Jean-Louis Margolin
Maître de conférences
Université d'Aix-Marseille
Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA-CNRS)
La piraterie est attestée dans les eaux sud-est asiatiques au moins depuis le début du Ve siècle. Le pèlerin bouddhiste chinois Faxian notait alors qu'entre Ceylan et Java « la mer est infestée de pirates, et les rencontrer signifie périr »{315}. Dans les années 1330, si l'on en croit le marchand chinois Wang Dayuan, les choses n'avaient guère changé. Dans le détroit de Malacca – passage presque obligé entre golfe du Bengale et mer de Chine du Sud –, « les habitants s'adonnent à la piraterie ». Il précise la tactique : « quand les jonques voguent vers l'océan Indien, les barbares locaux les laissent passer librement, mais à leur retour [...] les marins préparent leur armure et des écrans rembourrés pour se protéger des flèches car, à coup sûr, deux ou trois cents barques pirates les attaqueront pendant plusieurs jours. Parfois les jonques sont assez heureuses pour s'échapper, grâce à un vent favorable ; autrement l'équipage est massacré et les marchandises sont dérobées en un rien de temps »{316}. Il est des lieux qui semblent imposer les vocations : au tournant du dernier millénaire, le détroit de Malacca se signala à nouveau comme l'un des principaux théâtres de la piraterie contemporaine. Selon Éric Frécon, en 2000 – point haut de la décennie 1991-2001 en matière de flibuste planétaire –, 75 des 469 incidents pirates mondiaux recensés par le Bureau Maritime International y eurent lieu (et 257 pour l'Asie du Sud-Est prise globalement, soit 55 % du total mondial).
Il est bien difficile d'établir pour l'Asie orientale une chronologie même approximative des événements pirates, sur les quinze derniers siècles : on manque cruellement de documents, en particulier pour l'Asie du Sud-Est. Les meilleurs indices sont en fait indirects. L'archéologie sous-marine, de plus en plus active en ces mers généralement calmes et peu profondes, a désormais mis au jour un assez grand nombre de navires, et leurs cargaisons. Peu sont antérieurs au second millénaire, mais pour ceux-ci on note à la fois des effets de commerce riches et variés, circulant sur de longues distances, et, si l'on excepte les vaisseaux européens, une quasi-absence d'armements. On ne peut imaginer que cela ait correspondu à des mers infestées de pirates au point d'entraver considérablement le négoce. L'archéologie terrestre (par exemple à propos du Singapour des XIVe-XVe siècles) confirme l'hypothèse : les artefacts étrangers (surtout chinois, mais aussi indiens ou moyen-orientaux) y sont extrêmement nombreux, et donnent le sentiment d'économies plus « mondialisées » (ou plus précisément régionalisées) que partout ailleurs à la même époque.
On supposera donc que, la plupart du temps, dans la plupart des lieux, la piraterie constitua un phénomène relativement mineur – des gagne-petit aux moyens limités, à court rayon d'action. Par contre, on repère deux périodes de forte expansion de la piraterie. La première va du XIVe au XVIe siècle, et concerne surtout l'Asie du Nord-Est (Chine, Japon, Corée). Elle correspond au phénomène Wakô (« bandits japonais », mais le terme en vint à désigner un type d'activités illégales, contrebande en particulier, plus qu'un groupe humain particulier), qui vit l'émergence de flottes pirates capables de concurrencer celles des pouvoirs publics. La seconde s'étend du milieu du XVIIIe au milieu du XIXe siècle, et est centrée sur les mers archipélagiques d'Asie du Sud-Est (Indonésie, Philippines, Malaisie actuelles). Centrée sur les rafles d'esclaves davantage que sur les attaques de navires, son pouvoir de nuisance sur le grand commerce fut néanmoins considérable. Pendant toute la première moitié du XIXe siècle, les flottes pirates écumèrent les abords mêmes de Macao, de Singapour et, de Hong Kong à partir de 1842. Si la puissance de feu et la rapidité des vaisseaux occidentaux les tinrent en respect (ceux-ci ne couraient un danger qu'en cas d'avarie grave, démâtage par exemple), le cabotage autochtone en fut fortement entravé, ce qui retentit sur la marche des affaires. Mais, pendant longtemps, les puissances européennes elles-mêmes furent impuissantes à adopter des contre-mesures efficaces. Elles furent amenées à des actions de grande ampleur, in fine victorieuses.
Il reste que certaines permanences spatiales ne laissent pas de frapper. On a déjà mentionné le détroit de Malacca, foyer d'exactions presque intemporel car lié à l'intensité précoce des échanges entre Asie du Sud et Asie de l'Est. Les îles Ryûkyû, à mi-chemin entre sud du Japon et Bas-Yangzijiang chinois, les îles Tsushima, marchepied entre Corée et Japon, constituèrent, des siècles durant, des bases d'attaque et des sanctuaires pour les flibustiers du monde sinisé. Plus curieusement, la modeste île de Jemaja, dans l'archipel des Anambas (à mi-chemin entre péninsule malaise et Bornéo), est mentionnée comme nid de pirates dans l'ancienne épopée malaise Hikayat Hang Tuah, dans la Suma Oriental de Tomé Pires (XVIe siècle) et dans de multiples sources contemporaines. Le caractère stratégique de ces points de passage est évident. De plus, ils firent fréquemment l'objet de sous-administration et (pour le détroit) de rivalités constantes entre États riverains.
