Le héron au long bec emmanché d’un long cou
Le semblable et le différent
Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où,
Le héron au long bec emmanché d’un long cou :
Il côtoyait une rivière.
L’onde était transparente ainsi qu’aux plus beaux jours ;
Ma commère la carpe y faisait mille tours,
Avec le brochet son compère.
Le héron en eût fait aisément son profit :
Tous approchaient du bord, l’oiseau n’avait qu’à prendre.
Mais il crut mieux faire d’attendre
Qu’il eût un peu plus d’appétit :
Il vivait de régime et mangeait à ses heures.
Après quelques moments, l’appétit vint : l’oiseau,
S’approchant du bord, vit sur l’eau
Des tanches qui sortaient du fond de ces demeures.
Le mets ne lui plut pas ; il s’attendait à mieux,Et montrait un goût dédaigneux,
Comme le rat du bon Horace.
« Moi, des tanches ! dit-il ; moi, héron, que je fasse
Une si pauvre chère ? Et pour qui me prend-on ? »
La tanche rebutée, il trouva du goujon.
« Du goujon ! C’est bien là le dîner d’un héron !
J’ouvrirais pour si peu le bec ! Aux dieux ne plaise ! »
Il l’ouvrit pour bien moins : tout alla de façon
Qu’il ne vit plus aucun poisson.
La faim le prit : il fut tout heureux et tout aise
De rencontrer un limaçon.
Ne soyons pas si difficiles :
Les plus accommodants, ce sont les plus habiles ;
On hasarde de perdre en voulant trop gagner.
Gardez-vous de rien dédaigner,
Surtout quand vous avez à peu près votre compte.
Bien des gens y sont pris. Ce n’est pas aux hérons
Que je parle ; écoutez, humains, un autre conte :
Vous verrez que chez vous j’ai puisé ces leçons.
Habits de cour
La physiognomonie, ou art de déduire la personnalité d’un homme à partir des traits de son visage, remonte au moins à l’Antiquité. C’est Cicéron qui nous l’apprend. Il rapporte l’histoire de Zopyre, mage syrien faisant profession de discerner les mœurs des hommes et leur naturel d’après « leurs corps, leurs yeux, leurs visages, leurs fronts ». Face à Socrate, il comprit immédiatement qu’il avait affaire à un homme « stupide et abruti », de surcroît « porté sur les femmes », ce qui ne manquait pas de piquant. Zopyre conclut en lui attribuant une multitude de vices. Comme tout le monde se moquait de lui, Socrate vola à son secours en expliquant que « les vices étaient bien là, mais j’en ai triomphé avec la raison »31.
Quand je lis « Le héron au long bec emmanché d’un long cou », la puissance d’évocation du poète est telle que j’ai immédiatement sous les yeux tel collègue, tel voisin, tel fonctionnaire même pas énarque et je me demande in petto si cette description correspond à quelqu’un que j’aime bien ou non. Je ne peux pas écrire ici à qui ce cliché me fait penser, car je ne voudrais pas lui faire de peine ! Suit la description psychologique, tout aussi photographique. Qui n’a connu de ces personnes, à l’image du héron, incapables d’acheter dans un magasin, passant des heures à hésiter, à procrastiner sans fin devant une paire de chaussures, un petit tailleur en soldes, une pipe en écume ou en bruyère et finalement se décider trop tard et repartir « Gros-Jean comme devant » ?
C’est l’histoire de l’âne de Buridan, aussi assoiffé qu’affamé, à distance égale d’un picotin et d’un seau d’eau : il n’a pas réussi à se décider entre les deux et a fini par mourir… de soif ou de faim, nul ne sait. Sacrée bourrique !
Le Grand Siècle fut le siècle des conventions et des codes vestimentaires stricts. L’étiquette de la Cour, le formalisme des relations sociales faisaient que n’importe quel noble débarquant à Versailles savait le rang de celui qu’il avait en face de lui : laquais ou seigneur, duchesse ou bâtarde. Vilain ou Prince du sang. Les rubans, la hauteur de la perruque, sa forme, les armoiries constituaient autant d’indicateurs et permettaient automatiquement d’identifier son interlocuteur à une époque où se présenter ou demander à l’autre de se présenter étaient une sorte de déshonneur.
