Avant-propos


Voici un livre d’histoire sur la pensée d’un siècle. Un essai délivré sur une intuition profonde, sans cesse renouvelée, sans cesse confirmée par les textes : que la République romaine, alors même qu’elle est emportée par les conflits extérieurs et les guerres civiles, avant de s’effondrer dans le régime impérial, connaît une révolution intellectuelle sous l’emblème de la Raison. La vérité de cette époque troublée n’est pas seulement dans les armes, mais aussi dans son esprit de rationalité.

Il peut paraître provocateur d’invoquer la raison à propos de Rome quand ce concept garde un si fort accent grec : depuis les années 60, philosophes et historiens se sont interrogés sur les origines de la raison grecque, sur ses formes, sur les conditions historiques de son apparition. Fallait-il tenter la même démonstration pour Rome, à supposer que la raison romaine ressemble à sa voisine ? Le mot latin, ratio, sur lequel se sont formées les raisons des langues romanes, recouvre assurément presque tous les sens du prestigieux logos, mais ni la philosophie, ni l’expérience politique, ni la science n’ont eu à Rome la même histoire qu’en Grèce. Sans doute, les emplois philosophiques et rhétoriques de ce terme se sont considérablement développés entre le IIe et le Ier siècle, mais le sens originel de « compte, calcul » ne disparaît jamais de son histoire1.

Sans oublier cette diversification lexicale, nous ne nous y arrêterons pas pour autant, pas plus que nous ne déclinerons l’idée de raison. Ce livre ne se propose pas de spéculer sur la notion de rationalité, ni d’énumérer tous les aspects rationnels de la civilisation romaine. Il a une ambition vaste et précise : comprendre la façon dont, à partir du IIe siècle, la société romaine a basculé vers quelque chose de radicalement nouveau ; décrire l’apparition à cette époque de discours, de pratiques, repérables simultanément dans la pensée, le savoir, le pouvoir, qui sont rationnels ou qui se veulent tels : et c’est ce vouloir commun qui nous importe.

La « rationalité » de ces discours, de ces pratiques tient en ceci qu’ils manifestent l’idée critique, entendue à la fois dans sa capacité de rupture, de questionnement et de formalisation, c’est-à-dire dans sa puissance réflexive. D’aucuns y verront la seule influence de la philosophie grecque, mais l’apparition d’un tel phénomène ne peut en aucun cas s’identifier à une mode venue de l’étranger ; elle traduit une manière d’appréhender le monde qui sans aucun doute rencontre la philosophie, mais aussi la dépasse. On comprendra donc sous ce concept de raison tout à la fois un principe de pensée grâce auquel on peut distinguer et séparer, juger et réfuter ; une norme susceptible de fonder la certitude et la vérité en opposition avec le modèle de l’autorité traditionnel ; enfin une méthode universelle d’organisation et de classification : l’époque recherche des catégories générales susceptibles de quadriller le réel, de penser et de contrôler la diversité, de subsumer les particularismes. C’est dans cette création de formes, dans la construction de ce nouvel ordre logique recouvrant sans les détruire les singularités historiques que s’imposera l’universalité de Rome.

Sous ces multiples aspects, par lesquels une société découvre la valeur active de la pensée et du jugement, la raison se fait donc rationalité dans sa démarche logique, rationalisme dans ses progrès vers l’abstraction et rationalisation dans son obsession à chercher l’ordre et le sens – et l’on se demandera si dans l’histoire la troisième forme ne finit pas toujours par l’emporter… Toute raison a en effet une histoire : cela ne signifie pas qu’elle naît et meurt, qu’il y aurait un avant et un après, une forme évoluée de l’esprit humain qui se substituerait à une pensée primitive. Cela veut dire que le processus rationnel se radicalise à un moment donné, sous certaines conditions et sans exclure d’autres courants, mais qu’il subit de multiples avatars : combien de fois dans l’histoire la raison critique est-elle ainsi devenue dogmatique ?

