La laitière et le pot au lait
Aux sources de l’économie
Perrette, sur sa tête ayant un pot de lait
Bien posé sur un coussinet,
Prétendait arriver sans encombre à la ville.
Légère et court vêtue, elle allait à grands pas,
Ayant mis ce jour-là, pour être plus agile,
Cotillon simple et souliers plats.
Notre laitière ainsi troussée
Comptait déjà dans sa pensée
Tout le prix de son lait ; en employant l’argent ;
Achetait un cent d’œufs, faisait triple couvée :
La chose allait à bien par son soin diligent.
« Il m’est, disait-elle, facile
D’élever des poulets autour de ma maison ;
Le renard sera bien habile
S’il ne m’en laisse assez pour avoir un cochon.
Le porc à s’engraisser coûtera peu de son ;
Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable :
J’aurai, le revendant, de l’argent bel et bon.
Et qui m’empêchera de mettre en notre étable,
Vu le prix dont il est, une vache et son veau,
Que je verrai sauter au milieu du troupeau ? »
Perrette, là-dessus, saute aussi, transportée :
Le lait tombe ; adieu veau, vache, cochon, couvée.
La dame de ces biens, quittant d’un œil marri
Sa fortune ainsi répandue,
Va s’excuser à son mari,
En grand danger d’être battue.
Le récit en farce en fut fait ;
On l’appela le pot au lait.
Quel esprit ne bat la campagne ?
Qui ne fait châteaux en Espagne ?
Picrochole, Pyrrhus, la laitière, enfin tous,
Autant les sages que les fous.
Chacun songe en veillant ; il n’est rien de plus doux :
Une flatteuse erreur emporte alors nos âmes ;
Tout le bien du monde est à nous,
Tous les honneurs, toutes les femmes.
Quand je suis seul, je fais aux plus braves un défi ;
Je m’écarte, je vais détrôner le Sophi ;
On m’élit roi, mon peuple m’aime ;
Les diadèmes vont sur ma tête pleuvant :
Quelque accident fait-il que je rentre en moi-même,
Je suis Gros-Jean comme devant.
Économie politique
Notre gentil poète était-il le lointain précurseur d’Aragon ? Militait-il chez Marx et Lénine ? Georges Marchais aurait-il pu être son maître à penser ? Penseur du Grand Soir, voulut-il venger Fouquet en destituant Colbert, qui s’enrichit à peu près autant que son prédécesseur sans qu’aucun pensât jamais à l’en blâmer, Louis XIV moins que tout autre ? La Fontaine n’osa pourtant jamais mettre en scène une fable intitulée « L’Écureuil et la couleuvre », qu’imprudemment Fouquet commanda à son peintre pour Vaux : l’écureuil, animal financier par excellence, symbolisa le grand Argentier avant de devenir l’emblème de la Caisse d’épargne, alors que la couleuvre, coluber en latin, était la transparente déformation du nom de Colbert. Ce dernier apprécia à sa juste mesure et le fit savoir à l’insolent.
On pourrait certes se demander si le fabuliste n’avait pas un fond révolutionnaire quand on lit cette charge contre le système capitaliste imaginé par Perrette, présentée au final comme une jeune sotte inconséquente. C’est ce même La Fontaine qui rend antipathique la fourmi, laquelle n’est pas prêteuse et entasse les vivres pour l’hiver, condamnant à la famine au nom du libéralisme économique les insectes « fort démunis » du fait de leur dispendieuse imprévoyance. Il n’était apparemment pas partisan de l’épargne, encore moins de la spéculation. Il n’était certes pas un grand économe, encore moins un économiste.
Il n’est que de lire « Le savetier et le financier » pour s’en convaincre un peu plus : préfigurant les mésaventures bien connues des pauvres qui deviennent subitement riches grâce à la loterie nationale ou l’Euromillion, il décrit un pauvre artisan (savetier) qui subitement devient riche (financier). Le souci de gérer sa fortune ou, du moins, de ne pas se faire voler ses biens tient tellement notre ancien pauvre en éveil (insomnie anxieuse) qu’il craque (burn-out) et ne doit le retour à la tranquillité qu’au retour à son ancien statut de pauvre, le bonheur en somme, vu des beaux salons parisiens… une autre planète.
