Michel Aumont
Centre de Recherche d'Histoire Quantitative
Université de Caen Basse-Normandie
La Révolution française entraîne une série de guerres – appelées French wars par les Anglais – qui ne s'achève qu'avec la défaite de Waterloo en 1815. Outre les changements de souveraineté, les bouleversements politiques et sociaux que cette révolution implique, des transformations structurelles profondes affectent fortement les activités maritimes françaises – voire européennes – pendant les années 1790-1800. L'année 1793 constitue une césure irrémédiable. C'est la guerre, et non pas la Révolution en tant qu'événement politique, qui se trouve à l'origine de toutes ces perturbations parce qu'elle frappe tous les circuits d'échanges traditionnels, obligeant les armateurs à s'adapter à cette réalité nouvelle.
La guerre de course n'échappe pas à cette logique. Dans l'ensemble, les investissements et les résultats de la guerre de course sont loin d'égaler ceux de la période louis-quatorzienne ou ceux du XVIIIe siècle. Alors que les écrits fantaisistes foisonnent sur le monde corsaire de cette période, les ouvrages scientifiques restent tout compte fait peu nombreux. De récents travaux permettent toutefois de mieux comprendre l'importance de cette activité, qui vit ses dernières aventures, ses derniers rêves et ses dernières déconvenues comme un ultime soubresaut avant une disparition définitive, non seulement en France, mais aussi en Europe.
Au 1er février 1793, lorsque la France déclare la guerre au Royaume-Uni et aux Provinces-Unies, la Convention se trouve face à une double coalition qui dure, sur terre et sur mer, jusqu'en 1801. D'un côté, ce sont la Prusse et ses alliés qui menacent l'Est du territoire ; de l'autre, ce sont les autres grandes puissances maritimes – Royaume-Uni, Provinces-Unies et Espagne – qui s'unissent contre une France désorganisée. Pour des raisons humanitaires, la guerre de course est d'abord interdite par la Convention en janvier 1792. Autorisée en janvier de l'année suivante, elle n'est cependant pas pratiquée en métropole entre le 22 juin 1793 et le 23 thermidor an III (10 août 1795), suite à un embargo général destiné au réarmement de la flotte de guerre. C'est alors que Dunkerque perd son privilège d'exemption des classes et devient assujettie à l'Inscription maritime comme tous les autres ports et, par voie de conséquence, aux levées des matelots.
Le 10 août 1795 donc, la Convention autorise de nouveau la guerre de course mais la situation n'est pas simple dans les ports métropolitains où les armements – surtout ceux qui exigent de longs préparatifs – sont perturbés par le déroulement des événements qui se précipitent depuis la déclaration de guerre de 1792 et l'exécution de Louis XVI. Comment mobiliser les capitaux nécessaires aux grands armements avec l'effondrement de l'assignat, la flambée des prix, les tensions sociales qui incitent les armateurs à redoubler de prudence et l'embargo général ? Dans ces conditions l'armement des frégates pour la course paraît difficile. C'est pourquoi dans bon nombre de ports, même si l'on trouve encore de gros corsaires à Bordeaux ou à Nantes, l'on n'arme plus que de petits bâtiments comme des lougres ou des cotres qui exigent moins d'investissements, d'hommes et de canons pour des interventions rapides de proximité. Bien toilés, ces navires rapides et manœuvrants peuvent se comporter de manière redoutable. Les difficultés s'accumulent tout autant en mer. Forte de sa supériorité navale écrasante, l'Angleterre applique une stratégie efficace associant le blocus de tous les ports français, le bombardement de certains d'entre eux et l'obligation aux navires marchands anglais de sortir en convois. Dans ces conditions, les corsaires français se livrent généralement à une course de proximité, peu rentable eu égard au petit nombre de prises réussies, qui n'empêche pourtant pas certains capitaines de pratiquer avec succès une course lointaine dans l'océan Indien, tels les Malouins Robert Surcouf et François Thomas Le Même ou encore le Port-Louisien Jean-Marie Dutertre. Assurément, Surcouf réalise les plus belles prises et se forge ainsi une réputation de redoutable capitaine corsaire.
