Michel Aumont
Centre de Recherche d'Histoire Quantitative
Université de Caen Basse-Normandie
La guerre de course française connut son apogée sous Louis XIV, puis une diminution irrégulière de son activité et de son intensité au XVIIIe siècle, avant sa disparition effective avec la défaite de Waterloo. Ce déclin progressif arbore pourtant ses heures d'éclat et de gloire sous Louis XV et Louis XVI, particulièrement en Atlantique. C'est que la lutte entre la France et l'Angleterre pour la suprématie sur les mers et les colonies, déjà entamée au siècle précédent, se dispute âprement au XVIIIe siècle, non seulement dans le commerce, en temps de paix, mais aussi militairement en période de belligérance. La guerre de course en constitue une composante essentielle, même si les résultats paraissent parfois contrastés. L'origine de cette histoire conflictuelle du siècle des Lumières réside partiellement dans la conclusion du traité d'Utrecht, en 1713, qui donne un avantage certain à l'Angleterre. Si la France reste pour plusieurs décennies encore l'État le plus puissant d'Europe, elle sort pourtant amoindrie de la guerre de Succession d'Espagne : non seulement le démantèlement de l'Empire colonial français s'avère de fait engagé, mais l'Angleterre se retrouve désormais sans véritable puissance rivale sur les mers.
Néanmoins, les bénéfices de la course française et la réussite dans les mers du Sud, sous Louis XIV, ont favorisé la formation d'une classe de puissants négociants dans les principaux ports français, ainsi que le développement d'un grand commerce qui ne demande plus dorénavant qu'à prendre son essor. Les principaux ports français ont su habilement et avantageusement tirer profit de cette conjoncture favorable, surtout ceux de l'Atlantique comme Rouen, Le Havre, Nantes, Bordeaux, La Rochelle mais aussi de nombreux autres plus petits sur les côtes normandes, bretonnes, charentaises ou basques. Après une période de paix longue de trente années, favorable à l'expansion du commerce colonial et de la pêche, la guerre reprend. La France entre dans un nouveau cycle de guerres contre l'Angleterre, qui ne trouvera son terme qu'avec la défaite de Napoléon Ier à Waterloo. Le règne de Louis XV en connaît deux – la guerre de Succession d'Autriche (1744-1748) et la guerre de Sept Ans (1756-1763) –, celui de Louis XVI, un seul, celui de la guerre d'Indépendance américaine (1778-1783).
Le conflit éclate dès 1740, mais les hostilités entre la Grande-Bretagne et la France ne commencent qu'à partir de mars 1744, lorsque cette dernière tente un débarquement en Angleterre avec l'escadre du comte de Roquefeuil. Cette campagne française se solde par un échec total. Comme aucun affrontement notable entre les deux marines ne se produit par la suite, la guerre de course devient essentielle, surtout à partir de 1746. Elle est financée par des marchands et des hommes d'affaires, mais aussi par de grands personnages de la Cour qui en espèrent de fructueux bénéfices.
La géographie privilégie les ports atlantiques, plus proches de l'Angleterre et des voies maritimes commerciales qui relient la Grande-Bretagne, la Hollande et les pays du Nord avec l'Amérique, l'Inde et l'Afrique. Cette proximité influence directement le choix des navires corsaires par les armateurs. Les ports de voisinage immédiat, tels Dunkerque, Boulogne ou Calais, peuvent se satisfaire de petites embarcations rapides, d'une grande manœuvrabilité grâce à un faible tirant d'eau, pour lancer des croisières de courte durée et de faible investissement financier. Les ports plus lointains comme ceux de Saint-Malo doivent en revanche bâtir de plus gros bâtiments, d'un tonnage suffisant pour se rendre plus au large à l'affût des proies plus riches et mieux défendues. Un constat s'impose pourtant : le nombre des navires en course et leur tonnage ont fortement baissé par comparaison avec la période précédente.
