François Guiziou
Institut de Géographie et d'Aménagement Régional de l'Université de Nantes
La seule évidence en ce qui concerne la piraterie exercée par des hommes originaires de la Somalie est qu'elle a été l'un des sujets médiatiques les plus marquants du tournant des décennies 2000 et 2010. Parmi d'autres, les cas du Ponant (2008) et du Maersk Alabama (2009) ont respectivement fait émerger le phénomène dans les actualités françaises et américaines{379}. Presque tous les pays occidentaux ont connu au moins un cas médiatisé d'attaque aboutissant à un procès de pirates somaliens. Le caractère universel et – malheureusement – romantique de la piraterie a contribué à cet essor médiatique, tout comme les schémas explicatifs périlleux mêlant pirates, terroristes, insurgés, faillite de l'État somalien, zones grises, misère et pêcheurs spoliés. Ces schémas vont de la compassion à la condamnation de ce qui a été rapidement qualifié de résurgence barbare inacceptable. L'essor médiatique du phénomène ne doit pourtant pas laisser oublier que la piraterie somalienne ne peut être uniquement lue selon le contexte somalien actuel, largement méconnu et imperméable au regard de l'observateur extérieur. La question est plutôt de savoir comment en l'espace de 20 ans des hommes, issus d'une culture tournant le dos à la mer, ont réussi à lancer l'une des plus grandes entreprises d'extorsion de tous les temps, chassant sur une dizaine de millions de km2, en plein milieu de l'océan – une première pour la piraterie – et avec des moyens aussi efficaces que dérisoires. Ils ont défié les marines militaires et ponctionné le commerce maritime. Leur réussite a été éphémère, les attaques ayant depuis presque totalement disparu : les pirates n'ont pas bloqué les routes, encore moins menacé l'industrie du commerce maritime au point de la fragiliser durablement. Leurs actes ont cependant généré une réponse internationale unanime, parfois surprenante, la piraterie demeurant dans l'imaginaire collectif l'ennemi de la civilisation. Reste que ces pirates somaliens sont devenus l'archétype des pirates modernes, remplaçant, dès leur médiatisation, les pirates de Malacca qui avaient incarné l'activité jusqu'au milieu des années 2000. Leurs skiffs, leurs assauts rapides et les otages qu'ils détiennent ont marqué les esprits occidentaux au point que trois films et une multitude de séries télévisées reprennent leur histoire.
Les lignes suivantes proposent de revenir sur la piraterie somalienne par une approche descriptive de son développement et de sa structuration, mais également d'élargir ces propos liminaires par deux considérations complémentaires, l'une économique sur l'impact de cette piraterie, l'autre concernant la diminution sensible des actes. In fine, est abordé le jeu de perspectives qui s'offre à la lecture comparative des cas avec la façade occidentale du continent africain, dissociant clairement les deux phénomènes.
Depuis 1990, les pirates somaliens sont responsables d'environ 1 500 actes de piraterie, qu'il s'agisse de tentatives ou de prises de navires, 80 % de ces actes ayant eu lieu depuis 2006. Ce chiffre colossal est d'autant plus important qu'avant le début de 1990, il n'y a jamais eu d'acte de piraterie menée par des Somaliens ou des Somalis.
La piraterie est née dans le contexte particulier de l'effondrement de l'État somalien de Maxamed Siyaad Barre (1991), plus précisément dans le temps qui lui est immédiatement consécutif, celui de la reconstruction généralisée du pays autour des principaux lignages somalis. Dans le nord-est, autour de la région du Bari, en pays majeerteen, la structuration d'un embryon d'État autour du SSDF (Somali Salvation Democratic Front) permet à quelques opportunistes de lancer un système lucratif de licences de pêche et de taxes visant initialement à financer le proto-État du Puntland. Ces pratiques dérivent rapidement en une extorsion généralisée des navires transitant au large du cap Guardafui, région propice à la pêche et connexion entre le golfe d'Aden et la côte orientale de la péninsule Somalie. Il faut remarquer que la pratique de cette nouvelle activité a été un sujet de discorde majeur à la tête du SSDF, puisqu'assimilée par certains comme une activité criminelle préjudiciable à la réussite de la reconstruction et d'une certaine crédibilité internationale. Cette lutte interne, sur fond de lutte politique au sein de l'administration naissante, s'est réglée par un statu quo ne freinant pas l'activité. Limitée en nombre de cas à ses débuts, l'activité est néanmoins immédiatement devenue lucrative avec quelques prises rapportant des rançons se comptant en centaines de milliers de dollars et plus. Partout où la reconstruction est en marche, à l'exclusion de la côte du Somaliland, quelques cas ont lieu, qu'il s'agisse de bandes opérant depuis les côtes du Mudug, du Banaadir (région de Muqdisho, Marka et Warsheek) ou du Sud somalien, autour de la dernière grande ville portuaire avant la frontière kenyane, Kismaayo.