À cette situation s'ajoute une relation éminemment tendue avec les États-Unis qui débouche sur une guerre maritime larvée, la « quasi-guerre » ou « guerre des pirates », entre les deux pays à partir de 1794, encore aggravée en 1797 par « l'affaire xyz ». Le conflit prend en Europe, mais c'est aux Antilles qu'il devient sérieux car l'on y pratique la course et la piraterie, notamment à partir de la Guadeloupe où l'activité devient l'élément essentiel de la survie de la colonie. Selon Ulane Bonnel, les Français ont capturé 834 navires américains et fait prisonniers – réellement emprisonnés ou simplement retenus à terre en attendant un échange – plusieurs milliers d'hommes{278}. Finalement, un arrangement entre les deux républiques est conclu avec la signature du traité de Mortefontaine en 1800, qui met un terme à cette mésentente franco-américaine.
Armements corsaires dans les ports français du Ponant entre 1793 à l'an IX{279}.
Ports |
Nombre de corsaires |
Nombre d'armements |
---|---|---|
Dunkerque |
|
185 |
Bordeaux |
|
175 |
Boulogne |
|
154 |
Nantes |
|
154 |
Saint-Malo |
113 |
150 |
Bayonne |
50 au minimum |
104 |
Le Havre |
|
60 au minimum |
Cherbourg |
|
42 |
Calais |
|
34 au minimum |
Granville |
24 |
27 |
Brest |
23 |
|
Dieppe |
12 au minimum |
|
La Rochelle |
12 |
|
Paimpol |
11 |
14 |
Honfleur |
9 |
14 |
Lorient |
9 |
|
Saint-Vaast la Hougue |
3 |
5 |
D'une manière générale, le bilan français de la guerre de course en métropole est peu satisfaisant. Certains ports et certains armateurs tirent toutefois des bilans très positifs. Dunkerque voit son activité décliner légèrement – ce qui ne l'empêche pas de réaliser des prises pour une valeur de 2 792 000 fr – tandis que celle de Boulogne progresse fortement. Les 154 armements boulonnais produisent 201 captures et 1 967 prisonniers grâce à des capitaines comme Pierre Audibert, Jacques Oudart Fourmentin dit « Baron Bucaille » ou les frères Cary. La course constitue alors l'entreprise principale du port. D'autres ports concentrent aussi désormais leurs efforts sur cette activité. Ce sont surtout Bordeaux et Nantes, mais aussi Le Havre ou Cherbourg.
Bordeaux, qui avait jusque-là délaissé la guerre de course au profit du trafic colonial, confrontée à de graves difficultés commerciales depuis la fin des années 1780 et au blocus anglais, choisit de s'engager pleinement dans la guerre de course pendant la période révolutionnaire et impériale. Optimisant les techniques et l'architecture de leurs navires – tel Pierre Guibert qui lance en course, en 1799, le premier quatre-mâts du monde nommé l'Invention –, les Bordelais arment de gros corsaires, tels le Général Dumouriez (500 tx) ou l'Ajax français (750 tx) et attaquent le commerce anglais partout dans le monde, aussi bien en Afrique, qu'aux Antilles et dans l'océan Indien. Les prises sont nombreuses (même si 29 corsaires bordelais sont capturés) et permettent à certains armateurs de faire fortune à l'instar de Jacques Conte. Globalement, la course bordelaise se révèle rentable grâce à l'action de capitaines valeureux comme Jean-Pierre Limousin (35 prises) et Jacques Perroud (41 prises).
De son côté, Nantes connaît le même intérêt pour la course avec de gros corsaires comme la Musette (300 tx), le Breton (350 tx) et le Jean Bart (500 tx). On innove moins cependant dans la construction navale puisque l'on reconvertit nombre de navires de commerce en corsaires. Le navire de 100 tx commandé par le Dunkerquois Pierre-Édouard Plucket, en 1793, un ancien brick négrier rebaptisé Sans-culotte nantais par ordre de la municipalité, en constitue un bel exemple. Ce même navire réalise alors une très belle campagne en multipliant les prises. Le même souci de reconversion, face au blocus anglais, incite Le Havre à tenter la guerre de course comme Bordeaux ou Nantes. Malheureusement, ses petits corsaires (10 à 60 tx) ne sont guère chanceux. Beaucoup sont capturés ou rentrent bredouilles.