Encore une fois notre moraliste suit l’adage : « Faites comme je dis, pas comme je fais », lui qui courait les subventions mais condamnait l’appât du gain.
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L’argent ne fait pas le bonheur
Encore une fable sur le sentiment de résignation nécessaire que chacun doit éprouver face à son destin, qu’il soit paysan ou souverain ! Le fabuliste se situe dans la logique sociologique de son temps : le pauvre doit rester pauvre, le paysan, paysan, et l’aristocrate est encore très loin de la lanterne. C’est aussi et encore une fois une dissertation à orientation sexiste, tendance macho, thème auquel La Fontaine nous a habitués. Le sujet commence à être rebattu.
L’époque n’était guère favorable aux entrepreneurs populaires, au rêve américain de petits commis désargentés devenant de riches banquiers, à l’image de Rockefeller. Moins prudent que Colbert, le surintendant roturier Fouquet avait sans doute trop rêvé de grandeur sous la vaste coupole de son château de Vaux-le-Vicomte. Sa chute fut encore plus cruelle que celle de la pauvre Perrette et de sa micro-entreprise. Vouloir échapper à son pauvre sort est au mieux un délire, au pire une impertinence, et la justice immanente le rappellera à point nommé à Perrette qui, dans un pur moment d’inconscience, fait exactement comme le corbeau en train de rêver d’avoir sa part du fromage social : elle oublie les lois de la gravité et laisse tomber sa cruche. Sauf qu’elle est elle-même son propre renard. Dure morale !
L’idée d’une créature animale qui rêve de sortir de sa condition pour devenir un être supérieur n’a guère de sens en éthologie, sauf si l’on songe à la chenille qui rêve de devenir papillon au risque de se brûler les ailes à la première chandelle de rencontre, à moins d’être stoppée dans son envol par les rets d’une traîtresse araignée, mygale, mi-veuve noire. Triste conclusion de La Fontaine qui finalement nous livre dans sa morale qu’il est interdit, et même dangereux de rêver. Est-ce pour cette raison que, dérogeant à ses habitudes, le fabuliste n’a pas mis en scène des bêtes, mais une simple fermière ? Le capitalisme populaire serait-il le propre de l’homme ? Pourtant, la réflexion sur les différents comportements économiques rencontrés dans les règnes animal et humain est à la fois féconde et originale. Différente de L’Avare et de sa maladie, plus sociologique que l’oncle Picsou, Perrette nous ouvre des horizons insoupçonnés.
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Quels sont les différents systèmes économiques adoptés par les bêtes ?
La plupart des espèces animales se comportent comme nos ancêtres les plus primitifs du paléolithique, se contentant d’arpenter la forêt ou la savane et consommant au fur et à mesure ce qu’ils trouvent ou attrapent. Ils appliquent la parole de l’Évangile et ses curieux conseils d’imprévoyance : « Regardez les oiseaux du ciel ; ils ne sèment ni ne moissonnent, ni ne recueillent en des greniers et votre Père céleste les nourrit » (Mathieu 6, 26). Vivent les cigales et les fermières non rêveuses ni spéculatrices.
Et encore, il est possible pour ne pas dire probable que nos préhistoriques aïeux aient d’une manière ou d’une autre stocké des réserves, un des nombreux propres de l’homme étant la capacité d’anticiper, contrairement à la plupart des carnivores, lions, gazelles, ours blancs, phoques, bref, l’immense majorité
des espèces qui vivent au jour le jour. Il est en effet pensable que, dès que le feu fut maîtrisé, la viande fut fumée, boucanée, conservée. On peut aussi imaginer que les champignons, les céréales sauvages, certains fruits, noix et noisettes étaient séchés et mis de côté.