Ce contexte est doublé par l'émergence d'une économie interlope en lien avec les intérêts troubles d'investisseurs mafieux italiens établis en Afrique de l'Est. Ces derniers contribuent à divers niveaux à l'économie somalienne et à l'exploitation, le plus souvent en accord avec des investisseurs locaux, de l'absence d'autorité centrale somalienne : déversement de déchets, trafics illicites, plantations sauvages. Dans ce contexte économique particulier et de reconstruction éclatée de la Somalie – pendant lequel tant de choses se modifient – se lient et s'opposent les acteurs de la politique somalienne et les intérêts italiens, les Somaliens affairistes de la capitale et les Somaliens issus de la rébellion. C'est là que naît la piraterie, non pas dans une ambiance de fin de règne et de désordre généralisé, mais bel et bien dans l'amorce d'une reconstruction où acteurs interlopes mondialisés, opportunistes locaux en tous genres et politiciens ambitieux tentent de saisir, non pas le destin de la Somalie et de son peuple, mais au moins de quoi faire vivre et pérenniser leurs projets et intérêts personnels. Ce n'est pas le territoire qui est un enjeu crucial, mais le rattachement à des réseaux rémunérateurs. La piraterie est l'une des opportunités, adossée aux juteux trafics des licences de pêche, des amendes, des armes et des déchets, trafics soutenus indirectement par des sociétés internationales et imbriqués dans des jeux politiques complexes qui dépassent largement la seule Somalie. Ainsi, entre 1990 et 1999, dans l'indifférence presque totale, une cinquantaine d'actes de piraterie ont eu lieu au large de la Somalie, avec une variabilité interannuelle et géographique très marquée. Pourtant, ils incarnent déjà tout ce qui va faire dix ans plus tard le succès de l'industrie pirate somalienne durant cinq ou six années : navires rapides, enlèvements, parfois même utilisation de bateaux mères, rançons élevées et opportunisme sans limites.
S'amorce ainsi une lente progression du nombre d'incidents au début des années 2000, coupée par les effets du tsunami de 2004, puis une nouvelle hausse des actes, à partir de 2005, amenant à la prise en compte du phénomène comme une menace majeure à partir de 2006-2007. Selon les données du Bureau maritime international (BMI), les années 2007, 2008 et 2009 ont constitué la période de croissance la plus importante du phénomène : + 103 % entre 2006 et 2007 (63 cas), + 102 % entre 2007 et 2008 (127 cas), + 75 % entre 2008 et 2009 (223 cas), avant que celui-ci ne connaisse une stabilisation autour de 220 attaques en 2010 et 2011, puis une baisse marquée dès mi-2012. Cela indique nettement une augmentation de l'activité pirate au moment même de la prise en compte de la menace et de sa médiatisation, le tout s'accompagnant de l'augmentation notable des montants des demandes de rançons. Il y a là certainement un effet catalytique entre la menace perçue, les réussites des attaques et l'écho médiatique qui amènent à la fois au développement de l'activité et à l'intensification de la lutte. Géographiquement, l'aire de chasse des pirates est passée du seul golfe d'Aden, des eaux du cap Guardafui et des approches somaliennes à l'ensemble du bassin occidental de l'océan Indien, jusqu'au canal du Mozambique et aux Maldives, remontant même quelques rares fois au nord du Bab el-Mandeb et jusqu'à Ormüz. Cette mutation de la portée des attaques s'est effectuée largement entre 2008 et 2010 et a représenté à son apogée (2011-2012) quelque 13 millions de km2, un peu moins de 20 % de la superficie l'océan Indien. Cette expansion s'est faite par sauts géographiques successifs depuis les abords des côtes somaliennes au golfe d'Aden, de plus en plus loin vers le large, au fur et à mesure de la protection croissante du trafic dans le golfe d'Aden et de la surveillance des côtes somaliennes, containment imparfait.
