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Le dimanche qui suivit la veillée, je me réveillai fatigué et avec mal aux articulations. Et pourtant je me sentais fort et animé d’une vigueur que je ne ressentais pas depuis longtemps. Il était onze heures passées. Je donnai à manger à Balthasar, puis je me préparai une tartine de fromage et de thon. J’allumai la télé et je m’assis sur le canapé pour déjeuner. Je vis apparaître sur l’écran l’image d’un homme, l’œil tuméfié. L’œil tuméfié bougeait, affolé, d’un côté et de l’autre, tandis que devant lui un policier parlait à la caméra :

– Cet individu a été arrêté dans sa résidence, après plusieurs jours d’une intense enquête policière. Il n’a pas tardé à avouer son crime. Raconte ce que tu as fait, Ezequiel…

Ce n’est qu’à ce moment que j’ai reconnu Ezequiel Ombembua, ou Jamal Adónis Purofilim. J’eus pitié de lui. Il bégayait :

– C’est moi. J’ai tiré sur M. Hossi Kaley, puis j’ai tué son garde du corps, monsieur…

– Adriano Patricio, souffla le policier.

– Exactement. J’ai tué cet Adriano d’un coup de revolver…

– Un coup de revolver dans la poitrine, compléta l’autre.

J’éteignis la télé et allai prendre une douche.

Il était midi quand je reçus un coup de téléphone de dona Filó. Elle me dit que, tôt ce matin, sa fille avait souffert d’un arrêt cardiorespiratoire. Elle avait été immédiatement secourue et, d’après les médecins de la prison, elle était très faible mais son état était stable.

– Je suis sur le chemin de la prison. Vous venez avec moi ?

Je lui répondis que oui. Dix minutes plus tard une vieille DS Citroën, un modèle que je n’avais pas vu depuis des années, stationna devant mon immeuble. Je descendis. Les seins monumentaux de dona Filó étaient posés sur le volant. Elle n’avait pas l’air très à l’aise. Elle transpirait, collée au cuir de son siège. Malgré l’inconfort, la chaleur et l’état de sa fille, elle m’accueillit avec un grand sourire :

– Entrez ! Ne craignez rien.

J’entrai et nous partîmes. Dona Filó filait sur l’asphalte, slalomant entre les autres voitures, les piétons, les trous, conduisant avec précision et une absolue confiance. La tristesse avec laquelle elle me parlait, répétant ce que le médecin lui avait dit et me racontant des épisodes de la vie de sa fille, ne reflétait pas la façon avec laquelle elle tenait son volant. La femme qui me parlait, je la connaissais ; celle qui était au volant, dans une tranquille euphorie, celle-là était une surprise.

– Madame, vous me faites penser à Fittipaldi.

Elle rit :

– J’ai appris à conduire avec mon parrain. Mon parrain était une légende de notre automobilisme. Vous venez du Huambo, vous devez vous souvenir des 6 Heures de Nova Lisboa…

Je m’en souvenais. Des gens venaient de tout le pays, et même du Mozambique et d’Afrique du Sud, pour assister à cette course automobile. Des gradins s’élevaient le long des principales rues de la ville. Le rugissement des moteurs rendait fous les oiseaux et les chiens. L’air sentait le carburant brûlé. J’aimais cette odeur.

– Mon parrain est arrivé une fois en troisième position, aux 6 Heures de Nova Lisboa. Et il a gagné d’autres épreuves importantes, à Moçamedes et ici à Luanda aussi, poursuivit dona Filó. Cette voiture était la sienne. Je la traite avec beaucoup d’amour.

Elle me dit le nom de son parrain et parut surprise que je ne le connaisse pas. Je ne me suis jamais intéressé à aucun sport, encore moins aux courses automobiles. Nous arrivâmes à la prison de São Paulo plus rapidement que ce que j’avais prévu. Un gardien nous barra l’accès.

– Ce n’est pas l’heure des visites.

Dona Filó téléphona au médecin qui l’avait prévenue de l’état de sa fille. Il sortit pour nous parler. Il s’appuya contre le mur, le dos courbé, en regardant le sol. Il sortit une cigarette de la poche de sa chemise, la glissa entre ses lèvres et l’alluma. Il fuma en silence pendant une minute interminable. Il ne pouvait rien faire, se désola-t-il, sans jamais lever les yeux. Il nous demanda de ne plus l’appeler sur son portable. Il nous téléphonerait dès que possible. Lila allait bien. À son avis, cependant, elle ne pouvait pas continuer la grève de la faim. On pensait l’alimenter de force dans les prochaines heures.