Saint-Malo semble retrouver une nouvelle ardeur avec 150 armements, c'est-à-dire plus du double par rapport au conflit précédent, qui produisent 183 prises (soit 1,1 prise par armement) et une seule rançon. À bien regarder, le port breton n'arme plus que des petits bâtiments, majoritairement des lougres, des sloops, des goélettes et des cotres d'un tonnage inférieur à 100 tx, montrant bien les difficultés des Malouins à continuer une activité corsaire aussi brillante qu'autrefois. Sur les 113 corsaires armés, 66 sont capturés et 4 sont détruits par les Anglais, forts du blocus qu'ils imposent à la France. Cela représente 3 487 prisonniers dans les prisons anglaises pour le seul port breton (sur les 7 023 embarqués). Si 72 de ces 150 armements s'avèrent infructueux, 78 réussissent au moins une prise, débouchant sur 60 liquidations générales. Le total des 147 prises et rançons réussies par les Malouins s'élève à 22 353 228 fr. Ce bilan global reste donc positif. Les petites dimensions des bâtiments armés en course – qui exigent moins de capitaux – et la haute valeur des cargaisons des navires amarinés – pourtant neutres parfois, comme les bâtiments américains – expliquent ce très bon résultat.
Deux ports réputés être « idéalement placés pour faire face à l'Angleterre » multiplient les campagnes en course : Brest et Cherbourg. Le premier arme 23 corsaires (1795-1798) mais sans réussite : 7 font des prises, 16 restent bredouilles ; 7 sont capturés. L'on retrouve dans ce port Pierre-Édouard Plucket au commandement d'une ancienne corvette de l'État, le Patriote de Brest, qui multiplie les prises en compagnie du Sans-culotte nantais sur la côte d'Irlande mais aussi sur celle, beaucoup plus lointaine, de la Sonde. De son côté, Cherbourg arme 42 campagnes corsaires mais, comme la majorité des ports, avec de petits bâtiments (lougres, cotres et bateaux) de quelques tonneaux pour des succès finalement très aléatoires. Granville, troisième port corsaire en nombre d'armements et en valeurs de prises sous la guerre d'Indépendance, grâce à de grosses frégates, ne lance que 27 campagnes à l'aide de lougres et de cotres dont les croisières s'avèrent décevantes. D'autres petits ports, confrontés au blocus anglais, tentent leur chance dans la guerre de course : les résultats sont loin d'égaler leurs espoirs. La paix d'Amiens (1802) met provisoirement fin aux hostilités entre la France, le Royaume-Uni, l'Espagne et la République batave. La trêve n'est que de courte durée.
En 1978, dans son Histoire des corsaires, Auguste Toussaint tire un bilan positif de l'activité corsaire française au cours de cette période. Selon lui, les débuts la guerre de course sont remarquables car, de février 1793 jusqu'à la fin de 1795, les corsaires français effectuent 2 099 prises tandis que les pertes françaises se chiffrent à 319 navires seulement. Les résultats obtenus dans les années suivantes sont moins probants ; après 1795, la course française connaît un déclin puis, de septembre 1798 à la paix d'Amiens, un certain regain. En fin de compte, pour toute la durée de la guerre (1793-1802), le tableau de chasse français se monte à 5 500 navires marchands anglais, soit 500 par an en moyenne. Auguste Toussaint tient alors ces chiffres pour approximatifs. Toutefois Patrick Villiers confirme actuellement ces estimations : de 1793 à 1801, 5 557 navires, majoritairement anglais, auraient été capturés tandis que la Royal Navy aurait pris 557 corsaires français.
En 1803, la paix d'Amiens est rompue par les Britanniques qui mettent en place une troisième coalition dirigée contre la France. En réaction, Napoléon Bonaparte concentre des forces à Boulogne pour débarquer sur les côtes anglaises. Pour servir ce projet, le port bénéficie d'importants investissements, tandis que la ville profite de la très forte concentration de soldats en attente d'embarquement. Ces deux avantages stimulent nettement l'activité maritime boulonnaise, tout particulièrement la guerre de course qui y devient l'activité principale au point de placer Boulogne en tête des ports de la côte d'Opale sous l'Empire, au détriment de Dunkerque et de Calais. De leur côté, les Britanniques reprennent sur mer la stratégie qui avait montré toute son efficacité pendant les guerres révolutionnaires : elle combine astucieusement le blocus de tous les ports français, le bombardement de certains d'entre eux, l'obligation aux navires marchands anglais de sortir en convois et la formation d'escadres ou de flottilles anti-corsaires. L'abandon du projet de débarquement en Angleterre par Napoléon 1er, puis la défaite de Trafalgar (21 octobre 1805) motivent alors l'abandon par l'État français d'un affrontement des escadres britanniques par la Marine impériale. Dès lors, il appartient aux seuls corsaires de se mesurer aux navires ennemis, en dépit de l'écrasante supériorité de ces derniers sur les mers.
