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La rancœur que me vouait Lucrécia s’accumulait dans son esprit, année après année, comme de l’eau boueuse dans une retenue abandonnée. Un jour le poids de la boue détruirait le barrage. Il n’y a pas grand-chose que je puisse faire. Je sais depuis longtemps que le moindre de mes gestes lui déplaît, qu’il soit de rapprochement ou de confrontation. Quand je quittai la maison, plusieurs années avant notre divorce, Karinguiri était toute petite. Lucrécia ne m’autorisa pas à la voir au cours des quinze premiers mois. Elle avait déménagé chez ses parents, refusait de répondre à mes coups de téléphone et avait donné des instructions aux gardiens pour qu’ils me tiennent à distance. L’un d’eux me menaça même une fois de son arme. Alexandre Pitta-Gróz, qui est avocat de formation, bien que n’ayant jamais exercé, me fit comprendre l’inutilité d’entamer une procédure pour revendiquer mes droits paternels.

– Ce pays est divisé entre ceux qui peuvent revendiquer des droits et les autres, ceux qui n’en ont aucun. Ta femme fait partie du premier groupe. Toi, tu étais dans son groupe, quand vous étiez mariés, et puis tu es revenu dans le nôtre. Il faut que tu t’y habitues.

Je m’y suis habitué. Quinze mois après mon départ de la maison, Lucrécia me téléphona. Elle me dit que je pouvais aller à l’appartement d’une de ses tantes, cet après-midi-là, pour voir la petite. Je m’y rendis. Karinguiri venait d’avoir quatre ans. Je la pris dans mes bras. Je lui demandai :

– Tu sais qui je suis ?

Elle sourit, l’air heureux :

– Tu es mon papa.

Je retournai chez moi complètement dévasté. À partir de ce jour je pus voir ma fille deux à trois fois par mois. Je lui écrivais des contes que nous lisions tous les deux. Nous jouions avec ses poupées. Nous faisions des dessins, allongés par terre, et elle me parlait de sa meilleure amie, une petite fille très blonde, fille d’un homme d’affaires français ami d’Homero Dias da Cruz. Je revenais chez moi, à la nuit, les genoux endoloris, le squelette en vrac, comme si j’avais passé deux heures dans une salle de musculation.

L’année suivante Lucrécia permit que je prenne Karinguiri une semaine pendant les vacances de Pâques. À cette époque je vivais encore dans l’appartement d’Armando Carlos. Je me souviens du regard ébahi de la petite en entrant :

– Où sont les bonnes ?

– Il n’y a pas de bonnes.

– Qui va s’occuper de moi ?

– Moi, je m’occuperai de toi. Je suis ton papa. Ma fonction, c’est de m’occuper de toi.

Ce ne fut pas toujours facile. La plus grande difficulté était de la coiffer. Karinguiri porta pendant des années une chevelure épaisse, qui brillait au soleil, comme une flamboyante flamme de cuivre. On aurait pu faire des coussins avec ses boucles.

Un ami de mon père, Pedro da Mata, administrateur des Chemins de fer, vivait dans la Restinga de Lobito18 avec sa femme et ses neuf enfants. À l’époque coloniale nous avions l’habitude de passer les vacances de Pâques chez eux. Après l’indépendance, la famille Mata partit vivre au Portugal. Le plus jeune des fils, Mauro da Mata, resta à Lobito. J’allais le voir très souvent, après le retour de mon père à Benguela. Nous restâmes très amis.

Mauro eut six enfants avec deux femmes différentes, l’une mozambicaine et l’autre benguelaise. Les deux épouses vivent avec lui, sans rejet ni conflit, s’occupent des enfants et assument ensemble les tâches domestiques. Je ne sais même pas de laquelle des deux sont les enfants. Je crois qu’eux non plus ne savent pas de quel ventre ils sont sortis.

Quand Karinguiri eut sept ou huit ans, je l’emmenai passer quelques jours de vacances au Lobito. Nous nous installâmes dans la grande maison de Mauro, dans la même chambre, où je dormais jadis avec mes frères. Cette grande maison me rappelait des moments heureux. Je me souviens d’un énorme casuarina, dans le jardin, penché sur la mer. L’un des frères de Mauro avait accroché une balançoire sur une des branches les plus hautes. Nous nous asseyions sur la balançoire, nous nous balancions, de plus en plus fort, de plus en plus haut, huit, dix mètres, puis nous plongions tête la première dans l’eau tiède. En fin d’après-midi nous nous rincions au jet d’eau pour chasser le sable et le sel de notre peau irritée par le soleil. Je restais au lit, les yeux ouverts, pour regarder sur le plafond, à travers le filet de la moustiquaire, les geckos guettant les insectes. Le lit était le même. Peut-être même la moustiquaire, quelque peu trouée, aussi. Au plafond, les arrière-petits-enfants des geckos de mon enfance continuaient à chasser les insectes.