Deux hypothèses apparemment contradictoires ont été émises afin d'expliquer ces variations dans le temps et l'espace. La plus courante relie les poussées pirates aux basses pressions étatiques{317}. L'instabilité, les guerres, les crises renforceraient les propensions aux activités illégales et violentes, tout en suscitant un sentiment d'impunité – et comment le contester ? À l'inverse, on peut aussi remarquer que la soif de contrôle total des États forts génère diverses soupapes de sécurité, dont la contrebande et la piraterie – puisque le commerce légal est alors rendu très difficile, ou de peu de rapport. De même, dans l'ordre économique, si l'extrême pauvreté peut pousser aux comportements extrêmes (mais la piraterie nécessite une mise de fonds initiale...), l'appât du gain se renforce quand la richesse paraît à portée de main, et donc dans les périodes de prospérité. Ainsi, on constate une forte coïncidence entre l'apogée du « vent pirate » Iranun et Balangingi, au milieu du XIXe siècle, et la haute conjoncture représentée par la combinaison de la révolution industrielle européenne et du boom démographique chinois, qui touche à sa fin. En revanche, le phénomène correspond à un moment de relatif affaiblissement de l'hégémonie européenne sur mer, lié au délicat passage de relais des Hollandais aux Britanniques, et au déclin final des principaux États autochtones de l'archipel Indonésien. La grande piraterie chinoise, à peu près simultanée, peut être expliquée de semblable façon. Il en allait différemment de ses prédécesseurs Wakô. Ils apparurent et se développèrent principalement dans des moments favorables au commerce, mais côté chinois ils avaient à faire à un État fort, particulièrement au moment de la consolidation de la dynastie Ming (début du XVe siècle), qui leur porta de rudes coups. Les Wakô prospérèrent cependant : ils tiraient parti du besoin d'échanges extérieurs de beaucoup de Chinois, tout en profitant de la quasi-disparition de tout pouvoir central chez leur principal partenaire, le Japon, alors au paroxysme de ses guerres féodales, et cependant en pleine expansion économique. Cela leur fournissait sanctuaires et débouchés aisés. On avancera donc que la combinaison, dans une même région, entre État fort et État faible, le tout en conjoncture haute, est probablement idéale pour les pirates. Nos deux hypothèses (« hautes » ou « basses » pressions étatiques) n'étaient finalement pas si contradictoires.
Comme partout, on trouve parmi les pirates beaucoup de marginaux en tous genres. Marginaux sociaux, comportementaux, mais aussi culturels. Ainsi le fondateur de la « dynastie » Zheng, Zheng Zhilong, s'était-il converti au catholicisme sous le nom de Nicolas Iquan Gaspard, ce qui n'était pas trop commun dans la Chine du début du XVIIe siècle. Il eut avec une Japonaise d'Hirado un fils, qui devint le fameux Koxinga, conquérant de Taiwan.
Il ne faut cependant pas négliger que des marchands ou pêcheurs, en période de difficultés, pouvaient se convertir occasionnellement en brigands des mers. Si l'on en croit l'une des rares statistiques sur un groupe de pirates (230 arrêtés au Tonkin par les autorités de la province chinoise du Guangdong, aux alentours de 1800), leurs âges s'étalaient de 14 à 68 ans, avec 33 ans d'âge moyen – ce n'est pas excessivement jeune{318}. Plus globalement, il semble que la piraterie en Asie n'ait que rarement fait l'objet de l'opprobre moral et de la stigmatisation sociétale dont elle souffrit en Occident (la notion d'hostis humani generis n'y est guère transposable). Les textes européens eux-mêmes portent la trace de l'admiration dont pouvaient faire l'objet de grands écumeurs des mers, tel le « prince des pirates », la Ma'dukelleng, devenu chef de l'État bugis de Wajo (Sulawesi){319}. On le verra, il est plutôt aisé pour un pirate d'être amnistié, voire promu par ses anciens adversaires. Souvent il n'en avait même pas besoin : il opérait au vu et au su de sa communauté d'origine, qui bénéficiait de ses prises – marchandises, travailleurs ou concubines. De jeunes princes, des guerriers prestigieux dans leur clan, des samouraïs des domaines du sud du Japon : tout cela faisait d'excellents pirates. Le nord et l'ouest de la grande île de Kyûshû voyaient prospérer des « seigneurs de la mer », nobles fieffés aux revenus essentiellement maritimes, regroupés pour soixante-dix d'entre eux à la fin du XIVe siècle dans une manière de ligue, le Matsuratô. S'ils n'étaient pas eux-mêmes des pirates, ils vivaient de leurs activités. Dans certaines sociétés austronésiennes (archipel de Sulu en particulier), le raid maritime put constituer une procédure d'initiation, tout comme dans d'autres la chasse aux têtes. Enfin, au XIXe siècle surtout, de riches commanditaires (négociants, mais plus encore sans doute petite et grande aristocratie locale) finançaient les raids, plus ou moins discrètement, escomptant de bons retours sur ces investissements à risque : les contrats comprenaient soit une clause de doublement de la mise (c'est-à-dire 100 % de profit), soit un principe de partage du butin, un tiers pour les financeurs, deux tiers pour les acteurs.