En ces temps où une femme portant des pantalons pouvait se faire condamner, où une femme ménopausée continuant à se maquiller et à séduire pouvait se retrouver condamnée au bûcher pour sorcellerie, où la perruque était une quasi-obligation pour les personnes de qualité, la description méticuleuse de La Fontaine prend un relief tout particulier.
Une chose est certaine, ce héron-là n’est pas une personne de qualité mais plutôt une sorte de parvenu, un bourgeois gentilhomme, car il est obligé de travailler pour se nourrir… De plus, le fabuliste lui donne ce conseil : « Gardez-vous de rien dédaigner. » Or, pour un aristocrate, au xviie siècle comme aujourd’hui d’ailleurs, le dédain est une sorte d’obligation professionnelle !
***
Je tremble déjà à l’idée que le moins sourcilleux des professeurs de français sautera au plafond, tombera de sa chaise avant de m’aplatir comme une crêpe en découvrant le traitement que j’ai osé faire de cette fable.
« Quoi ! Mais vous n’y pensez pas voyons, le héron conte l’histoire de l’insatisfaction, la tragédie de celui qui ne sait pas se contenter de ce que la vie lui envoie, l’horreur de l’hésitation. Il fustige le dédain, la suffisance qui mène à l’indigence ou pis, à l’inanition… Il ne fait que recommander au lecteur le contentement, le bonheur parfait de celui qui modestement accepte sans se poser de questions les cadeaux de la vie… C’est un hymne au carpe diem… »
Tout cela est vrai. Pourtant le génie de La Fontaine est d’avoir réussi à frapper ses lecteurs en dressant le portrait visuel du frustré. En l’ancrant dans l’imaginaire collectif. C’est à jamais désormais que l’on pensera à un personnage au long nez et au cou maigre, un peu déplumé du crâne, dégingandé, en évoquant ce genre de type dédaigneux, jamais content de ce qu’il a ou pourrait avoir. Imaginez que La Fontaine ait peint un petit porcelet dodu au ventre rebondi pour décrire ce caractère… Qui l’eût cru ? Qui l’eût mémorisé ?
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La reconnaissance, l’identification de l’autre, qu’il appartienne à la même espèce ou qu’il soit du même genre ou d’un genre différent, est une question cruciale pour tout être vivant. Il est impératif pour la survie d’un groupe ou d’un individu de repérer immédiatement si la créature qui approche est :
1) de la même espèce ; si oui, s’il est :
– du même clan ou non : deux loups mâles alpha qui se croisent à la frontière de leurs territoires respectifs n’auront pas la même réaction que deux loups mâles de la même meute. Le marquage des frontières par phéromones évite beaucoup de mauvaises surprises ;
– du même rang ou non : à l’intérieur d’une bande, le macaque mâle dominant un harem qui rencontre un jeune mâle sans femelles affirmera immédiatement sa domination par des mimiques, gestes et attitudes appropriés. Le jeune fera de même, chacun des deux au premier coup d’œil sachant qui est le supérieur. Si l’étranger au harem refuse de se soumettre et de quitter les lieux, le conflit est inévitable ;
– du même sexe ou non : selon l’époque de l’année, un cerf de passage qui rencontre une biche détectera immédiatement si celle-ci est dans une période fécondable ou non et tentera de
lui faire savoir… si elle consent et à condition qu’il n’y ait pas le légitime propriétaire dans le coin ;
– hostile, amical ou indifférent : un lion croisant un autre mâle sait grâce à un ensemble de mimiques quelles sont les intentions, belliqueuses ou amicales, de son collègue ;
2) d’une autre espèce : si oui, s’il est une proie, un prédateur, un allié, un compétiteur, ni l’un ni l’autre. Ainsi, un gnou qui croise un zèbre ne se comporte pas de la même manière qu’avec un lion :
– s’il s’agit d’un zèbre, notre gnou sait qu’il n’a rien à craindre pour sa vie ; il tentera en revanche de profiter des capacités de détection du zèbre en le surveillant du coin de l’œil, l’ongulé étant très apprécié dans la savane pour ses qualités de guetteur, dues à ses compétences visuelles et auditives ;
– s’il s’agit d’un lion, le gnou devra naturellement s’inquiéter davantage. Mais selon que le lion est repu ou en chasse, le gnou agira différemment : il connaît parfaitement l’éthologie comportementale du lion et sait tout de suite si celui-ci a faim ou non et s’il est regardé d’un œil gourmand ou indifférent ;
– enfin, le même gnou broutant en compagnie d’une tortue terrestre ne lui prêtera aucune attention. La tortue, elle, ne le verra même pas, aucun des deux ne pouvant tirer profit des stratégies de survie de l’autre.
