne montre guère de considération pour l'identité des passagers de sa prise. Il souligne également la cruauté des razzias des corsaires livournais et grecs sur les côtes palestiniennes. Plus d'un demi-siècle plus tard, l'Aleppin Hanna Dyâb décrit en détails la prise d'un ketch anglais par le navire du capitaine français Joseph Brémond au large de Livourne ; aux passagers français qui réclament leurs bagages conformément aux passeports octroyés par le roi de France, le capitaine aurait rétorqué : « Moi, je suis sultan sur mon navire ; puisque je t'ai vu sur un navire ennemi, je peux te dépouiller. Va donc faire tremper ton firman dans de l'eau et bois-en le jus ! »{239}. À l'automne 1686, sous la bannière de Pologne, le marquis de Fleury attaque deux navires anglais partis d'Alexandrie et destinés l'un pour Tripoli de Syrie, et l'autre pour Livourne. Prétextant une absence de passeports anglais, il dépouille les navires de tous leurs biens, estimés à deux cent mille piastres par le consul de la nation française à Livourne (l'un des navires transporte en outre le pacha de Tripoli). Fleury se rend ensuite à Malte pour faire juger « de bonne prise » les navires, leurs marchandises et les esclaves et captifs « turcs »{240}.
Le cas de Fleury permet de mettre en lumière l'une des zones les plus touchées par la course et la piraterie dans la seconde moitié du XVIIe siècle, en l'occurrence les Cyclades. Quelques entrepreneurs de la violence, souvent français, mais aussi corses ou grecs, demeurent dans l'Archipel après les guerres de Candie et de Morée, et profitent du difficile rétablissement de l'autorité ottomane dans les îles grecques pour armer des navires, écouler des prises et commercer des esclaves. La mer Égée devient dès lors le théâtre d'opérations privilégié de véritables pirates, – plus que de corsaires – tels le Savoyard Fleury, Hugues Crevelliers de La Ciotat, le Grec de Milos Yannis Kapsis, les Corses Giorgio Maria et Angelo Maria Vitali, ainsi que les frères Bianchi de Livourne. Un voyageur dans les Cyclades en vient ainsi à écrire, à la toute fin du XVIIe siècle, que « le peu de séjour que font les Turcs dans l'Archipel, l'éloignement de Constantinople, la beauté des îles, et la facilité qu'il y a de s'en emparer, ont de temps et temps fait venir la pensée à plusieurs braves hommes de s'y établir et de s'en faire comme les souverains ou de toutes, ou de quelques-unes »{241}.
Au-delà des Cyclades, course et piraterie se maintiennent bel et bien dans la Méditerranée du second XVIIe siècle, malgré un léger recul par rapport à la phase précédente. Léïla Maziane rapporte qu'à l'ouest de la Méditerranée, les corsaires de Salé connaissent un regain d'activité alors qu'ils gravitent dans l'entourage du sultan du Maroc Moulay Ismaïl. À Alger, Simón Romero, pêcheur originaire des îles Canaries converti à l'Islam, devient ainsi un redoutable capitaine algérois connu en Europe sous le nom d'Alí Arráez « Canari » ; au XVIIe siècle, il sillonne les mers dans un espace compris entre Alger, Salé et les Canaries et devient amiral de la flotte algéroise{242}. La ṭā'ifa des capitaines algérois conserve un poids politique important durant la seconde moitié du XVIIe siècle, et les succès navals de certains capitaines continuent de permettre l'accès à des postes prestigieux dans l'Empire ottoman, à l'instar de « Mezzomorto » Hüseyin Pacha, corsaire devenu dey d'Alger puis ḳapudan pasha de l'Empire de 1695 à 1701. D'après la Chambre de commerce de Marseille, les Algériens auraient pris entre 1674 et 1677 pas moins de 191 vaisseaux français. Thomas Baker, consul anglais à Tripoli, donne pour sa part un nombre de 71 vaisseaux pris par les corsaires tripolitains entre 1679 et 1685 (dont 27 navires français qui représentent à eux seuls 74 % de la valeur totale des prises){243}. Certes, ces pertes ne doivent pas être surévaluées car elles ne représentent, somme toute, qu'une très faible partie du commerce français en Méditerranée ; cependant, ces prises indiquent tout de même combien le corso demeure une activité endémique qui continue d'affecter durablement la navigation, les trafics et les échanges dans la seconde moitié du XVIIe siècle.
Carte 7. Corso chrétien et barbaresque en Méditerranée (XVIe-XIXe s.)