Les difficultés s'accumulent en effet. Si l'on retranche les smogglers de Dunkerque, Calais et Boulogne ou les bâtiments interlopes pris aux Anglais de Jersey et Guernesey ou encore quelques autres exceptions, on ne peut plus se contenter d'utiliser des navires de commerce aménagés tant ils paraissent désormais inadaptés à la guerre de course. La nécessité de bâtir de nouveaux bâtiments rapides s'impose. Or cette construction est devenue de plus en plus chère comme l'indique Maurepas, alors secrétaire d'État à la Marine, dans son Mémoire au roi de 1745 : « Le prix des bois, fers et autres articles nécessaires à la construction des vaisseaux a doublé depuis 1726 [...] ». Au-delà de ces considérations financières, la guerre de Succession d'Autriche voit l'application d'idées nouvelles des ingénieurs du roi dans la conception des plans des corsaires. Lorsque les charpentiers maritimes des différents ports sont levés pour servir sur les vaisseaux de Sa majesté, ils constatent tous ces progrès et tentent de les mettre eux-mêmes en pratique dans leurs propres constructions, une fois retournés chez eux. La diffusion du savoir depuis les arsenaux est très rapide. Les frégates évoluent, ne possèdent désormais plus deux ponts comme sous Louis XIV, mais un seul, à la manière des frégates construites par Blaise Ollivier à Brest. À l'évidence, cette remise en question des charpentiers de marine est salutaire car les navires corsaires gagnent désormais en vitesse et en manœuvrabilité.
À cela s'ajoute la difficulté d'acquérir des canons de 6 et de 8 livres de balle, calibres généralement utilisés par les corsaires, ce qui amène les armateurs à s'adapter tant bien que mal à cette pénurie ou à la contourner. À Saint-Malo ou à Granville, on choisit d'innover en utilisant des canons de 12 livres avec l'espoir d'échapper à la carence parce que ce type de bouche à feu n'est pas usité par les particuliers. Ce choix présente toutefois l'inconvénient de devoir construire des bâtiments plus imposants, donc plus coûteux encore. Il est assumé par des armateurs particulièrement entreprenants, tandis que d'autres se résignent à se passer de bons canons et à faire au mieux en pensant que le destin y pourvoira sûrement. Certains vont même jusqu'à embarquer des canons de bois pour simuler à l'ennemi une puissance de feu qu'ils n'ont pas. Enfin, embarras supplémentaire, il faut aussi s'adapter au prix croissant des avances versées aux équipages, selon des critères qui ne suivent nullement le règlement officiel et qui alourdissent considérablement l'investissement financier.
Maurepas encourage pourtant la guerre de course parce qu'elle est susceptible de pallier ce vide laissé par la flotte royale française sur l'océan depuis que la France concentre tous ses efforts dans le conflit terrestre. Le 30 avril 1743, il décide que le dixième de l'amiral ne sera plus prélevé que sur le bénéfice net au lieu de l'être sur le produit brut des prises comme avant. Deux ans plus tard, l'arrêt du 30 avril 1745 fixe le prélèvement des six deniers pour une livre, levé au profit des Invalides de la Marine, sur le bénéfice net avant même le prélèvement du dixième de l'amiral. Le 5 mars 1748, il suspend le prélèvement du dixième de l'amiral et offre des gratifications aux corsaires qui attaquent des navires ennemis fortement armés : 100 livres-tournois par canon de 4 à 12 livres de balle, 150 livres-tournois pour les canons plus puissants et 30 livres-tournois par prisonnier. Dès 1745, le secrétaire d'État, amené à réagir face à la supériorité navale britannique, oblige les chargeurs français à naviguer en intégrant des convois, accompagnés par des navires de guerre chargés de leur protection, moyennant une taxe ad valorem. Les négociants n'aiment pas cette solution. Ils la jugent trop contraignante et économiquement désavantageuse – l'arrivée simultanée de navires entraîne en effet une forte baisse de la valeur des cargaisons – mais ils doivent s'y résoudre. Sans nier les avantages apportés par ces décisions, la guerre de Succession d'Autriche pose par conséquent le problème de l'adaptation des armateurs et des équipages à une réalité nouvelle s'ils veulent participer à la guerre de course de manière efficace.