Pourtant, certains animaux sont capables de se montrer plus prévoyants que les oiseaux du ciel. Certains crocodiles stockent leurs proies sous les berges pour s’en repaître plus tard, une fois qu’elles sont convenablement faisandées. Les léopards sont plus faibles que les lions ou les hyènes et ont un appétit limité. Quand ils parviennent à attraper une antilope trop grosse pour être dévorée en un seul repas, ils se dépêchent de la hisser sur une haute branche, hors d’atteinte des (plus) grands carnassiers, en dévorent une partie, en donnent une autre partie à leurs petits et reviennent plus tard pour terminer leurs agapes. Les lions isolés peuvent aussi dissimuler les restes de leurs proies sous des branchages pour les terminer le lendemain.
Parmi les animaux herbivores qui hibernent plus ou moins, les hamsters sont les champions du stockage, passant le plus clair de leur temps à la belle saison à amasser d’énormes quantités de céréales au fond de leurs terriers, ce qui leur permet de… casser la graine quand ils se réveillent en hiver. Les marmottes font de même. Tous ces petits animaux prévoyants ne sont pas trop épuisés et amaigris au retour du printemps ! L’écureuil, dissimule de la nourriture pendant l’été et surtout en début d’automne, noisettes, noix, glands, pour en retrouver quelques-uns au cours de l’hiver quand il s’éveille de sa semi-hibernation. Ceux qu’il ne retrouve pas vont germer et il contribue ainsi à l’économie durable de la forêt.
Comme les abeilles, les fourmis n’en sont plus depuis longtemps au stade des chasseurs-cueilleurs. Elles ont fondé des villes avec des voies de circulation, des conduits d’aération, cultivent des plantes et élèvent des animaux comme les pucerons qu’elles traient avec gourmandise. Elles ont aussi des métiers spécialisés : les « fourmis pots à miel », par exemple,
ont pour fonction de stocker le nectar dans leurs corps dilatés façon baudruche et de se le laisser soutirer par leurs collègues à la fois ouvrières ou soldates et gourmandes. Par ailleurs, on l’a vu, leur système économique est des plus sophistiqués et fait parfois appel à l’esclavage. Exactement comme nous.
Mis à part la nourriture, c’est sans aucun doute le territoire qui est l’enjeu des plus âpres conflits de propriété. Que l’animal soit solitaire comme le tigre ou le léopard, social comme le loup ou le lion, végétarien comme le lémurien ou le gorille, omnivore comme le chimpanzé ou le sanglier, tous ont une obsession : l’inviolabilité de leurs domaines.
Comme nous, beaucoup d’espèces animales utilisent des systèmes de bornage et de marquage qui permettent de savoir où sont les frontières des terrains appartenant aux individus. Le plus répandu d’entre eux est le marquage olfactif : nombre d’animaux urinent à la frontière de leur domaine ou frottent leurs glandes odorantes aux arbres et aux pierres, bref, utilisent tous les moyens de préférence olfactifs pour indiquer aux autres individus ou aux autres clans de leur propre espèce jusqu’où ils peuvent se rendre sans enfreindre l’intégrité d’un domaine généralement conquis de haute lutte.
Chez les oiseaux où l’odorat est moins performant, c’est le chant, donc le marquage auditif, qui fait foi. Quand le canari ou le rossignol chantent, c’est un peu pour attirer des femelles et beaucoup pour tenir à distance les rivaux. Intermédiaires entre le héraut et le notaire, ils proclament inlassablement les limites de leurs propriétés.
Mais ce que la plupart des animaux considèrent le plus passionnément comme leur, ce sont leurs petits. Il existe certes des espèces comme de nombreux poissons, coraux, insectes et reptiles où l’instinct de propriété parentale n’existe pas et où même les adultes ne dédaignent pas de croquer à l’occasion certains de leurs rejetons. Néanmoins, les mères poules, les pères hippocampes, les mamans juives (à l’image de toutes les mères « normales ») apparaissent comme la norme la plus
répandue dans la nature. On note aussi que plus une espèce est élevée dans l’échelle de l’évolution, plus elle prend soin de ses petits et qu’à ma connaissance, aucun mammifère ni aucun oiseau ne les abandonnent dans la nature à la naissance.