L’intérêt d’une telle question suffirait à justifier l’étude de la période. Mais une chose plus considérable encore est à l’œuvre : la formation de l’identité romaine. Entre le IIe et le Ier siècle, alors qu’ils entrent brutalement en contact avec les peuples les plus divers, notamment avec la Grèce, les Romains se tournent vers leur propre passé ; ils « inventent » leur tradition, l’établissent de manière théorique et critique grâce à un travail gigantesque de mémorisation mais tout autant d’oubli ou de sélection, ils l’inscrivent dans une nouvelle logique unificatrice, restituant, avec plus ou moins d’exactitude, une chronologie détaillée, élaborant aussi ses lieux communs, ceux qui, à quelques variantes près, seront compris jusqu’à la Renaissance et repris par elle : à partir du Principat, ce n’est plus à la tradition elle-même qu’on se réfère, mais aux érudits qui l’ont fixée. Et dans les siècles suivants, l’érudition antiquaire ne se donne que comme un long commentaire des pionniers de la République. Au Ve siècle de notre ère, Augustin réfléchit sur la nature de Rome, la cité des hommes par excellence, et il se réfère encore à Varron, à Salluste et à Cicéron ; Symmaque, un des derniers païens, répète les mots de Tite-Live, et Flavio Biondo, au XVe siècle, commence ses Antiquités par une citation d’un texte républicain, l’extrait d’une lettre de Quintus à son frère Cicéron. Si Varron, Cicéron et les autres sont ainsi distingués, ce n’est pas seulement parce qu’ils furent de grands écrivains, mais parce qu’ils ont fixé la mémoire de la cité. Avec eux et leurs contemporains, les traditions forment un système cohérent, elles sont à la fois mises à distance et réappropriées, dans une tension essentielle2 entre l’ancien et le nouveau, signe d’un dynamisme que les siècles ultérieurs leur ont envié. La raison, c’est aussi ce processus critique et formalisateur par lequel fut élaborée la raison d’être de Rome.

Dans cette construction identitaire, deux faits de nature différente jouèrent un rôle majeur. D’une part l’octroi, au Ier siècle, de la citoyenneté romaine à tous les habitants de la péninsule, qui se traduisit concrètement par un élargissement de la société politique et de la classe dirigeante : cela ne fut pas sans effet, on s’en doute, sur la rédaction de la mémoire collective, ni sur les définitions du consensus, de l’unité, de l’autorité même. D’autre part, la diffusion de l’écrit, devenu un remède contre l’oubli et le laboratoire des savoirs. La transmission orale ne disparut pas pour autant ; mais les outils intellectuels se perfectionnèrent et, surtout, la pensée sortit de l’espace privé où elle restait jusque-là confinée.

Retournant une phrase de Malraux, on pourrait dire qu’un temps qui ne trouve plus son sens dans l’action le trouve peut-être dans l’esprit. Tel fut le cas de la société tardo-républicaine. Et par esprit, n’entendons pas seulement la découverte de la philosophie, ni l’extension aux questions culturelles du champ d’intérêt de la classe dirigeante, mais précisément l’accès de l’activité intellectuelle au rang de discipline publique, l’expression libre des opinions et des divergences dans des textes – par où s’opère la transformation d’une société du secret en une société du dialogue.

QUESTIONS DE MÉTHODE : POUR UNE HISTOIRE INTELLECTUELLE

Comme l’écrit Ernst Cassirer dans la préface à sa Philosophie des Lumières, « il s’agit de comprendre la pensée du siècle moins dans son ampleur que dans sa profondeur, de la présenter non dans la totalité de ses résultats et de ses manifestations historiques, mais dans l’unité de sa source intellectuelle…, de rendre perceptible le mouvement intérieur qui s’accomplit en elle et l’action dramatique en quelque sorte où elle se trouve engagée… ». Un tel programme ne va pas de soi. Quel objet historique est moins saisissable que la pensée en transformation, moins descriptible dans sa complétude ? Comment questionner le questionnement ? Clarifier les incertitudes ? Énoncer le non-dit ? Comment saisir ce qui est instable, contradictoire et dynamique à la fois ? C’est toutefois ce qui nous a tentée – une histoire intellectuelle, autrement dit non pas l’étude des mentalités ou des idées individuelles, mais celle, plus formelle, des concepts, des débats et des méthodes, et celle, plus pragmatique, de leur efficience politique ou sociale dans la construction de l’identité et de l’universel romains.