La localisation des armements corsaires met clairement en avant les ports du Pas-de-Calais et de la Manche, de Dunkerque à Brest, par rapport aux ports du golfe de Gascogne à l'exception des basques comme Bayonne. La proximité des grandes lignes commerciales maritimes les avantage indiscutablement. Quant aux grands ports habitués à trafiquer avec les colonies, comme Bordeaux ou La Rochelle, ils s'engagent peu dans la course car ils la jugent insuffisamment rentable pour les risques encourus. Notons que dès 1744, une guerre de course se met en place aux Antilles, principalement centrée à Saint-Domingue et à la Martinique. Avec le développement du commerce colonial, c'est ici que se trouvent les prises les plus riches. Les sources restent toutefois très incomplètes.
Investissement des ports français atlantiques dans la guerre de course (1744-1748)
Navires corsaires |
Armements |
|
---|---|---|
Dunkerque |
80 |
130 |
Boulogne |
57 |
60 ou plus |
Saint-Malo |
55 |
88 |
Bayonne |
45 ou plus |
103 |
Calais |
40 |
53 |
Granville |
21 |
28 |
Le Havre |
18 |
19 |
Nantes |
14 |
14 ou plus |
Dieppe |
13 |
13 ou plus |
Morlaix |
12 |
12 ou plus |
Brest |
6 |
6 |
Bordeaux |
6 |
7 ou plus |
Saint-Jean de Luz |
5 ou plus |
16 |
Autres ports de l'Amirauté de Bayonne |
4 ou plus |
20 |
Cherbourg |
5 |
6 |
La Rochelle |
4 |
6 |
Honfleur |
3 |
3 |
Les ports du Pas-de-Calais arment de petits navires jaugeant moins de 100 tx (80 % de la flotte dunkerquoise), pour des raisons déjà évoquées. Les autres, sans s'interdire d'armer des navires de taille réduite pour une « micro-course », doivent armer de plus gros bâtiments pour se rendre sur les zones océaniques de passage des navires de commerce ennemis, soit en mer Celtique, soit au large du golfe de Gascogne ou encore en mer d'Irlande. Les plus importants de ces bâtiments, pourtant moins imposants que sous Louis XIV, sont lancés à Saint-Malo, où 44 % des navires jaugent entre 200 et 400 tx. Ils ont l'habitude de croiser à l'ouverture de la Manche. Quant aux Basques, c'est aux Açores et au large de Gibraltar qu'ils réussissent leurs plus grosses prises.
Le nombre de bâtiments corsaires armés sur le Ponant peut être estimé à environ 400 et celui des lettres de marque à 600. Par conséquent, le nombre moyen de campagnes effectuées par les navires corsaires serait de une et demie. La majorité n'effectue qu'une seule sortie. Peu d'entre eux en accomplissent plusieurs. Ce ratio particulièrement faible souligne à la fois la fréquence du danger d'être capturé mais aussi la baisse de motivation pour une activité qui se montre finalement aléatoire, périlleuse et moins rentable que ce que l'on espérait. De nombreux corsaires rentrent bredouilles ou se font prendre. Le travail d'Annick Martin-Deydier sur l'activité malouine illustre cette réalité : sur les 88 armements qu'elle recense pour ce conflit, 53 % sont déficitaires et 47 % d'entre elles sont bénéficiaires{271}. Les gains de ces derniers, qu'elle estime à 3 642 000 de livres, suffirent-ils à compenser les pertes ?
Dans des ports moins connus, certains armateurs gagnent véritablement une fortune, à l'instar du Granvillais Léonor Couraye, sieur du Parc. Le montant net des cinq courses de ses trois corsaires Grenot – le Charles Grenot (100 tx), le Grand Grenot (300 tx) et l'Aimable Grenot (390 tx) – s'élève à 1 843 034 livres-tournois, déduction faite des six deniers pour livre et du dixième de l'amiral, des frais de relâche et de désarmement. Grâce à ces gains, il acquiert un manoir dans les environs de Granville, en 1749.