Le propre de l’homme (le vrai !)
« La propriété, c’est le vol ! »
Ce cri du cœur de Proudhon correspond à la réalité à au moins un titre. En effet, sans propriété, il ne saurait y avoir de vol, puisque l’on ne peut dérober à autrui que ce qu’il considère comme sien, ce qui fait qu’a contrario le vol fonde la notion de propriété. En effet, s’approprier un bien ou une personne peut-il être considéré comme un vol si l’on admet que les choses devraient par principe appartenir à la communauté, comme chez les fourmis, animaux qui sans aucun doute ont lu cet auteur ? Mais alors, reconnaître la légitimité de la propriété individuelle, n’est-ce pas déjà voler la communauté ? Perrette était-elle déjà une voleuse quand elle rêvait de s’enrichir ? On peut imaginer que le labeur serait le prix à payer pour ne pas être considéré comme un voleur… Oui, mais alors que penser des spéculateurs, boursicoteurs et autres rentiers ? Seraient-ils tous des voleurs par principe ?
La fable que nous conte le film
Les dieux sont tombés sur la tête80 illustre la naissance du vol. Une communauté de
bushmen vit dans l’harmonie et le dénuement total : personne ne possède rien ; tous les objets, œufs d’autruche, lances, vêtements appartiennent à tous car ils ne sont pas originaux et qu’on peut les trouver autant que l’on veut dans la nature. Il n’y a qu’à se baisser. Oui, un monde rousseauiste avec uniquement des bons sauvages… tant qu’aucun objet original, unique, en l’occurrence une bouteille de coca-cola jetée depuis un avion de tourisme, ne vient troubler la petite communauté. On ne cherche à posséder que ce qui n’a pas d’équivalent tout en étant utile et difficile à trouver. Pourquoi volerais-je une pierre sur la route, une branche dans un arbre si j’ai le droit
de les ramasser ? Oui, un monde rousseauiste avec rien que des bons sauvages… sauf que les auteurs ont oublié une petite chose : manifestement, chez les
bushmen, le mari appartient à sa femme et la femme à son mari. Et malheur à celui qui s’approprie le conjoint officiel d’un autre !
Un certain nombre d’expériences ont été tentées au cours de l’histoire où tout, même les conjoints, était partagé. Les communautés hippies ont cherché à vivre ce type d’utopie avec un succès plus que mitigé, la majorité pour ne pas dire la totalité d’entre elles ayant fini par se séparer plus ou moins violemment. Qu’on le veuille ou non, ma femme est ma femme et je suis son mari. Pas celui d’une autre et, au cas où cette autre chercherait à se matérialiser, elle le lui ferait savoir et de la bonne manière, faites-lui confiance ! Ou alors il faut s’appeler Georges Brassens, être anarchiste et contester l’institution du mariage.
Il n’existe guère à ma connaissance de culture où toutes les femmes sont à tous les hommes et tous les hommes à toutes les femmes. Même dans certaines ethnies comme en Nouvelle-Guinée où la fidélité n’est pas de mise et où on peut copuler avec d’autres que son conjoint selon des circonstances relativement ritualisées et codifiées, il existe malgré tout une notion d’appartenance réciproque des époux.
Pour en revenir aux biens matériels, la grande question qui a toujours agité les humains est celle de la propriété individuelle au regard de la propriété collective. Dans nos États occidentaux, il est généralement considéré que seuls les biens indispensables à la vie ne peuvent être saisis. Quel que soit le niveau d’endettement, l’huissier ne peut pas saisir le lit, la table, la chaise… Pour le reste, tout peut appartenir au créancier. Quant aux biens immobiliers, une simple enquête d’utilité publique peut décider que telle maison, telle propriété doit revenir par voie d’expropriation à la collectivité qui prime forcément sur l’individu. In fine, en matière économique, l’humain se rapproche plus de la fourmi que du chimpanzé ou du loup.
Perrette pouvait donc fourmiller à loisir.