Pour comprendre l’importance de ce système d’identification de l’autre, il suffit d’observer le comportement des animaux qui nous sont les plus familiers : les chiens. Dès que Médor voit un humain, il le flaire, l’observe, bref, cherche à savoir s’il s’agit d’un humain connu, maître, famille du maître, ami ou d’un étranger. En présence du maître, il adopte dans un premier temps une position de soumission, tête basse, oreille baissée, queue battante, ou un comportement de reconnaissance amicale en lui faisant fête – léchage, jeux, jappements joyeux. S’il s’agit de quelqu’un qu’il ne connaît pas, l’animal observera l’attitude de son maître : amical, indifférent, hostile.
Il calquera alors son comportement sur celui-ci et se montrera agressif (face à un possible agresseur), indifférent (dans la rue avec les passants anonymes), amical mais avec une retenue plus ou moins grande selon la façon de faire du chef.
Si d’aventure Médor, encore jeune chiot, rencontre un chaton, il se montrera amical et confiant dans un premier temps. Le chiot est gentil par nature. Il adoptera d’instinct les attitudes amicales de son espèce : queue battante, oreilles couchées, tête basse attendant la caresse. Le félin, de son côté, voit approcher un monstre deux fois plus gros que lui exhibant tous les signes d’agressivité qu’il repère en tant que minou : oreilles et tête basses, queue agitée et, simple réflexe de survie, lui enverra un bon coup de griffe en visant particulièrement les yeux… Le pauvre chien frustré dans son mouvement d’amitié ne comprendra rien à cet animal sournois qui ne se montre amical à son endroit que pour mieux l’attaquer. Il en tirera les conclusions qui s’imposent : le chat est un animal fourbe et dangereux qu’il convient d’attaquer et de chasser systématiquement. C’est cette grammaire opposée des signes d’amitié ou d’hostilité qui fait que les deux espèces s’entendent comme chiens et chats. Seuls les chiots et chatons élevés ensemble apprennent le langage de l’autre espèce et finissent par s’entendre.
Communication végétale en cas d’agression
Il existe en Afrique du Sud une variété d’acacia dont le métier est de servir de fourrage aux élans du Cap. Tout le monde, végétaux comme bétail, semble satisfait de cet arrangement, sauf s’il y a surpâturage du fait d’un élevage trop intensif en espace clos. Dans ce cas, tous les acacias du coin deviennent toxiques comme un seul homme et se mettent à faire mourir les animaux.
Comment expliquer un tel phénomène ?
Les arbres surexploités dégagent une phéromone capable d’informer leurs collègues du danger afin qu’ils prennent les mesures qui s’imposent.
Quant aux érables, leurs stratégies sont encore plus sophistiquées. Quand l’un d’entre eux est trop brouté, il lance un programme qui rend ses feuilles toxiques en augmentant sa production de tanin. Mais comme ce processus prend beaucoup de temps, il libère de l’éthylène qui sera capté par les arbres voisins, lesquels, aussi sec, se mettent eux aussi à augmenter leur toxicité et gagnent ainsi un temps précieux.
Le peuplier, le tabac et le chou auraient également recours à ce type de communication chimique à distance. Certains scientifiques pensent que certaines plantes communiquent par leurs racines, mais cela reste à confirmer.
Un conseil cependant : si par hasard le lecteur jardinier surprend deux choux en train de discuter dans son potager, il doit discrètement se retirer sur la pointe des pieds car ils sont certainement en train de parler de la naissance des petits garçons. Quant aux roses, c’est une histoire de filles… Je n’ai aucune compétence ni accès à leur pré carré.
Et nous ?