Une forte spécificité de la piraterie asiatique – comparable sur ce point à celle des Vikings – est sa concentration sur le pillage des côtes et des agglomérations, plus que des navires, même si ces derniers pouvaient constituer des prises de choix, tels ces navires coréens transportant en 1350 le produit des impôts de quatre préfectures. De plus, l'objet principal de ces raids, tout autant que l'obtention de biens, était la capture d'hommes, susceptibles de fournir des rançons dans le monde chinois, ou en Asie du Sud-Est d'être mis au travail, le cas le plus fréquent étant cependant la vente sur les marchés d'esclaves. En 1392, Imagawa Ryôshun, qui gouvernait le nord de Kyûshû au nom du bakufu (pouvoir shogunal), ne renvoya pas moins de 1200 captifs à la cour de Corée, afin de démontrer sa bonne volonté{320}. Un peu partout, on se ravitaillait par le rapt en épouses et concubines. Ce tropisme terrien des attaques explique que des groupes d'assaillants qui ne venaient pas plus de la mer qu'ils n'y opéraient aient été qualifiés par les Occidentaux (mais aussi parfois par les Coréens) de « pirates ». Ce fut en particulier le cas des irréguliers chinois (dont les fameux Pavillons Noirs) qui sévissaient dans les années 1870-1880 au Tonkin et au Laos, autant par hostilité à l'expansion française que par esprit de lucre. Certains rejoignirent en 1895 la résistance des Taiwanais à la colonisation japonaise, ce qui n'est pas précisément un comportement pirate. En plein XXe siècle, les prisons de l'Indochine coloniale regorgeaient de condamnés pour piraterie, qui n'étaient jamais montés sur un navire.
La piraterie se transforma parfois en racket. Ainsi, aux alentours de 1805, le lucratif commerce côtier du sel en Chine avait été pratiquement interdit aux jonques de l'État : pas moins de 270 avaient été incendiées. Il restait à proposer aux survivantes de les faire circuler en convois protégés par les navires pirates, au prix de 200 pesos espagnols par jonque (le peso frappé en bon argent du Mexique était alors devenu la monnaie des échanges d'une certaine importance sur tous les marchés d'Asie orientale et du Pacifique). C'est à partir des bureaux mêmes de la VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie ou Compagnie des Indes Orientales) que Salvador Diaz, Chinois et catholique, avait à l'insu des Hollandais organisé vers 1625 pour le compte du pirate Li Dan un système de lettres de protection (ou « taxes d'eau ») destiné en particulier aux pêcheurs, moyennant le dixième de leurs prises{321}. Enfin, dans quelques cas, on chercha à s'emparer d'activités productives : en 1820, les pirates de Lingga investirent les riches mines d'étain de l'île de Bangka (à l'est de Sumatra), sans pouvoir y asseoir leur contrôle{322}. Il convient cependant de ne pas oublier que bien des pirates asiatiques, à l'instar de leurs lointains confrères des Antilles, eurent comme fonds de commerce les attaques de navires afin de les piller, et éventuellement de s'en servir. On l'a vu pour ceux du détroit de Malacca d'hier et d'aujourd'hui. Les pirates chinois du XIXe siècle furent les seuls à capturer un nombre significatif de vaisseaux occidentaux. Mais les Européens, quand ils opérèrent dans la région des activités qualifiables de piraterie, s'en prirent à peu près exclusivement à des navires souvent eux-mêmes européens, ce qui les classe à part.
Il ne faudrait pas négliger les motivations extra-économiques de la piraterie. Comme pour toute opération guerrière, ou simplement risquée, elle assure à certains un prestige fongible en puissance, y compris politique. Pour certains États, musulmans en particulier (peu d'autres ont pratiqué la piraterie en Asie du Sud-Est), il s'agissait aussi d'une stratégie destinée à s'assurer respect (fût-il fondé sur la crainte) et monnaies d'échange. Cette dimension est particulièrement nette dans le cas des principautés Moros du sud des Philippines, en butte à l'expansionnisme du pouvoir espagnol de Manille, qui reposait plus qu'aucun autre sur les ordres religieux.
Aujourd'hui encore, le souvenir des razzias Iranun ou Moros, au XIXe siècle, est vivace, et terrorisant, en des points aussi distants les uns des autres que les îles de Flores et de Buton, dans l'Est indonésien, que Cebu, dans le centre des Philippines, ou que les côtes de Madura, au nord-est de Java. La peur reste vive, et les envahisseurs surgis des flots symbolisent ce qui est sombre et cruel en l'homme. Comme en Méditerranée, certains villages restent divisés entre quartier côtier et agglomération principale, dans un lieu peu accessible (falaise, forêt...), parfois fortifié. Dans ces conditions, il est difficile de concéder à James Warren – grand spécialiste de la piraterie de Sulu – que « le terme « piraterie » [...] criminalis(er)ait des activités politiques et commerciales en Asie du Sud-Est que les populations maritimes autochtones avaient jusque-là considérées comme faisant partie de leur gestion étatique (statecraft), de leur adaptation écologico-culturelle et de leur organisation sociale{323}. » Qu'un phénomène soit courant, voire universel, n'implique ni que les populations concernées l'aient obligatoirement jugé acceptable, ni qu'il doive échapper au stigmate aujourd'hui attaché à son appellation – sauf à faire preuve d'un relativisme négateur de toute valeur universelle. Le même problème se pose en ce qui concerne l'esclavage, d'ailleurs organiquement lié à la piraterie en Asie du Sud-Est.