– Ça, ce n’est pas possible, s’insurgea dona Filó. Ma fille a signé un papier pour certifier qu’elle refusait d’être alimentée de force, même dans le cas où elle perdrait conscience.

– Si elle persiste, elle risque de mourir. C’est ce que vous voulez ?

– Ne soyez pas idiot ! C’est à ma fille de décider si elle veut ou pas recommencer à se nourrir. Laissez-moi entrer. Laissez-moi lui parler.

– Je regrette, mais ça n’est pas possible.

– Très bien. Nous allons protester.

Elle se tourna vers moi :

– Venez. J’ai le matériel dans la voiture.

Elle ouvrit le coffre de la vieille DS et en tira deux grandes feuilles de carton. Elle posa l’une d’elles sur le capot de la voiture et écrivit avec un marqueur noir, en grosses lettres : “Liberté pour les prisonniers politiques !”

Elle me tendit la feuille :

– Prenez celle-ci. Je vais en faire une autre pour moi.

L’autre disait : “Relâchez nos enfants !”

– Et maintenant ? lui demandai-je, un peu inquiet. Qu’allez-vous faire de ça ?

– Maintenant nous allons nous poster sur le bord de la route pour que tout le monde nous voie.

– Ils vont nous arrêter.

– Alors, qu’ils nous arrêtent.

Je la suivis. Dès que je levai la pancarte, je ressentis la même vigueur et la même joie que j’avais éprouvées en me réveillant. Les voitures ralentissaient pour lire ce qui était écrit et accéléraient après. Un de conducteurs leva le pouce, en nous souriant. Un vent frais soufflait. À l’ouest, le ciel s’assombrissait. La lumière du soleil venait frapper un sombre mur de nuages. Dans les dix à quinze minutes, cinq policiers s’approchèrent. L’un d’eux, le plus grand, prit la tête du groupe. Il se dirigea vers moi, avec un signe de tête courtois :

– Veuillez m’excuser, citoyen. Le chef m’envoie vous demander ce que vous faites là.

Dona Filó rit. Au loin, un éclair traversa le ciel. Le roulement lointain du tonnerre était comme l’écho de son rire :

– Dites à votre chef que nous sommes en train de protester. Nous resterons là, en protestation permanente, jusqu’à ce qu’on nous laisse voir nos filles.

– Le chef ne va pas être content, maman26.

– Nous sommes des citoyens libres, conscients de nos droits. Nos enfants ont été arrêtés sous une accusation absurde. La période de prison préventive est dépassée et pourtant on ne les a pas relâchés. Ils sont détenus illégalement et c’est pour cette raison qu’ils ont décidé de faire une grève de la faim. Ma fille a failli mourir ce matin…

– Je suis vraiment désolé. Je ne connais rien à la politique.

– Il ne s’agit pas de politique, il s’agit de droits de l’homme. Vous êtes policier. Votre devoir est de protéger nos droits. Nous avons le droit de protester.

– J’obéis à des ordres…

Un des autres policiers s’avança :

– S’il vous plaît, si vous restez ici, on va tous avoir des problèmes.

– Nous restons, dis-je. Nous allons rester jusqu’à ce qu’on nous laisse entrer et parler à nos filles.

– Ne compliquez pas, paizinho27, implora le premier policier. Vous pouvez revenir à l’heure des visites. En attendant vous allez faire un tour, boire un soda, et après vous entrez avec les autres visiteurs. Ça serait mieux pour tout le monde.

– Ma fille a failli mourir, insista dona Filó. Elle a fait un arrêt cardiaque. Je veux la voir maintenant. Je veux lui parler.

Le policier hocha la tête :

– Vous êtes têtue, madame. On va parler au chef.

Nous restâmes là, tenant nos pancartes. Nous vîmes la pluie avancer, dans un galop rapide, à mesure que la lumière reculait. Puis l’eau nous tomba dessus, tel un fleuve vertical, nous arrachant des mains nos mots de protestation. Nous demeurâmes là, immobiles, trempés, les vêtements collés au corps, les cheveux ruisselant d’eau sur le visage, tandis que les voitures passaient, indifférentes, et que l’orage s’éloignait, aussi vite qu’il était arrivé.