Le fonctionnement et l'organisation de la piraterie somalienne appuient l'idée qu'elle est profondément somalie, basée sur l'opportunité et incluse dans un système mondialisé somali moderne et discret. Cependant ses deux caractéristiques les plus évidentes sont souvent reléguées au second plan : elle est océanique et basée sur l'enlèvement et la rançon, ces deux éléments dénotant d'une forme de piraterie particulière.
L'économie de la rançon qu'ont développée les pirates somaliens est l'opposé d'une grande piraterie visant à piller les cargaisons ou à voler les navires pour les exploiter une fois maquillés. Elle s'est concentrée sur un mode opératoire visant à capturer de jour le navire, puis à contraindre l'équipage à rejoindre l'un des ancrages de la côte somalienne où les otages sont détenus. Quelques-uns de ces points sont désormais des toponymes mondialement connus : Eyl, Bander Beylah, ras Xaafuun, Caluula ou encore Hobyo. Ces petites localités, souvent des hameaux littoraux, sont de dimensions très réduites, leur situation dans la géographie du pays somali tout à fait marginale et leur rôle économique négligeable. Là, s'est structurée une économie locale, fournissant vivres et gardes aux pirates, permettant l'attente durant la négociation et l'envoi de l'argent vers les grands centres de l'arrière-pays somali. Cette économie de l'enlèvement est d'autant plus marquante qu'elle s'est exercée à très longue distance des côtes, sans abris côtiers majeurs, et cela malgré des moyens techniques de navigation et des compétences maritimes extrêmement modestes. En guise de navires-pirates, les pirates somaliens ne disposent que de petits bateaux en résine, équipés de moteurs deux-temps asiatiques, parfois lancés depuis des bateaux plus gros, boutres ou petits navires de pêche capturés et reconvertis en bateaux mères. L'équipement de navigation rudimentaire de ces navires (GPS, radio, peut-être systèmes de lecture des données AIS) et les armes employées aisément disponibles dans le free-market somalien (fusils-mitrailleurs et lance-grenades de fabrication ex-CEI ou asiatique) ont suffi à cibler et attaquer, à l'aide d'échelles, les navires de pêche et de commerce, longtemps sans protection active contre ce type d'agression. Quant à un présumé réseau de renseignement permettant de repérer les navires à l'échelle de l'océan Indien, rien à ce jour n'a semblé aller dans ce sens, la stratégie des pirates comme leurs tactiques semblant aussi efficaces qu'opportunistes. Ils ont ciblé le gros du flux dans le golfe d'Aden, suivant les corridors de protection et s'éloignant dans l'océan Indien vers des cibles plus vulnérables et isolées, lorsque leur taux de réussite a chuté. En d'autres termes, il s'agit d'une adaptation fine et rapide à la lutte, sans pour autant développer un mode opératoire complexe.