On nous objectera sans doute qu’il paraît difficile de dater avec précision l’émergence de ces nouvelles formes de pensée. Ceux qui étudient l’antiquité savent en effet combien les sources peuvent être trompeuses, fragmentaires ou insuffisamment explicites. Mais leur sens n’est pas toujours impénétrable. Pour notre part, tout en ayant conscience du caractère fluctuant de la chronologie, nous avons choisi de suivre le témoignage des auteurs anciens sur les changements qui affectèrent les structures sociales et les esprits entre le milieu du IIe siècle et les années 30. Car ce témoignage nous a paru digne de foi, dans la mesure où il était corroboré par un faisceau d’indices concordants, qui tantôt relèvent du réel positif, tantôt de l’imaginaire social, les uns éclairant les autres. De cette conjonction de formes et de faits positifs, de cet amas de fragments plus ou moins bien datés, nous avons tenté de faire surgir une composition qui rende le tout « intelligible », dans l’idée assurément que cette unité ne serait pas une figure parfaite parce que tout ne pouvait être dit, ni démontré, mais que seul importait ici vraiment d’en dessiner, ou peut-être même d’en désigner les contours, quelque flous qu’ils puissent être dans leur commencement – ou dans leur effacement. Le principat augustéen présente, de ce point de vue, une ambiguïté fondamentale qui en dit long sur sa nature. Se situant dans la continuité formelle de la République, mais en rupture réelle avec son ouverture, il en garde certains aspects (la création d’un univers d’utilité et de gestion par exemple) et en rejette d’autres. Ainsi peut-il être invoqué à la fois pour illustrer certaines tendances de la société républicaine et pour en marquer la clôture.

On nous objectera aussi que la rationalité critique n’est pas la seule pensée du dernier siècle républicain. Mais n’est-ce pas le propre de toute époque que cette pluralité d’approches qu’on retrouve souvent chez un même penseur ? L’une des contributions de la sociologie de l’action consiste à montrer que l’homme vit dans des mondes très divers3. Dans l’histoire de la pensée, le rationnel et l’irrationnel – pour autant que l’on puisse en faire la part à coup sûr – coexistent de multiples façons, qu’ils constituent des courants séparés ou que leurs formes se mêlent entre être et paraître : chronologies trompeuses, calculs aberrants, mais qui se drapent dans les formes de la rationalité – signe de son importance.

Pour expliquer certaines de ces contradictions, on doit aussi tenir compte de la temporalité différente des deux pensées : l’une, traditionnelle, qui est inscrite dans la longue durée, l’autre, récente, qui, au moment de son émergence, ne fait pas disparaître aussitôt la première ; à la façon dont une ancienne théorie scientifique subsiste à côté de la nouvelle, cette double temporalité est même nécessaire : il faut étudier l’émergence de la rationalité critique dans la synchronie avec ses principes adverses, qui lui sont en somme indispensables pour se constituer. Enfin l’on doit aussi constater que, lorsqu’elles sont traitées du seul point de vue cognitif, les contradictions semblent irréductibles, aporiques. L’histoire des idées butte souvent sur des oppositions ou bien se fait doxographie – comme ces études qui se contentent d’analyser les influences de la philosophie grecque comme corps étranger dans la pensée romaine. Au contraire, une cohérence évidente se dégage aussitôt que l’on analyse les raisonnements, les outils intellectuels, les formes de pensée. On comprendra ainsi pourquoi l’on peut à Rome tenir un discours rationnel sur la religion et respecter son autorité, chercher à rendre raison de la divination et être augure ou pontife ; pourquoi les Romains restent au fond traditionalistes alors qu’ils se sont livrés à une critique de la tradition. C’est que leur approche a changé, même si le contenu semble identique. Entre-temps, ils ont fait de l’épistémologie.

Une époque pense, donc, de multiples façons, mais elle a un esprit, c’est-à-dire un style. Entendons par là non pas les techniques qu’elle développe, ni sa conception de la vie, ni ses idées sur le monde (ce que tel ou tel pense de l’origine de la société ou de la politique), mais le langage qui traduit ses aspirations, sa grammaire4. Décrire ce langage, ces formes, c’est faire de l’histoire car les formes sont des faits, au même titre que les événements et les représentations.