Le héron est d’abord et avant tout un être grand et maigre. Il s’agit bien d’un homme puisqu’il a des pieds, pas des pattes. Et on sait qu’il est mieux d’être grand avec des longs pieds, comme François I
er, Charles de Gaulle ou Jacques Chirac, pour entrer au panthéon des Grands Hommes… et que les hommes petits se font traiter de roquets dès lors qu’ils aboient. Ou plutôt qu’ils jappent. Napoléon et Sarkozy en ont fait la cruelle expérience ! Pourtant, quand on est aussi maigre qu’un héron, on risque de se faire traiter d’échalas, d’épouvantail à moineaux, de Gaston Lagaffe, de Grand Duduche. De face de Carême : on devient long comme un jour sans pain… Car le maigre est suspect de suivre un régime, donc de n’être pas un bon vivant. Attention à l’anorexie et à l’orthorexie
33 !
Que de signaux La Fontaine nous envoie en deux vers car l’homme n’échappe évidemment pas à toutes ces règles de
reconnaissance. Créature de nature et de culture, comme beaucoup d’autres animaux, l’être humain obéit à la fois à ses instincts et à ses coutumes. Chaque fois que nous croisons un congénère, sans nous en rendre compte, nous émettons et vérifions un certain nombre de paramètres qui nous permettent de savoir dans un premier temps s’il est un homme ou une femme, connu ou non, amical ou hostile, quel est son âge, s’il est fécond, disponible, consentant ou non…
Si un automobiliste chétif est pris à partie par un routier musclé, ce dernier exprime parfois son vif mécontentement en pénétrant dans la bulle du premier, c’est-à-dire en lui parlant à moins d’un mètre… par exemple, à 10 cm de son visage. Le message hostile est automatiquement capté, même s’ils ne parlent pas la même langue. Généralement, l’automobiliste prend ses jambes à son cou. C’est du moins le conseil de l’auteur.
Dans un second temps, nous cherchons à repérer sa tribu, son clan : les Kabyles, les Siciliens, Savoyards, Parisiens, Auvergnats, bourgeois, prolétaires, basketteurs, philatélistes, banlieusards, urbains, skateurs, conchyliculteurs, que sais-je ! L’humain a en permanence besoin de s’informer pour se rassurer et aussi pour communiquer, exactement comme nos ancêtres Cro-Magnon. Quartier par quartier, nos ados portent des marques précises de vêtements spécifiques, des piercings, des tatouages qui leur permettent de savoir d’où chacun vient et quel est son milieu. Un ado griffé Nike, Converse, Pepe jeans ou Lacoste (quartier difficile) n’adressera pas la parole à un ado sans marque ostentatoire (quartier chic). Dans certains quartiers, ils marquent leur territoire grâce à des tags répertoriés et se gardent bien d’empiéter sur celui des bandes rivales. La gestuelle d’un rappeur n’est pas celle d’un rocker et nos jeunes savent parfaitement décrypter la différence. Récemment, un de mes enfants m’expliquait : « Regarde comme il tient son micro, c’est un rappeur ! »
L’ensemble de ces données nous pousse à éprouver quasi instantanément des sentiments qui vont de l’amour ou la
sympathie à la peur, la haine, l’antipathie ou l’indifférence. Le plus souvent, nous ne nous posons pas la question des raisons profondes de ces sentiments d’attirance ou d’aversion. Je sais que je n’aime pas cette personne. Je le sais d’instinct… mais pourquoi ? Question d’intellectuel !
Pourquoi suis-je attiré par la catégorie de gens « hérons aux longs becs emmanchés de longs cous » et pas par les « bull-dogs aux museaux aplatis suivis d’un cou court », ou le contraire ? Mystère et boules de gomme. Toujours est-il que la physionomie, les mimiques, l’allure de mon prochain sont des mines d’informations qui vont me permettre, si je suis gendarme, d’arrêter en toute inconscience un individu coupable du délit de sale gueule. Le racisme, la ségrégation n’ont pas d’autre origine que l’hostilité de certains à telle ou telle autre catégorie de personnes accusées d’avoir une tête, une odeur, une couleur, une allure, des mœurs antipathiques, antithétiques des leurs.
Les Chinois traditionnels ont du mal avec les « pue-le-lait » occidentaux, coupables à leurs yeux d’avoir un teint blafard rappelant celui du cadavre et de dégager une odeur de laitage qu’ils ont en horreur, tant elle évoque la mort dans l’Empire du milieu. Nombre de Bantous méprisent les Pygmées, trop petits et trop sylvestres pour être vraiment des hommes. Beaucoup de « Français qui se veulent de souche » redoutent les Arabes, les Noirs, trop différents en termes de couleur, de cheveux. Les Allemands avec les Turcs, les Américains avec les Indiens, les Aztèques avec les Chichimèques, les Australiens avec les Aborigènes… La liste est longue de nos rejets.