La simplicité de ce mode opératoire et la réussite des pirates illustrent le paradoxe qui lie piraterie et monde somali. Le peuple somali, peuple de petits pasteurs nomades, n'a pour ainsi dire pas d'histoire maritime notable et a traditionnellement vécu le dos littéralement tourné à la mer. Les petits monts majeerteen – où commence très probablement l'expansion somalie autour du XIIIe siècle –, s'ils dominent le littoral du désormais célèbre Puntland, n'offrent pas de plages et de criques particulièrement propices au commerce et la très redoutée et brûlante plaine littorale, appelée guban, est impropre à la vie pastorale. De même, tous les grands centres urbains somalis sont dans l'hinterland à distance de la côte, la capitale, Muqdisho, et les quelques ports célèbres (Berbera, Marka, Boosaaso ou Kismaayo) étant tous d'origine exogène, majoritairement perse et arabe, en bout d'oueds et de pistes à troupeaux. Les pêches inexistantes ou presque avant la période étatique (1960-1991) n'ont pas connu de réel développement massif et sont restées des petites pêches littorales ou des ventes de droits de pêche à des joint-ventures étrangers. Rien, en définitive, qui ne puisse laisser penser que la littoralité ou la maritimité des Somalis soient la raison de leur réussite dans l'aventure de la piraterie. Pourtant les pirates somaliens ont bénéficié d'un droit coutumier favorable à leur action : la place de l'étranger est inexistante en pays somali ; une activité criminelle peut être considérée comme conventionnelle si elle n'impacte pas le groupe et ses intérêts. La réussite économique d'un individu – par répartition contractuelle et familiale – est respectée, car elle profite au plus grand nombre. Les observateurs internationaux ont été surpris de découvrir que certaines opérations ont émané, en plus des commanditaires habituels, de bourses locales à la piraterie, où chaque dotation en armes ou argent a permis de prendre part à l'activité. Cette forme de contractualisation classique est l'essence même des fondements économiques de la société somalie et il n'est pas étonnant de la retrouver à l'échelle de la piraterie. Enfin, la pratique de l'espace maritime, nouvelle, ne paraît pas avoir limité les pirates dans un rapport à la côte imposé par une culture littorale. Autrement dit, une fois le premier pas en mer effectué, l'océan s'ouvre comme un terrain de chasse sans limites, autre que la capacité des skiffs à embarquer vivres et carburant, et ne dépend pas nécessairement du littoral et de ses abris. Cela a été décrit comme une course au large de désespérés, mais peut tout aussi bien être la prise de conscience de la probabilité de réussite d'au moins une prise, connaissant le nombre de navires transitant. La simplicité du mode opératoire n'est pas forcément, là, signe de dénuement, mais également d'une confiance absolue dans la réussite de l'activité. Il est cependant nécessaire de rappeler que le droit coutumier est aussi devenu une limite à la piraterie et ses abus, tant en ce qui concerne l'activité proprement dite – venant déstabiliser les communautés locales – que par le poids social de ses conséquences indirectes – alcool, khat, prostitution – amenant ainsi certaines autorités locales à bannir les pirates.
Les années de guerre et le flou hérité du Somalia syndrom n'ont pas fait de la Somalie un pays sans économie – du reste cela existe-t-il ? – et sans connexions internationales. La réussite de la piraterie somalienne est l'illustration qu'il existe un réseau de communautés transnationales somalies qui par ses flux financiers discrets (xawaalad) et ses compétences (négociations, traduction, réseaux d'influence) a permis la mise en place de la piraterie en facilitant son financement et l'utilisation de ses bénéfices, rendant possible la réinjection de fortes sommes dans des activités conventionnelles, allant de l'immobilier au transport. Ce n'est en définitive pas du désordre et de la misère que s'élève la piraterie somalienne, mais certainement plus de la fine structuration de la société somalie, dans un contexte particulier de restructuration généralisée sur des bases lignagères et dans une perspective désormais transnationale. Lier failed state somalien et piraterie n'est donc pas si évident que ce qui en a l'air.
Le plus impressionnant, politiquement, dans l'émergence de la piraterie somalienne est la réponse internationale qu'elle a engendrée, qui a été unanime à défaut d'être efficace à ses débuts : unanime en ce qui concerne l'impact et le risque sur l'économie mondiale ; unanime sur la caractérisation des auteurs de cette piraterie, des barbares issus du chaos et de la misère somalienne ; unanime quant aux solutions, un retour à la chasse aux pirates et aux convois armés. La piraterie, ainsi vue comme une menace barbare sur des flux économiques majeurs, a généré un jeu diplomatique et stratégique international, qui a rapidement dépassé les seuls enjeux de sûreté, en concentrant des forces et des opportunismes stratégiques à plusieurs échelles.