Il reste que Warren n'a pas tort lorsqu'il souligne une caractéristique forte, et sans doute originale, de la piraterie en Asie orientale : son étroite association, dans la plupart des cas, à la politique étatique. C'est surtout vrai au sud-est du continent, où la mise en valeur de vastes ressources naturelles se heurte constamment, jusqu'au milieu du XXe siècle, au manque de bras (densités souvent faibles, insalubrité des zones de cueillette/cultures commerciales et de mines). D'où le recours usuel aux captifs : l'État angkorien, tout comme ses successeurs thaï et surtout birman, déportent en masse les populations vaincues ; les principautés thalassocratiques de l'archipel les moins puissantes organisent des raids côtiers, ou profitent de ceux menés par des communautés spécialisées, qui alimentent les marchés aux esclaves. Ainsi le sultan de Sulu entretint-il une relation symbiotique avec les Iranun. Le but était de recueillir en masse holothuries et nids d'hirondelles (entre autres) pour le marché chinois. Des chefs locaux de la côte nord de l'île de Ceram (ou Seram), dans les Moluques, n'hésitèrent pas à solliciter des pirates papous pour effectuer des raids chez leurs voisins et rivaux, et d'y ravager l'intérieur, en quête d'esclaves. Plus occasionnellement, d'autres sultans, à Bornéo en particulier, protégeaient les pirates ou leur prêtaient main-forte, quitte à en livrer quelques-uns si la pression britannique ou hollandaise se faisait plus vive.
Ce type d'association est moins évident dans l'ensemble Chine-Japon-Corée. On n'y manque certes pas d'hommes, et l'esclavage, au cours du dernier millénaire, y est beaucoup moins répandu. Mais la puissance même des États, assortie d'une méfiance quasi-constante à l'encontre des influences extérieures en tous genres, les amène fréquemment à réguler étroitement les échanges commerciaux, voire à tenter de les interdire complètement : Chine d'après les expéditions de Zheng He, au XVe siècle, ou de la difficile installation de la dynastie Qing, dans la seconde moitié du XVIIe ; Japon des Tokugawa, à quelques étroites embrasures près. Au cours des années 1620-1630, les Hollandais de la VOC (Vereenigde Oostindische Compagnie) firent tout pour obtenir un minimum de liberté de commerce en Chine : cadeaux de prix, négociations sans fin, acceptation de diverses restrictions, aide à la lutte contre les pirates, puis en désespoir de cause alliance avec ces derniers pour imposer par la violence des concessions aux autorités (ils attaquèrent conjointement en 1633 le grand port de Xiamen) – rien n'y fit, il leur fallut se replier sur l'île alors peu contrôlée de Taiwan{324}. Ils en furent chassés en 1661 par Zheng Chenggong (Koxinga), fils du chef pirate devenu grand officier des derniers Ming, qui s'était servi d'eux sans contrepartie. Il était cependant délicat de contrôler efficacement des milliers de kilomètres de côtes festonnées de centaines d'îles, et la propension à commercer était très vive dans des économies déjà fortement spécialisées et parfois hautement productives. La piraterie, là, fut souvent avant tout contrebande, avec de fortes complicités dans les populations locales : guildes marchandes, daimyos (seigneuries autonomes) de l'île méridionale de Kyûshû, gouverneurs des villes et provinces côtières de Chine méridionale. Certains Européens pouvaient eux aussi rejoindre les groupes pirates. En 1865, quatre Portugais et un Espagnol furent ainsi condamnés à mort à Hong-Kong pour piraterie{325}.
Preuve de cette proximité : la piraterie chinoise est faite de va-et-vient de ses chefs, entre le commerce légal ou le service public et la forbannerie. Ainsi, entre 1539 et 1552, le puissant marchand Wang Zhi avait mis sur pied avec les autorités un consortium commercial assorti d'une flotte de protection contre les pirates. Mais, dépité du maintien de l'interdiction du commerce extérieur, il passa de l'autre côté, et regroupa quelque 20 000 Wakô sous sa direction. Il contrôla un moment la côte de la province du Zhejiang, et son réseau de forts/bases s'étendait en 1555 jusqu'aux abords du delta du Yangzijiang. Trajectoire inverse : Zheng Zhilong commença sa carrière comme chef pirate, mais le pouvoir chinois, ne parvenant pas à le vaincre malgré l'aide des Hollandais, jugea préférable de le coopter à un haut poste de l'administration en 1628 (il devient gouverneur-général de la province du Fujian en 1640). Quant à la « Dame Dragon » Zheng Yi Sao, elle se rendit aux autorités en 1810, mais fut amnistiée, hérita du titre de son mari, contribua à la capture des chefs des autres escadres pirates et vécut confortablement jusqu'en 1844. Son associé et amant Zhang Pao parvint en une décennie à se hisser dans les hauts grades de l'armée. Il se trouva enfin que la piraterie devint un instrument diplomatique un peu particulier. Ainsi, dans les années 1410, Sô Sadashige, seigneur des îles Tsushima, réorienta les razzias des côtes de la Corée à celles de la Chine, parce qu'il cherchait à améliorer ses relations avec la cour de Séoul.
Cela alla dans certains cas jusqu'à la construction de véritables États pirates. Fang Guozhen, profitant des troubles de la période de transition entre dynasties Yuan (mongole) et Ming, se créa une principauté de facto autonome de gens de mer, sur la côte de la province du Zhejiang, y compris les ports majeurs de Ningbo et de Wenzhou, qui dura de 1348 à 1367. Le Chinois Limahong (ou Lim Hong), entre 1573 et 1575, avec 3 000 hommes, tenta de se tailler un royaume aux Philippines, et tout d'abord de prendre Manille. Pourchassé par une puissante flotte Ming, combattu par les Espagnols, ce fut cependant un échec. Mais le cas emblématique est celui de l'« empire » de la famille Zheng, d'abord strictement maritime, puis territorialisé, une vingtaine d'années, grâce à la conquête de Taiwan sur les Hollandais. On décèle là toutes les ambiguïtés du statut pirate en Asie : carrière du fondateur oscillant entre celle de grand commis impérial et de rebelle, et finalement prise d'indépendance par rapport à l'État central... mais au nom du loyalisme à la dynastie détrônée des Ming. Quant à l'activité maritime, une fois Taiwan maîtrisée, elle fut marquée de beaucoup plus de commerce régulier que de brigandage. Les Zheng, au total, contribuèrent puissamment à fluidifier et développer les échanges (entre Chine, Japon et Asie du Sud-Est, avec une forte participation des Européens), et firent un moment de leur domaine insulaire sa principale plaque tournante régionale. Alors que, à l'inverse, les Iranun ou les Moros tendirent à décourager tout commerce régulier.
