Élisabeth Veyrat
Archéologue.
Ingénieur d'études au Département des recherches archéologiques sous-marines (DRASSM)
Pour étudier et mieux comprendre le phénomène de la guerre de course et la vie de ceux qui la pratiquaient, il est une discipline historique exceptionnelle mais pavée de difficultés : l'archéologie et la fouille des navires corsaires eux-mêmes. C'est à ce titre qu'en 1999, Michel L'Hour et l'auteur ont débuté un programme de fouille archéologique sous-marine au pied des roches de la Natière, en baie de Saint-Malo. La fouille a rapidement révélé les vestiges de deux épaves gisant à quelques mètres l'une de l'autre dans la plaine de sable. C'est donc sous la forme d'une analyse comparative et globale des deux navires que l'étude a été menée durant dix ans (L'Hour et Veyrat de 2000 à 2004, L'Hour et Veyrat 2010). Aux exigences de rigueur et de patience qui accompagnent l'archéologue dans sa démarche historique, il a fallu ajouter une bonne dose d'opiniâtreté et de conviction afin de mener à bien ce projet ambitieux (fig. 1). Aujourd'hui, ce pari est en passe d'être tenu et la collection de plus de 3 000 objets relevés sur les épaves a été confiée par l'État aux musées de Saint-Malo et de Granville. Plusieurs expositions d'envergure ont présenté au public les objets restaurés. Les données archéologiques recueillies sont présentées dans le monde entier et les archéologues préparent la publication de la fouille.
Figure 1
À quoi peut-on reconnaître une épave de navire corsaire ? Des canons, des armes, un équipage nombreux (fig. 2) ? Tant de bâtiments, notamment ceux de la marine royale, partagent ces traits et il faut méticuleusement croiser les données de fouille et les archives pour percer l'identité des épaves. C'est grâce à ces recherches que les deux épaves de la Natière ont été identifiées entre 2001 et 2006.
Figure 2
Construite en 1703 dans l'arsenal du Havre, la frégate corsaire royale la Dauphine a été confiée à des armateurs privés. C'est le 11 décembre 1704, au retour d'une campagne victorieuse en Manche sous le commandement de son capitaine Michel Dubocage, qu'elle a fait naufrage sur les roches de la Natière. Quarante-cinq ans plus tard, le 6 mai 1749, la frégate l'Aimable Grenot, bâtie en 1747 à Granville par l'armateur Léonor Couraye du Parc, y coule à son tour alors qu'elle débutait son premier voyage au commerce, après deux ans de campagnes corsaires. Englouties aux portes de l'une des cités corsaires les plus célèbres au monde, ces deux frégates ne sont donc pas malouines mais normandes. Elles révèlent ainsi les liens étroits, économiques et familiaux, tissés entre la prospère cité malouine et les armateurs normands et soulignent la place de Saint-Malo dans les échanges maritimes de la période.
Pour l'archéologue familier des épaves, l'immersion au cœur des archives est un passionnant voyage dont il ne sort pas indemne. La matérialité archéologique qui lui est familière y prend une tout autre dimension. Consignés aux minutes du greffe de l'amirauté de Saint-Malo, les inventaires de navires corsaires sont à ce titre une mine d'informations sur les vivres embarqués, la vaisselle et les outils du bord, les articles du gréement et du service des canons, voire même l'ameublement intérieur des navires. Grâce à ces archives, l'identité historique des vestiges mis au jour peut être révélée. Ainsi par exemple les découvertes d'un tonneau de viande bovine et d'ossements, de langues de porc et de bœuf sur l'épave de la Dauphine (1704), ou d'un fond de tonneau marqué BEVRE (pour beurre) sur l'Aimable Grenot (1749) (fig. 3), trouvent une singulière résonance dans la mention d'« une barrique de bœuf reliée de fer, d'un tierçon de beurre et de trois barils de langues éventées » sur la frégate corsaire malouine l'Intrépide{386}. Mais le croisement des données de fouille avec les archives mène aussi à l'identification même des termes d'archives. Ainsi des « tables de plomb », ou « plombs en table », régulièrement cités dans les inventaires de navires malouins{387} trouvent leur signification et leur matérialité au travers des vestiges des épaves de la Natière (fig. 4){388}. L'enrichissement mutuel entre les données archéologiques et les archives, qui permet à l'archéologue d'appréhender à la fois l'identification, la fonction, le coût et le mode d'approvisionnement des objets utilisés à bord, est l'un des accomplissements les plus significatifs de l'archéologie de la période moderne de ces dernières années.
Figure 3
Figure 4
L'archéologie sous-marine fournit souvent de saisissants témoignages sur le quotidien des hommes et la culture matérielle de l'équipage. D'infimes chutes de cuir témoignant de la réparation de souliers, un étui à pipe sculpté par l'un des marins, un bateau gravé dans une douelle de tonneau, un outil personnalisé, des ustensiles du chirurgien rangés au pied du grand mât, montrent ainsi, bien loin des traités et des ordonnances royales, la matérialité quotidienne du navire. Les épaves offrent en outre la perception hiérarchique et l'environnement spatial des hommes à bord. Grâce aux données archéologiques de la Natière, les caractéristiques des navires peuvent être restituées : une cale profonde et un seul pont pour la Dauphine, deux ponts pour l'Aimable Grenot. On peut cependant penser que les équipages n'y étaient pas mieux lotis. Logés en cale, les 180 hommes d'équipage de la Dauphine vivaient sans doute dans des conditions éprouvantes. Près d'un demi-siècle plus tard, le pont supérieur de l'Aimable Grenot était réservé à l'artillerie et les centaines d'hommes de l'équipage devaient s'entasser dans la pénombre d'un pont inférieur démuni de sabords. Mais c'est parfois le contexte économique d'armement du navire qui peut être appréhendé par la fouille. Ainsi, un chaudron de cuivre rapiécé {389} (fig. 5) et un canon de fonte de fer au bouton de culasse raccommodé montrent, sur l'épave de l'Aimable Grenot, l'économie et le pragmatisme de son armateur. Nul doute que Léonor Couraye du Parc, qui avait précédemment armé deux corsaires aux courtes carrières, ait privilégié l'efficacité sur la durabilité ou l'opulence lorsqu'il lance l'Aimable Grenot en 1747. Cette grande frégate de 400 tonneaux, armée de 28 à 40 canons en batterie et qui a rapporté prestige et profit à son armateur granvillais, n'offre certainement à son équipage que des conditions de vie précaires, justifiées autant par le souci d'augmenter le bénéfice que de rogner les charges.
Figure 5
Au-delà des hauts faits consignés par les sources écrites{390}, la fouille offre un contrepoint et un éclairage indispensable sur la matérialité des frégates (fig. 6). Les épaves de la Natière constituent à ce jour un témoignage exceptionnel des frégates corsaires et offrent aux archéologues une opportunité inouïe de naviguer à l'interface des routes maritimes et historiques, des données de fouille et des archives, dans l'intimité des équipages et de ceux qui, à terre, ont veillé à la destinée des navires. Mais ce privilège a un prix, car une épave est une ressource éminemment non renouvelable. Il est de la responsabilité de chacun de protéger ces témoins engloutis et du devoir des archéologues de donner du sens aux vestiges matériels des épaves, afin d'en transmettre la trace aux générations futures.
Figure 6