L'impact de la piraterie somalienne est incertain. Si la Banque mondiale chiffre un surcoût de 12 à 24 milliards de dollars annuels et la fondation One Earth Future 7 à 12 millions, il paraît très délicat d'évaluer le réel poids de ces pirates somaliens sur l'économie maritime. D'abord parce que les statistiques des attaques sont imprécises et le montant des rançons n'est que rarement divulgué. Ensuite, parce que dans un contexte de crise maritime mondiale, il a été bien difficile de dissocier les effets de la piraterie somalienne et les variations d'activité de l'industrie du transport maritime. Enfin, parce que les méthodes d'évaluation n'étudient que le surcoût et pas la création de nouveaux marchés et d'opportunités économiques qui profitent à des entreprises honorables qui n'ont rien de pirates (sociétés militaires privées, assurances, équipementiers, etc.). Il est bon de remarquer que dans ces évaluations du surcoût, les rançons ne pèsent que pour une fraction de l'ordre d'un ou deux pour cent. Par ailleurs, rapportée au volume transporté et considérant qu'en fin de chaîne ces surcoûts sont payés par les consommateurs de produits transportés, l'immensité des sommes reste de l'ordre du centième de pour cent de ce qui passe dans la zone menacée. En ce sens, le péril économique avancé pour certains n'est probablement pas plus qu'une nuisance pour les compagnies maritimes{380}. L'impact est beaucoup plus critique en ce qui concerne les marins, opérateurs des navires de commerce et population mondialisée par excellence, qui doivent supporter une surcharge de travail, les stress associés au passage dans les eaux dangereuses et connaissent pour nombre d'entre eux, une fois capturés, des situations intolérables. Parfois oubliés par les autorités dont ils dépendent, certains marins ont passé plusieurs années en captivité. Au total, ils ont été plusieurs milliers de prisonniers dans l'attente d'une rançon, souvent dans des conditions de détention particulièrement sordides.
La réponse internationale au phénomène a été militaire et diplomatique et à en croire la baisse des actes, efficace. La réaction militaire a compté pas moins de trois missions maritimes internationales – la mission européenne Atalanta, la mission de l'OTAN, Ocean Shield et la CJTF-151, coordonnée par les États-Unis – et une multitude de déploiements nationaux (Chine, Japon, Corée, Inde, Pakistan, Russie, etc.), impliquant au total une quarantaine d'États à des degrés divers. Les missions d'assistance, de protection des navires du Programme alimentaire mondial à destination de la Somalie, des convois au sein des corridors de protection du golfe d'Aden ou les rotations des avions de surveillance maritime ont contribué à contraindre les opérations des pirates et faire chuter leur taux de réussite, tout en étant un containment très imparfait de l'activité. Cette concentration de marines a d'ailleurs produit des effets stratégiques majeurs – la Chine renforçant sa présence dans l'océan Indien, l'Inde s'affirmant comme la seule puissance régionale maritime riveraine et la Russie retrouvant les eaux chaudes du golfe d'Aden quittées depuis la fin du bloc de l'Est – et quelques coopérations surprenantes. Plusieurs cas sont symboliquement marquants, car ils constituent des événements atypiques et contre nature produits par la piraterie somalienne : des marins indiens ont été libérés par la Pak Bahr'ya, la marine pakistanaise, qui participe à la CTF-151 et à la lutte anti-piraterie (déploiement national) ; des marins iraniens délivrés par l'US Navy ; échange de matériel de communication entre la Russie et l'OTAN, etc. Diplomatiquement, les initiatives ont ciblé une approche intégrée des questions de piraterie et de reconstruction de l'État somalien, à travers une vaste gamme d'aides et de soutien à l'État central et aux proto-États du Somaliland et du Puntland. Plus largement, le très décrié rapport Lang résume cela par la volonté de « somaliser » la problématique de la piraterie et de porter la lutte à terre, principalement sur un plan de développement et de construction d'un système juridique. À l'échelle régionale, les autorités internationales ont poussé à la mise en place d'un code de conduite de lutte contre la piraterie, connu comme le Code de conduite de Djibouti, et à impliquer les États de la région dans le traitement judiciaire des pirates, non sans réticence des États concernés.