L'énormité des moyens de certains groupes pirates en fait ipso facto des acteurs du monde des États. En Corée, au cours des dernières décennies de la dynastie Koryo, affaiblie par les invasions mongoles, les pirates japonais (aux rangs grossis de Coréens en rupture de ban) firent preuve d'une audace sans pareille. En 1377, ils se servent de bateaux de guerre officiels capturés pour leurrer les défenses côtières, et pratiquent la désinformation pour tendre des embuscades meurtrières – sur terre – aux troupes royales. En 1380, c'est une véritable armée de cinq cents navires qui débarque, cependant écrasée par le général Yi, futur fondateur de la nouvelle dynastie Choson. Les pirates n'ont pas dit leur dernier mot, occupant sporadiquement diverses villes et forteresses, et imposant aux autorités tant de les ravitailler (sous prétexte de compassion face à une prétendue famine au Japon) que de leur laisser vendre des objets volés en Chine (y compris des armes et des métaux précieux), au grand dam de cette dernière. Au moins les forbans se voient-ils interdits de construction navale en Corée en 1417.
En Chine même, les pirates attaquent et défont plusieurs unités de l'armée ; ils ne craignent pas d'affronter en 1418, à 7 000, la forteresse de Jinshan{326}. Il est ironique que l'empire des Ming, alors engagé dans les immenses expéditions maritimes de l'amiral Zheng He, ne soit pas capable de protéger ses propres côtes. Quant aux flottes Bugis (cf. ce nom), elles se montrèrent à même d'appuyer des stratégies de prise du pouvoir, en divers points du monde malais, et de tenir en respect la puissante VOC. Le sultanat de Riau-Lingga, qui dominait autour de 1800 le groupe d'îles reliant le sud de la péninsule Malaise à Sumatra, fonda sa puissance économique et son poids stratégique sur la piraterie, même si ses souverains parvinrent à en sortir, et devinrent une fois installés à Johor (juste au nord de Singapour) les plus fidèles partenaires des Britanniques. Tout aussi impressionnants furent, un peu plus tard, les principaux regroupements de pirates chinois, dont les « rois » et « reines » pouvaient s'appuyer sur des centaines de navires et des dizaines de milliers d'hommes. Entre 1807 et 1810, la « Confédération » dirigée par Zheng Yi compta même mille huit cents navires de toutes tailles et 70 000 matelots, répartis en six escadres. Elle s'appuyait sur un certain nombre de villages côtiers, chargés du ravitaillement moyennant une part du butin. Zheng Yi Sao (ou Ching Shih), ancienne prostituée et épouse de Zheng Yi, lui succéda à la tête de l'escadre rouge, forte de trois cents nefs. Suivant les témoignages des quelques Européens capturés par les pirates chinois (celui d'un Mr Glasspoole, celui plus tardif de Fanny Loviot{327}), et généralement libérés contre rançon, un ordre strict règne dans les flottes : pas de violence inutile à l'encontre des prisonniers, bien nourris et bien traités ; les femmes sont généralement respectées, sous peine de mort ; celles qui ne peuvent être rachetées sont cependant parfois vendues comme épouses ou concubines, pour une somme modique, à un membre de l'équipage, ce qui conduit à des suicides. La débauche, et plus généralement les transgressions à la discipline, sont sévèrement punies – mais l'homosexualité semble avoir été répandue. Le partage des butins répond à des règles précises. Le tout est sanctifié par une multiplicité de rites religieux, sur les navires mêmes. Ce sont des villages flottants : épouses et enfants résident fréquemment à bord.
Peut-on aller jusqu'à évoquer des peuples pirates ? La question est délicate, ne serait-ce que parce qu'elle évoque les discriminatoires classements coloniaux (en Inde par exemple) en races « guerrières » (Gurkhas, Sikhs, Pathans, Rajpoutes...), « efféminées » (Bengalis), et même « criminelles » (certaines tribus mal soumises, la prétendue secte des étrangleurs thugs). De plus, on sait que les groupes pirates furent souvent ethniquement hétérogènes. Les Wakô, en particulier, au départ japonais, intégrèrent peu à peu de nombreux Chinois et Coréens, habiles à brouiller leurs apparences et leurs identités pour dérouter leurs adversaires. Il est cependant frappant que, dans beaucoup de langues de l'Asie du Sud-Est insulaire, le mot « pirate » désigne en fait un peuple particulier – par exemple Papua dans les Moluques du XVIIe siècle. Plus tard, pour d'autres, ce fut Balangingi (en vieux makassarais) ou Iranun, sans parler des Moros pour les chrétiens des Philippines. Cependant, certains de ces peuples (les Moros, les Papous...) sont des agrégats récents, dont la spécificité commune la plus nette, justement, est de mener ensemble des actions pirates. Quant aux Balangingi, ils résultent de la fusion entre le petit groupe de pirates initiaux et une myriade de captifs de toute provenance. On peut aussi citer les Orang Laut (« gens de mer », en malais), qui en réalité se désignent eux-mêmes sous d'autres ethnonymes, et qu'en Indonésie orientale leurs voisins appellent plutôt Bajau. L'ethnicisation des pillards des mers constitue un phénomène au moins aussi courant que le virage d'un groupe ethnique précis vers la délinquance de masse.