Patrick Villiers évalue l'investissement total de l'ensemble des ports corsaires du Ponant à 30-35 millions, ce qui correspondrait, selon lui, à 18 mois d'exportation vers les colonies{272}. Mais, comme il estime à 12 millions de livres-tournois la valeur des prises réussies à Dunkerque, 10 à 12 millions celle de Saint-Malo et 12 à 15 millions celle de Bayonne, on peut affirmer que la course dans le Ponant a été globalement rentable. Le bilan des captures françaises est positif, entre 1 200 et 1 400 prises effectuées et 450 rançons. Ainsi, malgré les difficultés ressenties en début de conflit pour s'adapter à une réalité nouvelle, les Français ont su tirer parti de l'inefficacité des convois anglais et du retard la Royal Navy pour affirmer leur supériorité. Il n'en sera rien au conflit suivant.
L'émotion et l'indignation montent brusquement, dès 1755, lorsque l'Angleterre opère, en pleine paix, un vaste coup de filet dans la flotte marchande française, notamment terre-neuvière. Consciente que la force de la Marine royale française vient en grande partie de la qualité de ses équipages, elle décide de la priver de ses meilleurs matelots avant même la déclaration de guerre. À eux deux, les amiraux Boscawen et Hawke s'emparent de 300 bâtiments français – qui naviguaient dans la Manche, la mer du Nord et surtout dans l'Atlantique – et de 6 000 matelots et officiers qu'ils emmènent prisonniers pour plusieurs années sur les terribles pontons au sud de l'Angleterre. Le refus de restituer ces navires et ces matelots à la France, formulé le 10 janvier 1756 par l'Angleterre, marque le début de la guerre de Sept Ans. À eux seuls, les deux ports terre-neuviers, mais aussi corsaires, de Saint-Malo et de Granville perdent respectivement 37 et 34 navires – d'une valeur proche de 2 millions de livres – et environ 2 400 matelots. Cela représente un cinquième de l'ensemble des bâtiments français capturés et 40 % des matelots français emmenés en captivité dans les prisons anglaises. Il s'avère difficile dans ces conditions de se préparer correctement à la guerre de course.
En 1755, la Royal Navy est forte de 120 vaisseaux de ligne et de 75 frégates. De son côté, la France ne possède que 60 vaisseaux et une trentaine de frégates. Au cours des années 1758-1760, l'Angleterre accomplit la plus forte mobilisation de son histoire. Elle mise tout sur la guerre navale et coloniale. Non seulement la marine anglaise exerce désormais une prééminence évidente, mais elle cloue la marine française dans ses ports en exécutant un blocus extrêmement efficace le long du littoral et mène des descentes pour désorganiser et décourager les populations (Saint-Malo, Cancale ou Cherbourg en 1758). Très vite ce blocus bouleverse les activités maritimes, les arsenaux et les chantiers navals. La situation devient dramatique dans les ports, où l'on déplore à la fois la désorganisation des capitaux et la pénurie de marins – conséquences de la rafle de Boscawen –, auxquelles s'ajoute une pénurie de canons. Dès 1756, les armateurs se plaignent auprès de la Cour du manque de matelots et, par voie de conséquence, de la cherté des avances que ces derniers, conscients de leur rareté, ne manquent pas de réclamer. Ils demandent l'autorisation d'engager des matelots étrangers ou des mariniers de l'intérieur des terres. À partir de 1759, les navires de commerce sont confinés dans les ports. En principe les corsaires peuvent sortir ; en réalité la fréquence des embargos, qui frappent les gens de mer dans le but de composer les équipages des vaisseaux de Sa majesté, freine – voire rend impossible – leurs sorties. Finalement, ils engagent les matelots reconnus « hors service » par les commissaires aux classes en raison de leur grand âge ou d'une infirmité quelconque, des étrangers et des hommes qui se présentent, compétents ou incompétents, aptes ou non à la navigation maritime, des hommes sans expérience qu'il faut ensuite former dans l'urgence. Face à ces difficultés préoccupantes, le gouvernement décide la suppression définitive du dixième de l'Amiral par l'édit de septembre 1758 car il est essentiel de privilégier coûte que coûte la guerre de course.