Finalement, l'action décisive de la lutte émane de la très puissante industrie du transport maritime, qui, plus que tout autre acteur, est impliquée. La piraterie somalienne a illustré la vulnérabilité des navires marchands à des attaques pourtant menées avec bien peu de moyens, incitant à un changement de normes amorcé par les grandes compagnies. Ainsi, les Best Management Practices (BMP), série de règles et de procédures de protection contre les pirates, ont permis un changement de standards et contribué à une meilleure protection des navires. De même manière, après d'âpres négociations avec les États, un grand nombre de compagnies maritimes embarquent désormais au large de la Somalie des équipes armées. Selon les statistiques de la mission Atalanta, aucun navire protégé par une de ces équipes et peu de navires appliquant les BMP ont subi un détournement. Cette adaptation de l'industrie et la diminution de la vulnérabilité du trafic maritime semblent avoir été les éléments qui amorcèrent la baisse du taux de réussite des pirates, contribuant à la presque disparition des cas de détournement depuis fin 2012.
La piraterie somalienne a pour caractéristiques d'être profondément ancrée, non dans une tradition maritime historique, mais dans un contexte somalien particulier et un droit coutumier permissif qui se sont révélés dans le caractère mondialisé du flux passant au large. Elle est une forme de piraterie presque exclusivement devenue océanique et basée, non sur le vol des cargaisons, mais sur une économie de l'enlèvement demandant des moyens dérisoires au regard des sommes récoltées. En guise de conclusion, deux questions se posent : la piraterie somalienne est-elle finie ? L'émergence – surtout médiatique – de la piraterie dans le golfe de Guinée est-elle comparable à la piraterie somalienne ?
À la première question, il est difficile de répondre sans constater que les missions de lutte anti-piraterie se poursuivent et, selon leur communication, affirment que les pirates sont moins actifs, mais demeurent présents à proximité des zones de chasse. La réussite économique éphémère et la reconversion de certains d'entre eux dans le transport, le commerce ou l'immobilier ont joué un rôle dans la baisse de l'intérêt pour cette activité rémunératrice, mais risquée. Il est cependant possible que l'activité redémarre sous une forme analogue ou différente une fois les revenus de cette première période épuisés. Des effets cycliques et générationnels, à l'image de ceux décrits autour de Malacca, incitent à la prudence et à considérer comme désormais somalie cette activité inimaginable pour qui observait la Corne de l'Afrique et ses côtes avant la décennie 1990. À la seconde question, la réponse est beaucoup plus évidente : il n'y a pas de similitude entre les deux activités, encore moins de relations entre pirates somaliens et pirates du golfe de Guinée. Il y a cependant une continuité médiatique qui laisse penser à une unicité de la piraterie moderne, pourtant aussi multiple que les acteurs qui l'animent. La piraterie de la façade ouest est très largement littorale, composée d'actes de petite piraterie (vol de l'argent du bord, prises d'otages) et de vols de cargaisons entières menées à l'aide de complicités puissantes. Elle est également menée sur fond d'extraction pétrolière et de corruption généralisée dans certains États, loin de la situation somalienne. Dans le même ordre d'idée, piraterie et terrorisme, particulièrement en Somalie, n'ont rien en commun et s'opposent même : déstructuration du réseau pour les terroristes et ponction habile pour ne pas tarir le flux pour les pirates.
Il apparaît que l'affaire de la piraterie somalienne tient d'une illusion et d'un jeu de perspective. L'illusion est celle d'un fort chaos, mal observé, borné somalien, d'où ne peuvent sortir que criminalité et violence. Il n'en est rien, les exemples sont légions, du fonctionnement des réseaux transnationaux financiers ou de télécommunications somaliens, des réussites locales comme au Somaliland ou des vastes réseaux marchands qu'animent des Somaliens et Somalis dans toute l'Afrique de l'Est et au Moyen-Orient. Le jeu de perspective est celui de la mondialisation, où rien n'est uniquement une question d'exclusion ou d'inclusion, mais une recomposition permanente de réseaux économiques et d'intérêts. Les pirates somaliens sont des acteurs de cette mondialisation – que ce soit directement par les attaques, ou indirectement, par l'aide donnée aux autorités locales somaliennes pour lutter contre eux – et ont capté une fraction du flux passant au large, participant ainsi au jeu mondial des échanges.
14. L'aire de chasse des pirates somaliens (2008-2012){381}