Étant à l’origine des animaux arboricoles, donc avant tout visuels, nous utilisons en premier lieu nos yeux pour ce travail de reconnaissance. Ceci ne nous empêche pas de le compléter avec nos autres sens, ouïe, odorat. La langue, l’accent, les expressions langagières, le fumet de l’autre nous permettent d’affiner ce que nos yeux nous ont appris.
En une fraction de seconde, nous inspectons le regard de l’autre, l’expression de son visage qui peut être souriant ou
agressif, bref, tout le langage de son corps, les mains ouvertes ou les poings serrés, la démarche, l’inclinaison du tronc. Sa distance, respectueuse ou violant la bulle de sécurité. Il s’agit pour nous d’une question de survie : la moindre erreur d’interprétation risquerait de provoquer des conflits ou des quiproquos dramatiques.
Internement
La scène se passe dans les années 1970 et, rien que de l’évoquer, j’en ai encore honte.
Il est 18 heures, on est en hiver et la nuit est tombée depuis longtemps. Je me retrouve seul à la consultation des urgences psychiatriques d’un grand hôpital général lyonnais. Un service en travaux. Mon bureau et celui du secrétariat sont les seuls havres de vie dans un ensemble de couloirs et de chambres fermés, remplis de gravats. La secrétaire est partie et je suis mal à l’aise dans cet univers à la Shining. Mon téléphone retentit et résonne, lugubre.
C’est la police.
Ils m’annoncent qu’ils m’amènent un individu dangereux, deux fois échappé de l’asile. Je dois l’examiner en vue d’une éventuelle hospitalisation sous contrainte. Il sort de prison. Je n’ai pas le temps de répondre que le brigadier a raccroché. Dix minutes plus tard, j’entends la sirène. Aperçois le gyrophare. Deux hommes en uniforme descendent du fourgon. Ils encadrent un grand noir athlétique. Lui ôtent ses menottes. Repartent sirènes hurlantes vers de nouvelles aventures. Je n’ai pas eu le temps de dire ouf… Nous sommes chacun à un bout du couloir, lui et moi. Il me repère ; comme dans un ralenti de cinéma, je le vois plonger sa main dans sa veste. J’ai l’impression de jouer le rôle de Clint Eastwood dans
Le Bon, la Brute et le Truand. Le duel de la fin. Je sais maintenant d’où viennent les expressions « sueurs froides », « froid dans le dos », « poils qui se hérissent ». Enfin, au bout d’une interminable seconde, l’homme retire la main de sa poche intérieure. Il tient… son portefeuille. Me sort ses papiers d’identité. J’ai eu tellement peur que je l’examine peut-être un peu rapidement et que… je l’interne. Certes, il était malade,
délirant, mais j’aurais peut-être pu le convaincre d’accepter une hospitalisation normale. Le pauvre ne m’avait pourtant rien fait, s’était montré respectueux, correct, un peu intimidé.
Des dizaines d’années plus tard, je me demande si j’aurais agi de même s’il n’avait pas été noir, si je n’avais pas été seul, si j’avais été un peu plus aguerri… et surtout, un peu moins lâche.
Voyeurisme
C’est l’expression de ses yeux, miroirs de l’âme, qui me renseignera le plus sûrement sur les intentions de l’autre à mon égard. C’est pour cette raison que je ne supporte pas de ne pas pouvoir scruter les yeux de mes semblables. Dans beaucoup d’endroits, d’ailleurs, il est considéré comme malpoli de porter des lunettes de soleil à l’intérieur des maisons. Ces accessoires sont faits pour se protéger du soleil ou pour signaler une cécité, les aveugles, par définition, ne constituant pas une menace. Récemment, à la clinique, un jeune homme s’est fait copieusement enguirlander par d’autres patients car il gardait ses lunettes à table. Loin d’entrer en rébellion, il a docilement ôté le corps du délit, révélant une belle conjonctivite purulente. Il a obtenu des excuses.