Les débuts de l'implantation hollandaise en Asie s'accompagnèrent souvent d'actes assimilables à de la piraterie d'État (si du moins l'on fait de la VOC un quasi-État, organiquement lié à celui des Provinces-Unies). Certes, on était en guerre avec la monarchie ibérique unifiée (1580-1640), mais la coutume était alors de séparer opérations militaires et commerce, qui continuait souvent entre belligérants. Or, dès 1603, les vaisseaux de la VOC, sur instruction, allèrent s'embusquer sur le canal du Mozambique (entre le continent africain et Madagascar), au plus étroit de la route des Indes, pour y attaquer tous les navires portugais. Certains marins néerlandais ayant été capturés par leurs adversaires, et exécutés à Macao, le Conseil de la VOC transmit un ordre de guerre totale, qui excluait les Portugais du genre humain, et se justifiait de la protection des populations insulindiennes : « armer et équiper les navires destinés aux Indes orientales contre l'hostilité et la tyrannie des Portugais, qu'ils y exerçaient non seulement contre les habitants des pays tombés entre leurs mains, mais aussi contre ceux des Indiens qui permettaient à nos pays de commercer, et qu'ils tyrannisaient et tuaient, au mépris des lois et coutumes de tous les peuples »{328}. La concrétisation la plus fameuse fut la capture de la caraque portugaise Santa Catarina, à la cargaison exceptionnellement riche. Le célèbre juriste Hugo Grotius fut mis à contribution : son De Jure Praedae Commentarius, rédigé en 1605, justifie la prise de tout navire adverse en temps de guerre, et définit le mode de partage du butin. En 1614, les États Généraux des Provinces-Unies commissionnèrent l'ensemble de leurs navires en vue d'arraisonner et piller tout navire ibérique en Asie, alors même que la Trêve de Douze Ans (1609-1621) aurait dû l'empêcher. Au moins jusque vers 1625, la guerre de course fit rage aux alentours des Philippines. Elle fut étendue à leurs partenaires commerciaux asiatiques, essentiellement les jonques chinoises venant livrer de la soie à Manille, en contrepartie de l'argent d'Amérique hispanique. Hirado, où se trouvait la factorerie néerlandaise du Japon jusqu'à l'expulsion des Portugais de Nagasaki, servit principalement de lieu de recel de ces prises, jusqu'à ce que le gouvernement shogunal l'interdise, en 1621. Cela constituait aussi pour la VOC – alors en fort mauvaise passe financière – un moyen de s'assurer des gains extraordinaires : quelque dix millions de florins pour ses vingt premières années d'existence, soit environ cinq tonnes d'argent par an, la moitié de ce qui quittait la Hollande pour payer les achats en Asie (et par conséquent le tiers du financement de ses opérations courantes){329}. Une fois Batavia (fondée en 1619) érigée en grand centre régional de commerce, ce furent les Hollandais qui redoutèrent les pirates, tout en s'en servant à l'occasion : on leur fit ainsi comprendre en 1627 qu'on ne verrait pas d'un mauvais œil l'attaque des nefs de commerce se rendant dans des ports concurrents de Batavia, de manière à drainer un maximum de trafic vers cette dernière. Entre-temps, la VOC s'était bâtie en Chine une réputation exécrable, ce qui contribue à expliquer la médiocrité constante de son implantation dans ce pays : au XVIIIe siècle, ce furent les Britanniques qui tirèrent le plus parti de sa réouverture au commerce.
La domination de Taiwan par les Hollandais, de 1623 à 1661, avec les faibles moyens humains qui étaient les leurs, passa par une entente avec les nombreux pirates chinois qui s'y étaient établis ou y relâchaient. Plusieurs figures douteuses furent intégrées à l'administration, y menant parfois double jeu, comme on l'a vu pour Salvador Diaz. En outre, des pirates « soumis » furent autorisés à s'installer, et parfois utilisés comme corsaires au service de la VOC, par exemple aux dépens des Espagnols de Manille. D'autres, y compris le grand Zheng Zhilong, pillèrent les jonques de commerce chinoises, en reversant une partie des dépouilles (argent et navires) à leurs protecteurs néerlandais. Les menaces des Ming finirent cependant par contraindre la VOC à se retourner – provisoirement – contre ses comparses locaux. On a vu qu'elle forma en 1633 le projet un peu fou de profiter de la propension chinoise à offrir titres et privilèges aux pirates qu'on ne pouvait soumettre, sans comprendre que ce qui était accessible à des individus ne l'était guère aux représentants d'un quasi-État étranger, tel que la Chine voyait la VOC. Toujours est-il que le gouverneur néerlandais de Taiwan se félicitait en septembre du ralliement de quarante et une jonques pirates, alléchées par les promesses de pillage{330}.