Patrick Villiers a recensé 1 542 lettres de marque délivrées entre 1803 et 1815 : 259 en Méditerranée, 1 283 pour le Ponant. Au regard de ce chiffre imposant, la guerre de course paraît importante. En réalité, il ne s'agit que d'un dernier sursaut avant son extinction. Les bâtiments armés restent relativement modestes, étant donné que l'investissement pour des frégates demeure encore trop élevé dans bien des ports. Ce sont encore des lougres, des cotres, des « péniches », comme ceux de la période précédente, qui partent des côtes françaises pour tenter l'aventure en perçant le blocus anglais. Aux difficultés de financement s'ajoutent celles du recrutement des équipages car, non seulement les armées terrestres de Napoléon mobilisent quantité d'hommes, mais aussi parce que le Royaume-Uni retient de nombreux prisonniers français dans ses prisons ou à bord de ses infâmes pontons. Une étude des risques encourus par les équipages, réalisée pour ma thèse{280}, met en lumière la volonté des Britanniques de garder délibérément ces prisonniers le plus longtemps possible afin de perturber au plus haut degré le recrutement des équipages français, mais aussi pour dissuader les hommes de s'engager sur les corsaires. Nombreux sont ceux qui sont restés une dizaine d'années – voire plus – en captivité, généralement jusqu'en juin 1814. Dans ces conditions, les volontaires se font rares. Pour pallier la pénurie de matelots et de volontaires, les armateurs français ont donc recours aux étrangers – comme l'autorise l'article 10 du chapitre 2 sur les équipages du décret de l'an XI –, voire aux membres des équipages ennemis provenant des navires qu'ils viennent de capturer.
Outre-mer, la guerre de course perdure aux Antilles et dans l'océan Indien. À son arrivée en Guadeloupe en 1803, le capitaine général Ernouf trouve une île ruinée et endettée. Pour remédier à cette situation désastreuse, il recourt à l'activité corsaire lorsque les hostilités avec le Royaume-Uni reprennent, mais de bien curieuse façon. Il ordonne en effet aux corsaires d'obliger les neutres à venir commercer chez eux et non pas dans les colonies voisines concurrentes afin de sauver la situation désespérée des Guadeloupéens. Après de beaux succès qui réussissent à combler partiellement les dépenses de la colonie, cette course est progressivement anéantie. Michel Rodigneaux évalue pourtant le nombre de prises réussies à 431. Depuis 1803, cette course aurait rapporté un produit net d'un million de livres (ou 601 810 fr) à la colonie.
Dans l'océan Indien, la course se pratique généralement à partir de l'Île de France (actuellement île Maurice). La course privée organise 82 croisières et réussit environ 127 prises pour une valeur de 18 millions de francs. L'action des frères Surcouf (Robert et Nicolas) y est essentielle jusqu'en 1809, date à partir de laquelle l'action de Robert se cantonne à l'armement en Manche à partir de Saint-Malo. La course d'État est encore plus active grâce notamment au capitaine-général Decaen qui entend bien dissuader les Britanniques de s'emparer de cette île bien située dans ce vaste espace : le montant de leurs captures s'élève néanmoins à 32 millions de francs. Mais selon Alain Roman, la guerre de course à partir de l'Île de France aurait rapporté quelque 88 millions de francs entre 1793 et 1810, soit près du double de celle de Saint-Malo.
En métropole, la hiérarchie des ports français en nombre d'armements se retrouve une nouvelle fois bouleversée. Le déclin de Dunkerque, constaté pendant les guerres révolutionnaires, se confirme très nettement lors de ce conflit : il n'arme plus que 27 corsaires. Il est nettement dépassé par Boulogne – qui profite de ce regain d'intérêt dû à la préparation du débarquement en Angleterre et à l'abaissement de Dunkerque – mais encore par Saint-Malo et aussi par des ports comme Calais ou Dieppe, qui passaient pour secondaires au XVIIIe siècle.