Les personnages comme Philippe Manœuvre qui portent en permanence des lunettes noires sont pour toutes ces raisons l’objet de fréquentes critiques et de réactions hostiles. Pourtant, le critique musical envoie un message des plus clairs : je suis une créature de la nuit, j’appartiens à la tribu musicale du rock et la lumière du jour m’indispose. C’est son passeport ethnique en quelque sorte. Porter des lunettes noires chez les people envoie un autre message : je suis très célèbre et je minimise ainsi les risques d’être repéré par les paparazzi. Plus les lunettes noires sont voyantes, plus je pense être incognito !
N’importe quel Papou repère au premier regard le statut social de l’autre guerrier croisé dans la forêt : en fonction des vêtements, étuis péniens, tatouages, scarifications, attitude, il
sait si c’est un chef, s’il est de la même tribu, s’il est amical, à la recherche d’un trophée…
Si je suis un homme, le diamètre pupillaire des femmes que je croise va me renseigner quant à leurs intentions à mon égard. Si à ma vue de mâle potentiel leurs pupilles restent serrées, je sais inconsciemment que je n’aurais aucune chance, alors que s’il se dilate tous les espoirs me sont permis. Les femmes, quant à elles, ne se font aucune illusion. Elles savent d’expérience que, contrairement à elles, les hommes sont éthologiquement toujours d’accord et, théoriquement du moins, toujours d’attaque. Peu leur chaut dès lors le diamètre pupillaire de leurs éventuels partenaires. C’est à un autre diamètre qu’elles s’intéressent et sur les plages, leurs regards se portent en premier lieu sur… les fesses des hommes, garantes d’un bon coup de rein. Les femmes sont des êtres purs et pragmatiques ! Au marché de la vie, avant de se payer une banane ou deux mandarines, elles ne se contentent pas de l’aspect extérieur : elles palpent, explorent, hument !
Machiste comme idée ? Pas sûr…
Être vu sans pouvoir voir met d’emblée en situation d’infériorité et constitue une sorte de déclaration de guerre implicite. C’est comme si l’on était guetté par un prédateur à l’affût dont on ne parvient pas à deviner les intentions. Il n’y a donc rien d’étonnant de constater les mouvements agressifs que le port de la burqa ou du niqab suscite dans nos contrées occidentales, au point que différents pays d’Europe ont voté ou préparent des lois spécifiquement destinées à interdire le voile intégral dans les lieux publics. Peu importe que ces réglementations soient d’application difficile, voire impossible, constituent pour les juristes une sorte de ségrégation basée sur la culture ou la religion : l’important est de montrer son opposition à une manière d’être considérée comme potentiellement menaçante, « mettant en péril l’ordre et la sécurité publique ».
Un autre aspect rend difficile le port de ce costume d’origine moyen-orientale. Le fait de savoir que quelqu’un d’autre
est susceptible de me regarder alors que je ne suis pas en mesure de vérifier s’il le fait réellement ou non me place dans la position de l’exhibitionniste malgré lui : le vécu de celui qui prend un bain dans sa salle de bains en sachant qu’un étranger le regarde
peut-être à travers le trou de la serrure. Situation insupportable entre toutes !
Le choc des cultures
Si je ne suis plus capable de déchiffrer la grammaire des signes et attitudes de l’autre, donc de savoir s’il est ami ou ennemi, j’ai automatiquement peur. Il est possible que les Cro-Magnon aient fait la guerre aux Néandertaliens pour ce genre de raison, même si l’on n’en a aucune preuve. Le haka des joueurs de rugby néo-zélandais, cette danse faite d’attitudes et expressions exotiques étranges, a un sens obscur pour l’adversaire, mais reste suffisamment clair pour frapper l’adversaire de terreur et de stupeur. Si le groupe tribal que j’ai en face a des comportements tellement différents des miens que je ne sais plus où j’en suis, ce que ces gens me veulent, je risque à mon tour de devenir menaçant. C’est à ce moment que de vieux souvenirs historiques remontent dans l’imaginaire collectif. N’entend-on pas ici ou là des « bons citoyens français de souche » en appeler à Charles Martel arrêtant les Sarrasins à Poitiers quand ils aperçoivent un tchador ou une burqa ? Ou à Constantinople ou Vienne assiégées par les Turcs ? Comme si la présence généralement furtive de quelques malheureuses soumises à leur prison de tissu pouvait menacer l’intégrité du territoire national !