Un tel parti pris « formaliste » entraîne de multiples conséquences. Et d’abord la nécessité de ne négliger aucun domaine. Droit, art, grammaire, philosophie politique, tous doivent être conviés à témoigner… Dans cette histoire des modes de pensée, la culture à proprement parler n’a pas une place à part : elle n’est qu’un des objets de l’historien, au même titre que l’administration ou le droit. Disons plutôt que le savoir et l’administration empruntent les mêmes voies, la même langue. Que la rhétorique invite à transcender les situations particulières par le recours à des catégories générales n’est pas sans rappeler le souci, dans la pratique juridique, d’établir des règles de droit, de subsumer les expériences particulières sous des définitions générales, ou encore la naissance d’un sentiment communautaire dans l’Italie du Ier siècle.

Le point de vue formel permet aussi de sortir partiellement d’une impasse : la question des influences grecques. On n’ignore pas tout ce que cette époque doit à la Grèce mais, d’une part, la rapidité avec laquelle les Romains l’ont assimilée ne signifie pas qu’il lui ont tout pris : c’est précisément une des règles de l’acculturation que le choix et le rejet. D’autre part, les Romains n’ont pas utilisé tels quels les systèmes philosophiques qui leur étaient proposés. Ils ont glané ce qui les intéressait, sans esprit de secte. L’idée même de système, s’il a existé en Grèce, n’a pas eu d’efficacité : manière d’affirmer que la vie morale est possible sans une vision systématique du monde et de poser la question de la vérité sans l’autorité – question qui n’est pas sans écho dans une classe dirigeante en pleine mutation sociologique. On ne peut ainsi pas vraiment mettre en relation les choix politiques d’un Romain avec ses choix philosophiques, ni trouver une cohérence ou plutôt une orthodoxie dans la pensée d’un philosophe latin. C’est que les Romains n’ont pas demandé à la philosophie que des contenus : plutôt des méthodes pour débattre et décider. En droit, il est frappant de voir que l’influence de l’hellénisme se limite pour ainsi dire aux méthodes pour former des concepts ou pour exposer : il en est de même dans de nombreux domaines. Une telle inspiration se retrouve dans l’humanisme de la Renaissance, dont Eugenio Garin a montré combien il diffère de la spéculation des écoles médiévales5 : Rome est sans aucun doute du côté de la Renaissance, de la modernité, et aussi de l’indépendance d’esprit. Mesurer l’influence de la philosophie grecque conduit donc le plus souvent à une aporie. Sans compter que dans une même école les divergences étaient parfois importantes et qu’on ne sait pas toujours quels textes (œuvres intégrales, recueils de doctrines ?) les Romains ont eus entre les mains.

Prenons l’exemple de la logique grecque. Les Topiques de Cicéron se présentent comme une traduction du livre d’Aristote ; mais, d’une part, l’ouvrage n’en offre pas une connaissance approfondie : Cicéron n’a sans doute pas eu accès à l’original ; et de manière générale l’aristotélisme est mal connu à Rome : le grammairien Tyrannion et surtout Andronikos de Rhodes ne travaillent à la publication des œuvres d’Aristote que dans la seconde moitié du Ier siècle6. D’autre part, Cicéron dit y mêler une tradition stoïcienne – qui est même peut-être sa seule source. Quand il définit la logique, c’est du reste à elle qu’il se réfère, dans les Topiques ou ailleurs, et il en présente les principales méthodes : la théorie de la définition, celle de la division, celle de la démonstration (syllogismes), celle des sophismes7. Chez les stoïciens, toutefois, Cicéron ne semble pas puiser à une source précise, pas à Chrysippe par exemple, mais à une sorte de patrimoine commun, constitué à travers la réflexion stoïcienne du IIe siècle sur les doctrines de Chrysippe8. On ne doit pas négliger non plus le rôle des stoïciens Posidonius, proche de Pompée, Diodote, ami de Cicéron, et Antipater de Tyr, Apollonides et Athénodore de Tarse, liés à Caton d’Utique. Cette double inspiration, aristotélicienne et stoïcienne, est clairement reconnue par Cicéron9, mais là encore il importe de nuancer : que reste-t-il à Rome de cet enseignement ?