Armements corsaires dans les ports français du Ponant de l'an XI (1803) à 1814.
Ports |
Nombre de corsaires |
Nombre d'armements |
---|---|---|
Boulogne |
151 |
|
Saint-Malo |
126 |
172 |
Calais |
56 |
|
Dieppe |
|
56 |
Dunkerque |
27 |
55 |
Bordeaux |
21 |
|
Cherbourg |
18 |
18 |
Granville |
15 |
23 |
Saint-Vaast la Hougue |
7 |
18 |
Nantes |
|
27 |
Honfleur |
2 |
|
Ce sont donc 151 corsaires qui appareillent de Boulogne entre 1803 et 1813, à bord de petits bâtiments pour des croisières heureuses – telle celle du Duc de Dantzig (50 hommes, 14 canons) commandé en 1807 par Jean Pierre Duchenne, au cours de laquelle la seule capture du William et Henry lui rapporte 624 557 fr – ou décevantes. Nombreux sont les bâtiments à revenir bredouilles ou avec une prise de faible valeur. Apparemment, l'un des éléments du succès de Boulogne réside dans le faible nombre de ses marins capturés : 975 entre 1803 et 1813, alors que Saint-Malo en déplore 3 338 sur un total de 11 841 recensés officiellement par les autorités britanniques. Ce faible nombre de prisonniers permet donc aux Boulonnais de réaliser une guerre de course régulière et intensive. Calais, port voisin, ne semble pas profiter aussi bien du déclin de Dunkerque. Avec ses 56 lettres de marque qui donnent autant de corsaires pour un nombre d'armements encore à préciser, l'activité est en demi-teinte avec des résultats décevants en dépit de l'activité des capitaines Tom Souville, Jean Margollé et Jacques Bénard-Margollé.
Dieppe, où l'activité corsaire restait modeste, connaît un essor spectaculaire avec 56 armements à son actif malgré la capture de 22 yoles et de leurs 174 hommes d'équipage et le bombardement de la ville par les Britanniques en 1803. Ce ne sont, là aussi, que de petits bâtiments. Cela n'empêche pas le capitaine Antonio Preira, dit Balidar, un Portugais établi à Dieppe, d'accomplir de beaux exploits à bord de plusieurs corsaires. Les 126 navires corsaires de Saint-Malo réalisent 172 armements, en mobilisant 10 701 hommes d'équipage. Sont enregistrées 183 prises, soit une prise par armement en moyenne, et 9 rançons. Mais 77 corsaires malouins sont capturés et 7 détruits, ce qui représente 66 % de perte. 68 % des armements sont déficitaires (115 armements sur les 167 dont les résultats sont connus), soit les deux tiers. La recette de la vente des prises s'éleva à 23 559 206 fr. Une fois encore, l'attaque indue des navires neutres peut expliquer ce bilan positif.
La course bordelaise, qui a connu ses heures de gloire aux cours des guerres de la Révolution, voit son activité se réduire, surtout après 1806. Malgré quelques succès dans l'océan Indien, la guerre de course paraît trop risquée : le fameux capitaine Jacques Perroud, qui s'était brillamment comporté sous la République en réussissant 41 prises, finit par être capturé en 1810. D'autre part, elle s'avère souvent être très décevante pour les armateurs bordelais qui préfèrent désormais se tourner vers une nouvelle forme d'armement apparue en 1809 : l'armement sous licence. Bien que Napoléon 1er ait décrété un blocus continental en 1806, le gouvernement autorise certains échanges commerciaux. Il semble vital en effet pour certaines entreprises françaises de ne pas perdre le marché anglais, de pouvoir exporter les produits excédentaires (les vins et les céréales surtout) afin d'éviter une dépréciation de leur valeur, et d'autre part d'importer les matières premières, ainsi que les denrées alimentaires ou coloniales dont elles ont fortement besoin. À la condition d'exporter des produits dont la France se trouve excédentaire et d'importer des denrées autorisées, le gouvernement français délivre des licences aux armateurs intéressés, en accord avec le gouvernement anglais contre lequel il est en guerre. Les Bordelais ne sont pas les seuls. Les Nantais les rejoignent dans cette décision dès 1810. Granville, qui arme son dernier corsaire en 1811, une simple embarcation de 3 tx, choisit la même option. À l'image de bien d'autres ports, cédant aux déconvenues et à l'accumulation croissante des obstacles, ils choisissent de se retirer. Ce n'est pas le cas de Saint-Malo qui continue à armer en course jusqu'au bout. L'année 1809 constitue un premier tournant dans la guerre de course, correspondant à une année de découragement dans les différents ports français métropolitains. Une lettre écrite au ministère, le 4 mai de cette même année, par le sieur Gaude, commissaire de marine de Saint-Servan en fait témoignage. Il demande un changement radical de stratégie, fondée sur la destruction des navires ennemis et non plus leur capture.