Je trouvais cruel d’obliger ma fille, chaque soir au retour des longs bains de mer, à subir la cérémonie pénible du coiffage. Au bout de trois jours, Karinguiri arborait de solides dreadlocks, qui auraient rendu malades d’envie le moindre rastafari. Sept jours plus tard, lorsque nous retournâmes à Luanda, elle transportait sur la tête une forêt vierge hermétique et extravagante. Les premières coiffeuses à qui je demandai de l’aide refusèrent le défi. Une de mes amies me conseilla le salon d’un Russe, un certain Igor, qui officiait dans un hôtel cinq étoiles. Nous y allâmes. En nous voyant arriver, Igor se leva de son fauteuil tapissé du drapeau de feu l’Union soviétique. Il fit deux pas, horrifié, en direction de ma fille. Je lui tendis la main, tout en lui expliquant mon drame :

– Je dois ramener ma fille à sa mère demain matin et j’aimerais qu’elle soit correctement coiffée.

– Je présume que la maman de l’enfant et vous-même n’êtes plus ensemble ?

– Non ! répondit Karinguiri. Ils sont éparpillés.

– Séparés, je corrigeai. Elle veut dire séparés.

– Naturellement, dit le Russe d’un ton glacial. Je souhaite que votre ex-femme envoie quelqu’un vous tuer. Moi, je vous aurais tué de mes mains.

Cela ne me fit pas rire. L’homme parlait sérieusement. Quand j’y retournai trois heures plus tard, je trouvai Karinguiri assise sur l’un des fauteuils, toute droite, très sérieuse, tandis que quatre jeunes et jolies assistantes finissaient de lui démêler les cheveux. L’opération se prolongea encore pendant une heure.

– Cette enfant est une héroïne, murmura Igor quand il me la rendit. Il me regarda avec mépris. Essayez d’apprendre à vous occuper de ses cheveux.

J’appris. Une amie m’expliqua qu’après lui avoir lavé les cheveux, je devais la peigner toujours à partir des pointes, en remontant fermement jusqu’à la racine. Les meilleurs peignes sont en bois. Il y a des brosses qui marchent bien. D’autres amies me conseillèrent des crèmes démêlantes. Les jours suivants le shampoing, il suffit d’utiliser une bonne huile hydratante. On étale l’huile avec les doigts. On peut passer un coup de peigne juste pour donner du volume.

Pour la cuisine, au lieu d’apprendre, je me vis forcé de régresser. Aux plats sophistiqués avec lesquels, au début, j’essayai de faire sa conquête, Karinguiri préférait les saucisses avec des frites. Des crêpes. Des œufs au plat – bien qu’elle refusât d’en manger les jaunes. Elle ne voulait pas manger non plus, pour des raisons éthiques, des choses-avec-des-yeux, des choses-vertes, des choses-gluantes, comme des gombos, des choses-avec-beaucoup-de-jambes, comme des chats et des mantes-religieuses (je jure que je ne l’ai jamais forcée à manger des chats ni des mantes religieuses – encore moins des mille-pattes). En raison de toutes ces complexes et parfois un peu mystérieuses restrictions alimentaires, les repas au restaurant pouvaient se transformer en petits drames. Que ma fille, à seize ans, devint végétarienne ne m’étonna nullement.

La deuxième fois que j’allai voir Karinguiri, je la trouvai encore plus déterminée. Je l’embrassai. Elle était chaude et extrêmement maigre. Elle n’avait que la peau et les os et, entre une chose et l’autre, le feu pur de l’idéalisme. Elle me dit qu’elle avait commencé à donner des cours d’anglais à d’autres détenues et me demanda d’apporter des cahiers et des stylos-bille à ma prochaine visite. Je lui expliquai que je ne pourrai pas venir la voir dans les deux semaines à venir.

– Où vas-tu ?

– Au Brésil, pour mon boulot.

– Quel boulot ?

– Les rêves. Je vais chercher des rêves et des rêveurs.

– Tu n’as pas besoin d’aller si loin, papa. J’ai plein de rêves. Les autres prisonnières, les gardiennes, nous toutes, on rêve beaucoup. Tu n’imagines pas tous les rêves qui peuvent tenir dans cette prison.

Je retournai à l’appartement et, bien que seul, je m’enfermai dans la salle de bains. Je n’étais pas, à vrai dire, complètement seul. Balthasar s’étirait au soleil, dans le salon, près de la fenêtre qui donnait sur les jardins du condominium. Mais un chat ne compte pas comme compagnie. On n’a pas un chat comme compagnie. Partager une maison avec un chat n’est qu’une forme élégante de solitude.

Je fermai la porte de la salle de bains, je tournai la clé, m’assis sur le bord de la baignoire et pleurai.