Mais les Ibériques étaient-ils innocents du même type de comportement ? Vus par les marchands asiatiques, sûrement pas. Dès qu'ils le purent, les Portugais imposèrent en effet à tous les navires autochtones le système du cartaz, licence valable pour un itinéraire précis. Le document n'était guère coûteux, mais il contraignait à faire relâche dans un port contrôlé par l'Estado da India, et d'y payer des droits sur l'ensemble de la cargaison, même en cas de simple transit. C'était de plus l'occasion de vérifier l'absence de produits sur lesquels les Européens s'étaient arrogés un monopole commercial. Tout contrevenant courait le risque de voir sa cargaison confisquée{331}. Dans une région régie depuis toujours par le principe de la liberté des mers, et dont les États n'avaient pratiquement pas de forces navales, ce comportement fut sans doute jugé exorbitant. Les Portugais renoncèrent d'ailleurs à l'imposer aux abords de la Chine et du Japon, ne pouvant faire face aux représailles à prévoir de ces puissants États.
Bien souvent, on mit longtemps à organiser des ripostes appropriées à la piraterie. Les États autochtones étaient pour la plupart cruellement dépourvus de forces navales significatives (ce dont profitèrent aussi les Européens), car peu d'entre eux eurent une politique d'expansion maritime durable. Ne font exception que les sultanats d'Aceh (nord de Sumatra) et de Makassar (sud des Célèbes), ainsi que, sur le seul océan Indien, et de manière intermittente, ces puissances lointaines que sont le sultanat d'Oman et l'Empire ottoman. Ce qui ne signifie pas que les États asiatiques n'aient pas sévi à l'occasion : sur 63 prisonniers suspectés de piraterie et livrés par l'éphémère pouvoir vietnamien Tay Son à la Chine, à la fin XVIIIe siècle, 62 furent condamnés à mort{332}. Malgré leurs lettres de protection du seigneur de Tsushima, vingt Japonais, convaincus de commercer des objets pillés en Chine, furent exécutés en 1409 par les Coréens. Le gouvernement impérial, jusqu'au XVIIIe siècle inclus, utilisa parfois des méthodes drastiques. Ainsi, Hongwu (1368-1398), premier empereur des Ming (et lui-même ancien chef rebelle), interdit-il toute navigation maritime privée et ordonna la construction de 660 navires de garde ; il instituait aussi un système de récompenses pour tout pirate tué ou, mieux encore, capturé{333}. Or, vers 1500, alors que la menace pirate avait beaucoup diminué, les garde-côtes étaient réduits au cinquième de leurs effectifs de 1400. De fait alors, contrebande et pillages reprirent à grande échelle après 1540... En 1703, un décret des Qing imposait la reconstitution des « groupes d'ancrage » (aojia), qui pratiquaient jusque sur mer l'auto-surveillance et la responsabilité collective. On était allé auparavant, au plus fort du conflit avec les Zheng, jusqu'à établir le long des côtes menacées un no man's land de quelques kilomètres de large, avec réinstallation forcée des populations.
Le puissant empire chinois préféra à plusieurs reprises faire jouer sa diplomatie, sommant les autorités nippones de sévir contre les pirates partant de leur territoire. Ainsi, en 1369, une ambassade reçue par Kaneyoshi, représentant de la Cour impériale du Sud, délivre une missive de l'empereur : « ... Si les pillages persistent, alors nous ordonnerons à nos marins de faire voile vers les îles, d'anéantir ces individus, de s'emparer directement du pays et de mettre son roi aux arrêts »{334}. La menace n'est pas tout à fait sans effet : Kaneyoshi renvoie avec sa propre ambassade soixante-dix Chinois capturés, se reconnaît vassal de l'empereur Ming, et reçoit en retour le sceau impérial de « roi du Japon ». Néanmoins, les Chinois ont bien du mal à suivre les arcanes de la politique du Japon de temps de guerre civile. Ils semblent ne pas avoir entendu parler de son empereur, et doivent lors des ambassades suivantes prendre acte de la victoire du Shogun (qu'ils dénomment lui aussi à tort « roi ») sur ses rivaux, dont Kaneyoshi. Nouvelles menaces en 1417, aux effets limités : c'est l'importante défaite pirate de Wanghaiguo, en 1419, où ils perdent un millier d'hommes, qui signe le recul de la vague flibustière. Les Coréens, pour leur part, préfèrent après quelques déconvenues traiter avec les véritables promoteurs des Wakô : les seigneurs semi-indépendants des côtes de Kyûshû. Du coup, les ambassades en Corée des potentats locaux nippons se multiplient (plus d'une dizaine par an de 1408 à 1419), pour profiter des cadeaux à la clé – et parfois commettre diverses déprédations.
Quant aux Occidentaux, ils étaient autant handicapés par leur médiocre connaissance, jusqu'en plein XIXe siècle, d'une géographie régionale particulièrement tourmentée, que par leur incapacité presque permanente à organiser des opérations conjointes. Le traité anglo-hollandais de 1824 (qui délimitait les empires coloniaux) prévoyait, premier en son genre, une lutte commune contre une piraterie alors plus audacieuse que jamais (article 5). Mais, là comme avant, les rivalités et les méfiances l'emportèrent. Les pirates, qui se jouaient des toutes théoriques frontières impériales, ne furent que rarement efficacement poursuivis. Dans le détroit de Malacca, il eût fallu que Londres et La Haye s'accordassent. Dans l'embouchure de la rivière des Perles, au sud de Canton, l'accord du Portugal et de la Chine étaient nécessaires à la mise en sécurité des approches de Hong Kong. Dans la région de Sulu, pire encore, Espagnols et Hollandais présentaient des revendications territoriales contradictoires, ce qui retarda les opérations finalement décisives des premiers, au cours des dernières décennies de leur présence aux Philippines. Enfin, les marchands asiatiques rechignèrent toujours à se regrouper en convois, plus aisés à défendre.