Cicéron présente lui-même de cette aporie une figure exemplaire : s’il se réfère explicitement au stoïcien Panétius, il suit également Aristote et les péripatéticiens – et, répétons-le, qu’en connaît-il exactement ? – mais sa préférence va à l’Académie ou plutôt à une certaine forme de la pensée académique. Sans doute importe-t-il de définir les sources de la philosophie cicéronienne – aucune question historique n’est inintéressante – mais c’est un débat d’une autre nature, qui relève de l’histoire des idées ou de celle de l’acculturation. Si nous ne pouvons éviter, en suivant les textes latins, de citer Aristote ou Carnéade, Platon ou Panétius, ou encore la philosophie hellénistique, notre propos n’est donc pas d’établir des filiations systématiques. Ce serait en quelque sorte céder à l’« illusion des origines » selon la formule de Marc Bloch10. Il apparaît au contraire plus pertinent dans notre perspective d’étudier la pensée romaine sans chercher dans son ombre les présences tutélaires qui, d’une manière ou d’une autre, forcent la comparaison : voyons ce qui est romain à Rome, c’est-à-dire ce qui se donne comme tel et qui produit l’effet nécessaire. Une autre question est de savoir pourquoi les Romains ont puisé à la philosophie grecque. Il faut donc également déterminer le « terrain » sur lequel elle a pris et clarifier les fins assignées à ces emprunts : Cicéron ne tente pas d’helléniser ses contemporains, il poursuit d’autres buts.

En laissant de côté la comparaison systématique entre philosophies grecque et latine, l’établissement des emprunts et des différences, tâchons du même coup d’en finir avec l’idée qu’entre le Ve et le Ier siècle, c’est-à-dire entre la Grèce classique et la République romaine, une régression aurait eu lieu, sous prétexte que l’esprit de spéculation se serait émoussé. Qu’on juge une civilisation par rapport à ses facultés spéculatives peut sembler étonnant : comme si les époques de vulgarisation, de compilation marquaient nécessairement un recul dans l’histoire de la pensée. Toute appréciation de ce genre est du reste relative : au XVIIIe siècle, Herder tenait la mode des dictionnaires en France pour un signe de déclin et de faible créativité11. Ce n’était pas l’avis des encyclopédistes. De même, les Romains avaient conscience qu’ils vivaient un âge de progrès : plus de connaissances, plus d’esprit critique, plus de livres, plus de lumières en somme. La vulgarisation suppose aussi la « démocratisation » de la philosophie, ou du moins l’élargissement de la classe cultivée. Prenant la suite de l’époque hellénistique, qui avait commencé un lent et long travail de diffusion, Rome l’a accompli définitivement. Mais elle ne l’a pas fait sur les traces de la pensée classique.

Reste enfin à prouver que la seule spéculation authentique serait d’ordre philosophique. Les Romains ont développé une autre de ses formes : le droit. Capacité de juridifier leurs expériences concrètes, de les universaliser, aptitude à formuler des règles de plus en plus abstraites, des définitions de plus en plus générales : celle de la citoyenneté comme forme purement juridique, détachée de toute référence au sol ou au sang, en est un des plus forts exemples… Ainsi, au terme de cet essai, il importera de revenir sur cette affirmation péjorative d’Alexandre Koyré selon laquelle, à la différence des Arabes, les Latins ne se sont intéressés ni à la philosophie ni à la science : il est une autre façon de mesurer notre dette à l’égard de Rome.

 

Je tiens à exprimer ma gratitude à Claude Nicolet, qui a dirigé mes recherches depuis près de vingt ans, à Paul Veyne, pour sa confiance, à Jean-Louis Ferrary, dont l’érudition et la générosité sans réserve m’ont permis d’éviter bien des erreurs. Je remercie également Alain Schnapp et Jean-Michel David pour leurs conseils, François Hinard et Clara Auvray Assayas, qui n’ont pas ménagé leur amitié ni leur temps, Marie-Henriette Quet, Yann Thomas, pour leurs discussions si fructueuses, ainsi que Laurent Feller, qui a trouvé le titre. Ce livre doit encore beaucoup, sans qu’ils le sachent toujours, à Mario Bretone, Emilio Gabba, Aldo Schiavone et Cornelius Castoriadis. Je rends aussi hommage à l’Institut universitaire de France, qui m’a fait ce don précieux, le temps, et à l’École française de Rome, à ses directeurs et plus particulièrement à Noëlle de La Blanchardière et à Christiane Baryla, qui, pendant plusieurs années, m’ont ouvert leur bibliothèque dans l’étouffante solitude des mois d’août. Enfin, je veux partager le destin de ce livre avec Alain Borer, qui m’a accompagnée avec vigilance au cours de ces longues années de travail, jusqu’à la dernière ligne.