Investissement des ports français atlantiques dans la guerre de course (1756-1763)
Navires corsaires |
Armements |
|
---|---|---|
Bayonne |
80 ? |
220 |
Dunkerque |
87 |
145 |
Saint-Malo |
82 |
97 |
Marseille |
? |
92 |
Saint-Jean-de-Luz |
? |
56 |
Bordeaux |
44 |
54 |
Boulogne |
24 |
32 |
Dieppe |
19 |
21 |
Le Havre |
15 |
? |
Granville |
12 |
15 |
Nantes |
9 |
9 ou plus |
Cherbourg |
8 |
9 |
Honfleur |
0 |
0 |
Les états reprenant différents bilans de la guerre de course à Dunkerque et dans les ports basques sont malheureusement incomplets, voire contradictoires. Toutefois, même si les données de ce tableau demeurent incertaines à ce jour, elles montrent la montée des ports méridionaux. L'éloignement de la Manche, où les Anglais appliquent un blocus efficace, favorise nettement les Basques, qui attaquent principalement les navires commerçant avec le Portugal, la Méditerranée ou les colonies anglaises, à l'aide de corsaires jaugeant entre 50 et 200 tx. Bayonne devient dès lors le port au plus grand nombre d'armements en course, bien secondé dans son effort par Saint-Jean-de-Luz. Selon Patrick Crowhurst, sur les 80 armements bayonnais connus, 42 furent bénéficiaires et 33 déficitaires. Les 42 courses rentables auraient demandé un investissement total de 2,476 millions de livres pour un bénéfice net à distribuer entre les actionnaires et les équipages de 5,6 millions de livres. Patrick Crowhurst modère toutefois cette belle réussite en arguant du nombre important de retours bredouilles et d'armements déficitaires. C'est ce blocus, mis en place en France et dans les Antilles par les Anglais, qui incite les armateurs de Bordeaux, pourtant peu enclins à ce genre d'activité, à lancer des armements corsaires pour maintenir une activité maritime. Aux Antilles, la guerre de course, réapparue dès 1744, demeure mais elle est grandement handicapée par la prise de la Guadeloupe, en 1758, et de la Martinique, en 1762.
En Manche, mer qui requiert toutes les attentions des belligérants, les convois ennemis naviguant vers Londres, bien protégés par les vaisseaux de guerre, longent la côte anglaise, ce qui désavantage Saint-Malo, Granville, Le Havre et les ports bretons. Toutefois le passage dans le Pas-de-Calais privilégie les ports corsaires locaux comme Dunkerque. Celui-ci maintient une activité de bonne intensité, même si l'on constate, à partir de 1759, un désintérêt de la part des Dunkerquois pour la course, causé par la baisse de leurs parts de prises, les risques croissants ainsi qu'une désaffection des marins. En cas de capture, les durées de détention semblent interminables pour tous les matelots. Forts de leur supériorité, les Anglais gardent généralement leurs captifs jusqu'à la fin du conflit, c'est-à-dire pendant plusieurs années. Lorsqu'ils acceptent d'échanger des prisonniers avec la France, ils le font de manière sélective c'est-à-dire en renvoyant les passagers, les mousses, les novices et les officiers chez eux, tout en retenant avantageusement les matelots et les officiers mariniers parce qu'ils constituent la structure fondamentale de tout équipage. Cela finit par décourager les bonnes volontés chez les gens de mer. Malgré ces difficultés, Dunkerque maintient son niveau d'investissement dans la guerre de course en raison de plusieurs avantages qui facilitent grandement et régulièrement son activité corsaire : le voisinage de l'Angleterre, le proche passage de ses navires, la possibilité d'armer de petits corsaires efficaces de 20 à 100 tx qui ne nécessitent pas d'investissement financier trop important, et surtout l'exemption de levée des gens de mer qui met le port à l'abri de la pénurie de matelots que connaissent tous les autres ports du royaume. Dès lors, Dunkerque multiplie les performances : 274 navires capturés et 306 autres rançonnés. Les gains, obtenus par les 119 armements qui ont réussi au moins une prise, représenteraient une valeur totale de 13,807 millions de livres, alors que l'investissement nécessaire à la mise-hors des différents bâtiments corsaires serait de 8 millions de livres.