Les mesures à grande échelle les plus précoces furent celles prises par les Espagnols contre les Moros dans le sud et le centre des Philippines. De grands forts furent construits, ainsi qu'un réseau de tours de guet. Cependant, contre des assaillants particulièrement mobiles, l'atout le moins inefficace fut la constitution de milices et de petites flottes locales, qui permettaient la défense des populations, et parfois leur contre-attaque. La seule riposte décisive à la piraterie fut, in fine, d'aller s'emparer de ses bases, que ce soit par la force (comme aux îles Tsushima, où les Coréens prirent en 1419 de 129 navires et brûlèrent 1 939 maisons, tous les habitants étant considérés comme pirates{335} ; ou encore à Balangingi en 1848) ou par une pacification fondée sur des mesures de conciliation et de compensation : amnistie, concessions territoriales, aide financière... Les Européens n'en furent capables que tardivement, quand ils disposèrent de canons performants et de steamers (expérimentés en 1837 dans ces eaux pour la première fois par les Hollandais comme par les Britanniques, avec des résultats initiaux divers), ou quand leur contrôle sur la région (encore très limité au début du XIXe siècle) se fut étendu. Le problème étant que les pirates rescapés tendaient rapidement à se reformer autour de nouvelles bases, quoique avec un rayon d'action moins étendu, des opérations contre un même groupe s'étalaient parfois sur des décennies. Elles furent souvent facilitées par des défections, voire par une scission de la communauté dont les pirates étaient issus. Le « rajah blanc » de Sarawak, James Brooke, gagna ainsi en 1849 une bataille décisive contre les Iban, grâce à une force combinée anglo-Iban.
Une autre méthode, moins directe, était de s'attaquer aux débouchés des razzias – marchés d'esclaves, en particulier – et aux sources de l'armement des pirates. L'extension du contrôle territorial par les puissances coloniales (par exemple, entre 1851 et 1887, la mainmise espagnole sur Jolo, capitale de la région de Sulu, facilitée par le Protocole de Madrid de 1877, conclu avec les Britanniques, et les Allemands) et l'interdiction générale de l'esclavage entraînèrent le déclin définitif des opérations à grande échelle. Le contrôle des ventes d'armes fut tout aussi délicat à obtenir, en particulier sur ce marché primordial qu'était Singapour (également plaque tournante du trafic des esclaves au cours de ses premières années d'existence, après sa (re)fondation par Stamford Raffles en 1819). Les Britanniques craignaient toute restriction au dogme du libre-échange davantage que les exactions des forbans. Quant aux Hollandais – dont les territoires étaient les premières victimes –, certaines de leurs firmes étaient de gros vendeurs d'armes à Singapour, et leur consul se fit l'écho de leurs inquiétudes, lors de l'interdiction du libre commerce des armes à feu, en 1863... Ceci dit, on en fabriquait déjà dans la région au XVIe siècle, avant même l'arrivée des Européens. Les principaux arsenaux autochtones étaient vers 1800 à Brunei (canons) et à Negara (sud de Bornéo) pour les armes légères{336}.
Si l'on considère des lieux précis, la lutte contre la piraterie fut terriblement lente et tâtonnante. Sur la côte nord de Ceram, où plusieurs ethnies se mêlaient (dont des Papous souvent pirates), la première expédition punitive de la VOC (à bord de galères kora-kora locales) remonte à 1619. En 1640, on parvint à imposer aux villages de la zone de ne plus recevoir de Papous, et de rompre tout lien avec eux. En 1653, une expédition de deux mois incendia une série de villages papous plus proches de la Nouvelle-Guinée. En 1673, plusieurs marchands papous furent arrêtés à Ceram, et relâchés contre la promesse d'arrêter la piraterie. En 1678 – mesure enfin décisive –, les Hollandais entreprirent de combattre la piraterie par la piraterie : des escadrons autochtones furent formés, et reçurent la promesse de 150 dollars par navire pirate capturé, la cargaison et l'équipage étant laissés à leur libre usage. À partir de 1689, on constate enfin un déclin de la flibuste papoue (quatre de ses chefs furent capturés, et déportés au Cap), la réconciliation de la VOC avec le sultanat de Tidore en constituant un facteur important. Ceci dit, les envois de tribut (tous les ans ou tous les cinq ans, suivant les endroits) organisés par la suite conjointement par Tidore et la VOC ne furent souvent guère plus que de la piraterie d'État : la population effrayée s'enfuyait vers l'intérieur à l'approche de la petite flotte, les villages étaient pillés, des esclaves ramenés{337}. La piraterie connut un renouveau au nord de Ceram dans les années qui suivirent 1822, quand Raja Jailolo, qui prétendait au trône de Tidore, y établit sa base, d'où il attaquait les zones néerlandaises. Le colonisateur (la Couronne désormais) riposta de façon innovante : reconnaissance d'une principauté autonome autour du Raja, avec encouragement au « retour à la terre » des ex-pirates de la région, ses partisans. L'échec fut cependant patent, à la fois parce que les terres étaient marécageuses et difficiles à défricher, et parce que le Raja conservait des liens discrets avec des pirates en activité. La plupart de ses sujets s'enfuirent vers de meilleurs cieux, et le souverain fut destitué en 1833 par les Hollandais. Probablement sans que personne n'en soit conscient, une politique semblable avait déjà été tentée en Corée à la fin du XIVe siècle : plusieurs groupes de pirates japonais avaient reçu droit de résidence et cadeaux pour prix de leur reddition. Mais, certains se révoltèrent ensuite et fuirent vers le Japon en commettant déprédations et enlèvements{338}.