Cette tenue nous est tellement étrangère qu’elle donne parfois lieu à des incidents cocasses. Ainsi, il y a peu, dans la rue, un groupe de jeunes filles a commencé à insulter dans leurs dos deux femmes vêtues de longues robes noires, surmontées d’un voile de même couleur et qui se promenaient dans le centre-ville. Surprises, les deux femmes se sont retournées et ô
stupeur, il s’agissait de deux religieuses, deux « braves » franciscaines qui regagnaient leur couvent sans se douter une seconde de l’ambiguïté de leur costume dans le monde d’aujourd’hui. Elles n’en sont sans doute pas encore revenues !
Il est très probable qu’en Afghanistan la communication passe par d’autres canaux que le regard et que, lorsque deux personnes se croisent et que l’une d’entre elles ou les deux sont intégralement voilées, chacune des deux est capable de décrypter la grammaire des gestes et de connaître les intentions, l’état d’esprit de l’autre. Amie ou ennemie ! Il faut en effet comprendre que pour les femmes de culture traditionnelle qui vivent en France, mais qui n’y sont pas nées, n’y ont pas été scolarisées et n’ont pas eu de contacts avec notre société et notre culture, notre gestuelle est tout aussi incompréhensible que la leur l’est pour nous. Je ne parle évidemment pas de celles qui sont nées en France, ont été scolarisées chez nous et ont adopté ce costume par pure provocation ou pire encore, ont été contraintes par un mari intégriste.
Mais pour celles qui sont arrivées adultes en Europe et qui, pour différentes raisons, n’ont pas eu de contacts avec notre société, nos réactions d’hostilité vis-à-vis d’un costume pour elles naturel apparaissent comme injustes et inintelligibles. Imaginons une jeune Française qui se rendrait à Téhéran totalement ignorante des coutumes iraniennes, enfilerait une minijupe et un haut « bain de soleil » pour se faire bronzer sur une des places de la ville. On peut supposer que les réactions agressives ne tarderaient pas tant ce comportement apparaîtrait comme provocateur, incongru, alors que la même attitude avec la même tenue ne l’est pas à Saint-Tropez ou à Biarritz.
Répétons-le, la grammaire des attitudes corporelles varie selon la culture, et ce qui paraît obscène à l’un sera tout à fait normal pour l’autre. Mon arrière-grand-père se plaisait à raconter une anecdote qu’il jugeait cocasse. L’affaire se situe à la fin du
xixe siècle. Jeune militaire, mon aïeul patrouillait à cheval dans les campagnes de Tunisie. Cheminant à l’impro
viste près d’un lavoir, il surprit sans le vouloir un groupe de femmes en train de faire leur lessive. Elles avaient posé leurs voiles un peu plus loin. Un peu trop loin. Effarées, celles-ci, d’un seul mouvement, retroussèrent leurs robes pour se recouvrir le visage. Et c’est ainsi que mon ancêtre passa en revue une rangée de fesses découvertes certes, mais parfaitement anonymes. L’honneur de ces paysannes était sauf ! Il en a ri jusqu’à la fin de ses jours, mais il est probable que les femmes n’en firent pas moins. Je ne pense pas néanmoins qu’elles en aient parlé à leurs maris…
Interdire le voile chez nous, le bikini là-bas, est une question juridique qui n’entrera pas dans mon propos. En revanche, la question est importante de savoir pour quelle raison, selon notre culture, nous ne supportons pas les accoutrements, comportements ou aspects physiques trop « exotiques ». C’est en effet le fondement de la xénophobie, peur de l’étranger.
Il n’y a pas si longtemps, une exposition itinérante à travers la France permettait aux citoyens supposés aryens de repérer « en toute certitude scientifique » le nez crochu, les lèvres lippues, les cheveux crépus du Juif et de l’expédier dans un camp de la mort. On le voit, le sujet n’est pas léger !
Enfin, on pourrait se demander pourquoi La Fontaine a choisi un héron pour décrire un être pusillanime, prétentieux et finalement pas très malin. On peut – c’est le psychiatre qui parle – imaginer qu’à un moment ou à un autre de sa vie, il a rencontré un personnage de ce genre avec un long nez emmanché d’un long cou…