18

Domingos Perpétuo Nascimento a des yeux verts, très clairs. Dans une ville comme Luanda un métis aux yeux verts grandit entouré de certains privilèges. C’était comme ça à l’époque coloniale et c’est toujours comme ça aujourd’hui. Au lycée, il a très certainement eu les plus jolies filles comme petites amies. Il était invité à toutes les fêtes. Ce qui explique l’assurance avec laquelle il regarde le monde et les autres. La fermeté de ses convictions. Il était là, à la rédaction du Pensamento Angolano, au Quinaxixe, assis devant moi, les jambes croisées, cigarette aux lèvres, avec la placidité discrète d’un champion de tir.

– J’ai bien aimé l’article que vous avez écrit sur moi, dit-il. Vous m’avez l’air de quelqu’un d’honnête. J’ai appris que vous aviez écrit un autre article sur un avion, un Boeing 727, qui a disparu de l’aéroport de Luanda en 2003.

– Oui, l’avion n’a jamais été retrouvé…

– Vous vous souvenez du nom du pilote ?

– Oui.

– Charles Padilha.

– Oui, Charles Padilha, un Américain. Pourquoi me demandez-vous ça ?

– Il a disparu avec un mécanicien. Vous vous souvenez du nom du mécanicien ?

– Non, je me souviens seulement qu’il était angolais…

– Il n’était pas angolais, non. Il était congolais. Il s’appelait, ou plutôt, il s’appelle, Jean Mpuanga. Un bon mécanicien. Je l’ai rencontré il y a quelques jours.

– Vous l’avez rencontré ?! Où ça ?

Domingos Perpétuo Nascimento écrasa sa cigarette dans le cendrier. Il eut l’air heureux de ma surprise. Comme tous les bons raconteurs d’histoires, il garda le silence un long moment, en souriant doucement, savourant son triomphe. Il dit enfin :

– À Recife.

– Au Brésil ?

– Oui. Vous voyez, je suis entré à la TAAG en 2000. J’ai fait la connaissance de Mpuanga, j’ai sympathisé avec lui. Un type pas banal. Il aimait lire. Il lisait beaucoup. Des livres en français avec des titres très longs. On jouait au foot parfois. Je suis même allé chez lui manger un mufete. Un très bon mufete, d’ailleurs. Sa femme était du Dondo. Elle savait faire griller le poisson. Cacusso. Un cacusso authentique. Ah, et les haricots à l’huile de dendé ! Rien que d’y penser, j’en ai l’eau à la bouche. Je poursuis : il y a deux semaines, à Recife, je suis entré dans un bar pour boire une bière et le muadié était là, assis dans un coin, quinze années plus vieux, mais avec le même sourire de toujours. Il a un sourire un peu de travers, comme s’il avait eu un AVC.

– Ils ont volé l’avion ?

– Je ne sais pas.

– Vous ne savez pas ?

– Je n’en ai pas la moindre idée.

– Vous ne le lui avez pas demandé ?

– Non. Je ne suis pas flic. Je ne suis pas journaliste. Je lui ai juste demandé ce qu’il faisait là et il m’a dit qu’il était l’associé de Charles. Il a une affaire d’avions-taxis.

– Une affaire d’avions-taxis ?!

– Oui, ils sont riches, mais Mpuanga garde des habitudes simples. Tous les après-midi aux alentours de six heures, il va dans ce bar boire une caipirinha et lire les journaux.

Je restai muet, les yeux dans les yeux verts de Domingos Perpétuo Nascimento. Dehors, la pluie tombait, comme elle tomberait à la fin des temps. Une eau lourde battait l’asphalte, frappait les voitures et les vitres. Le bruit de la pluie qui tombait se superposait au ronflement des générateurs, aux klaxons furieux des candongueiros, aux cris des zungueiras16, abritées sous les vastes auvents des immeubles.

– Burburinho, dit Domingos.

– Pardon ?

– C’est le nom du bar : Burburinho.

Je pris congé de lui avec une accolade. Je le vis plonger dans la tempête et disparaître en quelques secondes, avalé par le torrent sombre. Il ne pleuvait plus quand je suis sorti. Dans le hall de l’immeuble une jeune fille proposa de porter mes chaussures, tandis qu’une autre nous suivrait avec un seau et une serviette. Quand j’arriverai à ma voiture, elles me laveraient les pieds. Je refusai. Un garçon, encore plus entreprenant, louait des bottes à haute tige. Je le félicitai pour son initiative, mais je lui dis que cela ne valait pas la peine. Mes chaussures étaient vieilles. Mes pieds aussi.

Les inondations de plus en plus fréquentes créent de nouveaux petits boulots. Il y en a qui proposent aux gens de les porter sur leur dos, ce qui m’horrifie, car cela me rappelle des gravures de la fin du XIXe siècle, début du XXe, où l’on voit des Noirs transportant des Blancs sur leur dos. Il y en a aussi qui vendent des sacs en plastique, que les gens enfilent aux pieds et fixent aux genoux avec du ruban adhésif. Quand la pluie s’arrête, les rues apparaissent recouvertes de milliers de sacs plastique noirs, outre des chaussures et des restes de nourriture. La puanteur se colle à la peau.