Saint-Malo ne connaît pas pareil succès. Le port a été durement frappé par le blocus, la descente anglaise de 1758 – au cours de laquelle 20 bâtiments corsaires ont été incendiés –, les pénuries et les embargos. D'après Annick Martin-Deydier, « les substantiels bénéfices procurés par quelques armements malouins ne suffirent pas à compenser et de loin les pertes subies par l'ensemble des armateurs et intéressés »{273}. Selon un état des campagnes effectuées – malheureusement arrêté au 19 août 1758 avec 97 armements –, il ressort que 70 campagnes ont été déficitaires et 6 nulles pour seulement 21 bénéficiaires. Le bilan paraît donc bien sombre même si Saint-Malo réussit 218 prises et 65 rançons grâce à ses 82 navires. Le père de l'écrivain Chateaubriand figure parmi les heureux bénéficiaires puisqu'il aurait gagné 357 216 livres-tournois de bénéfice net avec la première course de l'Amaranthe (150 tx), en 1761, ce qui lui aurait permis d'acheter la terre de Combourg pour 370 000 livres-tournois. Cette réussite reste cependant exceptionnelle.
Forte de 1 380 prises et rançons liquidées, l'estimation des gains par les ports du Ponant au cours de la guerre de Sept Ans s'élève au moins à 45 millions de livres-tournois{274}. Patrick Villiers tempère toutefois ce succès en rappelant qu'en 1755 la valeur du commerce de Bordeaux se montait déjà à 31 millions de livres. Finalement, pour diverses raisons, la guerre de Sept Ans, qui consacre la puissance de l'Angleterre sur les mers, laisse de l'amertume dans les ports français à la signature du traité de Paris en 1763. Un mauvais souvenir qui motive un évident ressentiment contre l'Anglais.
La guerre de l'Indépendance américaine oppose les colons britanniques d'Amérique du Nord à leur métropole. Cette lutte commence en 1775 et se termine en 1783, mais les Français ne sont directement concernés qu'à partir de 1778. C'est pour eux l'occasion de prendre une revanche sur la Grande-Bretagne et l'humiliant traité de Paris de 1763. N'étant pas en guerre sur le continent, ayant perdu le Canada et les Indes, la France bénéficie d'une certaine liberté de mouvement et sa marine royale peut protéger le trafic colonial. Pour prémunir la flotte marchande des attaques anglaises, le secrétaire d'État à la marine organise régulièrement des convois entre les colonies et la métropole, escortés par de puissants vaisseaux et de frégates rapides, chargées d'ouvrir efficacement la voie maritime. Conjointement, les secrétaires d'État – Sartine, puis Castries – mettent en place des convois côtiers le long de la Manche et de l'Atlantique pour protéger le cabotage de Dunkerque à Bayonne et le ravitaillement des arsenaux des attaques fréquentes des corsaires anglais. C'est l'occasion de se livrer à une course d'État dont les gains peuvent procurer aux équipages des augmentations appréciables de solde. Il faut reconnaître que les navires du roi représentent souvent de redoutables concurrents pour les corsaires privés car leur puissance de feu leur permet de s'approprier plus facilement les prises les plus riches. Finalement, le renforcement des escortes, l'armement des navires coloniaux et la guerre de course – particulière ou d'État – compliquent sérieusement l'action des corsaires anglais et entraîne une chute de la rentabilité de leur activité. D'autant plus que les Français trouvent des alliés chez les corsaires américains.
C'est en 1778 que John Paul Jones – fameux capitaine héros considéré comme le fondateur de la Marine américaine – commence à faire parler de lui. Cette année-là, à partir de Brest, il réalise une première croisière sur les côtes britanniques à bord du Ranger, premier navire américain salué comme tel par la flotte française. En 1779, il obtient le commandement d'une petite escadrille franco-américaine qui patrouille à l'ouverture de la Manche à partir de Lorient. En septembre, il acquiert une gloire immense par la capture héroïque du vaisseau de guerre anglais, le HMS Sérapis de 50 canons, au large de l'Irlande, alors que son propre navire, le Bonhomme Richard (900 tx), est en train de sombrer. Son exemple suscite admiration et émulation. Il est imité par d'autres Américains tels Luke Ryan, Edward Macatter et Patrick Dowling, qui partent en campagne de Boulogne-sur-mer et Dunkerque, sous commission américaine ou française pour pratiquer une guerre de course efficace contre l'Angleterre à partir de la France. Tous se distinguent en multipliant les prises qu'ils conduisent en France jusqu'à la fin de la guerre.