« En observant, Monseigneur, le peu de chances favorables que présente la course, et particulièrement la difficulté de faire arriver les prisonniers dans nos ports, j'ai pensé que le moyen le plus certain de faire du mal à nos ennemis serait peut-être d'accorder une prime aux armateurs et aux équipages des corsaires pour chaque bâtiment coulé en mer [...]. Cette mesure aurait l'avantage de dispenser d'amariner des bâtiments sur lest et de peu de valeur, sur lesquels on expose des équipages qui, presque tous, vont grossir le nombre des prisonniers en Angleterre. Les armateurs sont en général d'avis que, dans les circonstances actuelles, ce projet leur semble offrir le seul moyen d'utiliser les armements du commerce français et de nuire au commerce ennemi, avec le moins de danger pour nous ».
Or, une rémunération même importante ne peut remplacer dans l'esprit des armateurs particuliers l'appétit d'une éventuelle grosse prise, susceptible d'assurer leur fortune. Couler un navire relève davantage de la stratégie d'État. Cette proposition n'est, pour lors, pas reprise par les autorités. Toujours est-il que les armateurs se détournent progressivement de la guerre de course après 1810.
Le mythique corsaire de Robert Surcouf, le Renard, un cotre de 70 tx équipé de dix caronades de 8 et de quatre petits canons, est emblématique du mythe qui se forge. Il aurait livré le dernier combat français contre l'ennemi : le 12 septembre 1813, le Renard coule, en Manche après un combat acharné, une corvette britannique équipée de 16 canons, l'Alphea. Les 80 hommes de l'équipage anglais y trouvent la mort. Du côté français, l'on déplore la mort de 6 hommes et les blessures de 31 autres sur les 50 hommes qui composaient l'équipage. Au-delà de la légende, qui a très avantageusement transformé le destin de ce bâtiment corsaire, le Renard a coûté plus de 125 000 fr à ses armateurs, n'a réussi aucune prise, donc aucun bénéfice. Allons même plus loin, entre 1809 et 1814, Robert Surcouf, alors armateur et non plus capitaine, a organisé neuf campagnes en Manche avec ses sept bâtiments corsaires, lesquels n'ont réussi que quatre prises. Ils sont tous capturés à l'exception du Renard. Tous ces armements ont été déficitaires sauf un. Alain Roman évalue alors le déficit final à environ 400 000 fr. Le succès n'est plus au rendez-vous, même pour un Surcouf !
Plusieurs historiens estiment que le nombre de prises opérées pendant ce conflit fut sensiblement identique au précédent. Selon Philippe Masson, « jusqu'en 1810, les résultats sont brillants, en hausse constante avec 387 prises en 1804, 519 en 1806, 619 en 1810 », mais il insiste sur le renversement de situation après 1810. Les prises diminuent pour tomber à 371 en 1813 et, en 1814, « la course se traduit par la perte de 450 navires ». Pour Patrick Villiers, « 5 314 ennemis sont pris de 1803 à 1814 et vendus plus de 13 millions de francs mais les Anglais ont pris 440 corsaires et 27 000 marins ».
La guerre de course se termine avec la Déclaration de Paris, le 8 mai 1856, qui abolit officiellement ce type de guerre dans le droit international, sur proposition de la France, à l'issue de la guerre de Crimée. Pratiquement tous les États ont accepté de signer cette Déclaration, sauf les États-Unis. C'est donc avec un grand étonnement et un vif intérêt que les habitants de Cherbourg découvrent, le 19 juin 1864, qu'un combat de corsaires américains se déroule au large de leur port. En pleine guerre de Sécession, la corvette nordiste Kearsarge coule un croiseur sudiste, l'Alabama. L'engloutissement tragique de ce croiseur étranger constitue donc la limite chronologique de la guerre de course opérée sur les côtes françaises du Ponant.