J’affrontai les trottoirs inondés, j’avais de l’eau jusqu’aux genoux. Je fus incapable de localiser ma voiture. La place où je l’avais laissée était devenue une mare boueuse. On y aurait probablement trouvé plus d’hippopotames et de crocodiles que d’automobiles. Je renonçai et me mis à la recherche d’un candongueiro pour m’amener à Talatona. Je mis presque deux heures à en trouver un. Il avait, comme c’est la norme, son nom inscrit à la peinture noire sur la vitre arrière : “Parlement informel.” Je m’assis entre deux garçons maigres et en sueur, qui, malgré leur fatigue, réussissaient encore à trouver la force de rire de leur malheur.

– On est mal, me dit l’un d’eux. Les mecs maintenant s’entretuent sous la pluie.

– En se servant de la pluie, ai-je corrigé.

– Vous êtes professeur de portugais, monsieur ?

– Non, je suis journaliste.

– Qu’est-ce que vous pensez qu’il va arriver aux “révos” ?

– Je ne sais pas.

– La petite, là, la Karinguiri, on lui a donné ce nom à cause d’un petit oiseau qu’il y a à Benguela. C’est un tout petit oiseau, mais très courageux. Il aide les autres. Il affronte les ennemis, se bagarre grave pour sauver ses camarades. S’il y en avait cent comme elle, le pays ne serait pas dans cette situation.

Son ami approuva :

Ya, wi ! Ici, en Angola, les gens honnêtes sont en prison et c’est les bandits qui nous commandent.

Mes chaussures trempées me gênaient. Elles avaient rétréci avec l’eau. Ou peut-être mes pieds avaient-ils gonflé. Je pensai les enlever. Je pensai que, si je les enlevais, je n’arriverais plus à me rechausser. Je décidai de les garder. Une dame assise derrière nous intervint, disant qu’en faisant arrêter des gamins le président montrait sa peur et sa faiblesse.

– C’est la pluie qui l’a mouillé et il punit la rosée, ajouta-t-elle avec un claquement de langue méprisant et sonore.

Tout le monde rit. Tous, mais pas moi. Les passagers s’étonnèrent de mon silence.

– Et vous, monsieur le journaliste, vous pensez quoi de ce sujet ? demanda le chauffeur.

– Je pense qu’il y a d’autres façons de se battre pour la démocratie, répondis-je. – J’avais mal aux pieds. – Ce n’est pas la peine de manquer de respect au président.

Le garçon à ma droite se rebella :

– C’est le président qui nous manque de respect tous les jours ! C’est du manque de respect de voler le peuple comme il le vole et puis de distribuer son butin entre ses enfants.

L’autre eut peur :

– Du calme, wi ! Le monsieur ne fait que donner son opinion.

Personne ne parla plus. Quand je descendis du candongueiro, près de Bela Shopping, à Talatona, il s’était remis à pleuvoir. J’arrivai à la maison, trempé de la tête aux pieds. Balthasar s’enfuit en me voyant. Je pris une douche chaude, enfilai un vieux jean, une chemise blanche propre et allumai mon ordinateur. Je trouvai un mail de Moira. Dans les premiers paragraphes elle me parlait de la lumière de Lisbonne. Elle y était allée quelques jours auparavant, elle avait participé à une exposition collective consacrée aux nouveaux artistes africains. Elle se réveillait le matin pour se pencher nue, à son balcon, tandis que le soleil se levait sur les toits de la ville. Elle photographiait les nuages. Elle pensait que ce ciel pouvait lui servir à construire des rêves. Après ce long préambule, elle m’informait qu’elle échangeait des messages avec Hélio, et qu’elle avait décidé de partir le voir à Natal17 dans une semaine.

“Tu viens ?”

La question resta sur l’écran de l’ordinateur. J’imaginai Moira sur une plage de Natal, se promenant main dans la main avec Hélio, et je ressentis une pointe de jalousie. Je me dis alors que je pourrais passer par Recife avant d’aller à Natal et y découvrir ce qui était arrivé au Boeing 727. Ce qui serait, c’est sûr, un grand reportage. Je téléphonai à Alexandre Pitta-Gróz, directeur du Pensamento Angolano, et lui demandai si le journal pouvait me payer un voyage à Recife. Je le laissai rigoler un moment. Il riait et toussait. Puis il recommençait à rire. Alexandre toussait tout le temps. Il avait contracté cette toux il y a presque quarante ans, quand il avait été arrêté, peu après l’indépendance, accusé de liens avec l’Organisation communiste d’Angola. J’insistai :

– S’il te plaît, Alexandre, ça pourrait être l’un des reportages les plus importants de ma vie.

– Ça pourrait ?

(Toux.)

– Ça pourrait.

– Mauvaise réponse. Si tu m’avais dit que ce serait le reportage le plus important de ta vie, j’aurais été d’accord pour te le payer de ma poche. Les choses vont mal et tu le sais. Le journal n’a pas le budget pour des voyages internationaux.

– Très bien. Je paierai mon voyage. Le voyage et le séjour. J’ai juste besoin que tu me laisses rester à Recife pendant une semaine.

– Ah, voilà qui commence à m’intéresser. Je te donne une semaine. Même deux semaines et je me fous que tu reviennes gras et bronzé, du moment que tu me rapportes une bonne histoire.