Investissement des ports français atlantiques dans la guerre de course (1778-1783)
Ports |
Navires corsaires |
Armements |
---|---|---|
Dunkerque |
|
198 |
Saint-Malo |
37 |
46 |
Granville |
18 |
24 |
Le Havre |
|
12 ou plus |
Bayonne |
4 ? |
12 |
Honfleur |
4 |
4 |
Nantes |
3 |
3 |
Cherbourg |
1 |
1 |
À l'évidence, la guerre de course est nettement moins pratiquée au cours de ce conflit, bien que le contexte général soit plus en faveur des Français que des Anglais. Dans tous les ports, sauf Dunkerque et Granville, le nombre d'armements est en forte baisse. L'effondrement de Saint-Malo est spectaculaire : alors que l'on dénombrait 88 armements pendant la guerre de la Ligue d'Augsbourg et 97 pendant celle de Sept Ans, l'on en compte plus que 46 au cours de ce conflit. Le constat est le même pour Boulogne qui n'arme que 4 bâtiments en course. Parmi les raisons avancées, on peut invoquer la pénurie de matelots – qui complique terriblement la composition et la gestion des équipages corsaires – mais aussi une prise de conscience, amorcée par certains armateurs comme le Malouin Noël Danycan pendant la guerre de Succession d'Espagne, qui s'est progressivement accrue et fortement renforcée après les déboires de la guerre de Sept Ans. La guerre de course fait moins rêver et passe désormais pour une activité très risquée dont la rentabilité s'avère décidément trop incertaine et aléatoire. Combien d'armateurs se sont découragés en voyant le retour bredouille de leurs corsaires ou en déplorant leur capture ? Combien d'armateurs ont fait faillite ? L'étude de Saint-Malo par Jean-Noël Le Coz confirme ce constat désenchanté : « 9 à 10 corsaires seulement retirèrent des bénéfices de la course, soit une proportion de 1 sur 5 environ [...]. Une quinzaine n'aurait retiré aucun bénéfice [...]. Tous les autres corsaires, c'est-à-dire la moitié du nombre total, connurent un échec complet{275} ». Quant aux équipages, la détention prolongée que certains ont vécue dans les ignobles pontons anglais – souvent jusqu'à la fin du conflit – a modéré les enthousiasmes. La conjonction des difficultés et des déboires justifie cette désaffection.
Encore une fois, Dunkerque échappe au système des classes et peut se concentrer sur la course avec de petits bâtiments et maintenir son niveau de premier pôle corsaire en France métropolitaine. Quant à Granville, c'est certainement le dynamisme et la réussite d'un armateur particulièrement entreprenant, Nicolas Deslandes, qui suscitent dans ce port plus modeste l'émulation locale suffisante pour donner aux autres armateurs l'envie d'imiter son exemple.
Si l'essentiel des armements est le fait des ports de la Manche et du Pas-de-Calais, ce sont eux qui accomplissent aussi le plus grand nombre de prises. Le résultat des campagnes présenté ci-dessous émane d'un recensement des prises effectué en 1783 par le secrétariat d'État à la marine. Même si ce document est déclaré incomplet, puisqu'il manquait encore certaines liquidations à venir des ports métropolitains et des colonies ainsi que les prises faites par les Américains à partir des côtes françaises, sa reprise permet de concevoir le tableau suivant.
Prises et rançons effectuées par les corsaires métropolitains pendant la guerre d'Indépendance américaine
Ports |
Nombre de prises |
Nombre de rançons |
Valeur totale en livres |
Valeur moyenne |
---|---|---|---|---|
Dunkerque |
353 |
614 |
18 123 134 |
18 741 |
Saint-Malo |
104 |
34 |
5 382 880 |
39 006 |
Granville |
59 |
10 |
3 485 747 |
50 518 |
Le Havre |
48 |
37 |
2 032 055 |
23 906 |
Calais |
30 |
15 |
636 859 |
14 152 |
Marseille |
22 |
– |
939 655 |
42 711 |
Boulogne |
21 |
8 |
665 536 |
22 949 |
Morlaix |
20 |
8 |
414 969 |
14 820 |
Bayonne |
16 |
1 |
327 222 |
19 248 |
Brest |
15 |
– |
403 807 |
26 920 |
Bordeaux |
12 |
– |
1 139 704 |
94 975 |
etc. |
|
|
|
|
Total |
720 |
730 |
34 730 949 |
23 952 |
La valeur cumulée de ces prises, petites et grandes, souligne l'importance de ces mêmes ports de la Manche et du pas de Calais. Toutefois, si l'on regarde la valeur moyenne des captures, l'on constate que certains gros navires ont permis de très fructueuses captures. C'est le cas par exemple du Monsieur, frégate corsaire de 475 tx, portant 40 canons, armée à Granville par Nicolas Deslandes. Sa mise-hors aurait coûté 325 000 livres-tournois environ. En deux campagnes (1779 et 1780), il capture 19 navires, dont 12 corsaires totalisant ensemble 129 canons et 539 prisonniers, avant d'être capturé en 1780. Le total des gains de ses deux campagnes s'élève à 748 960 livres-tournois, mais la seule première campagne rapporte déjà 704 800 livres-tournois. La stratégie arrêtée par son armateur consistait clairement à attaquer d'une part des navires de commerce portant des marchandises de valeur, mais aussi des corsaires dont les canons et le nombre de prisonniers représentaient des primes intéressantes. Cette stratégie, opposée à celle des Dunkerquois qui préfèrent armer de petits corsaires qui vont multiplier les rançons, s'avère finalement extrêmement rentable. Nicolas Deslandes arme une deuxième grosse frégate, la Madame (390 tx) et opte pour la même stratégie. Elle capture vingt-trois bâtiments, en trois campagnes, dont la Fairy, une frégate du roi d'Angleterre, et neuf corsaires, soit 132 canons et 661 prisonniers : la Madame n'est pas capturée. Au cours de la première campagne, elle capture 14 navires et en rançonne un autre. Les gains s'élèvent alors à 1 171 450 livres-tournois. C'est ce qui explique la valeur moyenne élevée du port de Granville. Seul Bordeaux fait mieux avec encore moins de corsaires. La taille de ses navires et la valeur de ses prises placent le port normand parmi les principaux acteurs français à une période où, il est vrai, les autres ports se désintéressent de la course. Les statistiques sur les Antilles et l'île de France manquent dans le recensement des prises élaboré ci-dessus, mais la course y a été très importante, si l'on en croit la correspondance du marquis de Bouillé, alors gouverneur général des colonies françaises des Îles du Vent. De même, font défaut les prises vendues par les corsaires insurgents à la Martinique ou à Saint-Dominique.
Quelle fut la rentabilité de la guerre de course pendant ce conflit ? Patrick Villiers estime d'une manière globale que « la course métropolitaine a fait plus de 1 000 prises et plus de 800 rançons pour une valeur supérieure à 40 millions de livres, soit un nombre de captures proche de celui de la guerre de Succession d'Autriche{276} ». Ce résultat, selon l'auteur, était comparable à celui de 18 mois d'exportation vers les colonies. Par conséquent ce bilan, positif sans être extraordinaire, amène à s'interroger sur l'engouement réel des différents acteurs de la guerre de course alors que le contexte géostratégique était nettement favorable.
À l'évidence, la guerre de course est en déclin en cette seconde moitié du siècle et l'exemple de Saint-Malo illustre parfaitement cette chute spectaculaire que connaît la quasi-totalité des ports français, à l'exception de Granville et de Dunkerque qui a une trajectoire différente et s'affirme définitivement comme le premier pôle corsaire métropolitain.