L’homme émergea de l’ombre du manguier et me regarda. Son regard me troubla plus que l’impossibilité de cette rencontre. Hossi me regardait sans le moindre signe de reconnaissance, comme s’il me voyait pour la première fois. Je laissai tomber la boîte à chaussures. La boîte s’ouvrit et les cahiers s’éparpillèrent sur le sol, six gros cahiers, cinq d’entre eux liés par un cordon rouge.
– Hossi, que fais-tu là ?!
L’homme hésita :
– Qu’est-ce qui s’est passé ? – Il était identique à Hossi, mais sans la douleur qui enveloppait Hossi comme une carapace. – Qui êtes-vous ?
Soudain, je compris :
– Vous êtes Jamba, c’est ça ?
– Oui, et vous ?
– Je pensais que vous étiez mort. Hossi m’avait dit que vous étiez mort à la guerre.
– Non, je ne suis pas mort, au contraire je suis revenu à la vie : j’ai déserté.
Nous nous assîmes à l’une des tables du restaurant. Je me présentai. Je lui dis que Hossi avait été blessé par balle, très gravement, et qu’il m’avait demandé de venir, ici à Cabo Ledo, afin de récupérer des papiers et des documents. Je ne lui dis pas que son frère me l’avait demandé en rêve. Jamba me raconta son histoire. En juillet 2001, il était parti à Lisbonne, où il avait suivi des cours de télécommunication, et n’était pas revenu. Il avait travaillé quelques mois dans le bar d’un ami, à Nazaré, comme serveur. Il avait vécu à Paris pendant deux ans, en faisant la plonge dans le restaurant d’un autre ami déserteur angolais, et de là il était parti à Londres. Il avait été aussi à Barcelone, à Amsterdam, à Berlin, toujours en situation irrégulière, en changeant tout le temps d’emploi et de ville pour échapper à la police. En 2010 il avait fait la connaissance d’une Namibienne d’origine allemande. Ils s’étaient mariés et étaient partis vivre à Swakopmund, une petite ville côtière, à l’architecture coloniale allemande, pas très loin de la frontière avec l’Angola.
– Et pendant tout ce temps vous n’avez pas réussi à parler avec votre frère ? Vous n’avez pas pu savoir ce qu’il était devenu ?
Jamba haussa les épaules :
– Je n’ai pas eu de problème pour le retrouver. Mais Hosssi a toujours refusé de me parler. Il dit à tout le monde que je suis mort pendant la guerre.
– Pourquoi ?
– C’est une triste histoire.
Jamba était commandant dans les forces gouvernementales, spécialiste des télécommunications, lorsque, en octobre 1999, celles-ci reprirent le Bailundo28. Le père de Jamba et Hossi, Graciliano, avait fui le Huambo et s’était établi dans la ville de Bailundo comme mécanicien. Hossi dîna avec son père quelques jours avant la reprise de la ville, puis il lui dit au revoir et partit rejoindre les guérilleros. Quelques jours plus tard, alors que les forces gouvernementales étaient dans la ville, Jamba était venu à son tour dîner chez son père. Le vieil homme l’embrassa avec la même chaleur qu’il avait embrassé son autre fils, le fit asseoir à table, lui donna ce qu’il y avait à manger, pas grand-chose, du pirão29 et des champignons frais. Ils bavardèrent à propos des comboio-mala30, des anciennes locomotives à vapeur, des choses qui faisaient sourire Graciliano.
Avant la fin du dîner, un groupe de soldats fit irruption dans la maison, ils emmenèrent le vieil homme, en l’accusant de collaboration avec la guérilla. Jamba hurla, protesta, mais cela ne servit à rien. Des témoins avaient identifié Graciliano, les jours suivants, non pas comme simple sympathisant du Galo Negro, l’UNITA, mais comme militant détenteur de responsabilités politiques importantes. C’était peut-être faux. Mais ce qui est certain, c’est que le vieux mourut en prison, quelques jours plus tard, dans des circonstances obscures, et Hossi ne le pardonna jamais à son frère.
– J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir, me dit Jamba. – Je le pensai sincère. – Ils ont fini par me mettre en prison moi aussi, pendant quelques semaines. J’ai perdu confiance dans l’armée. Dès que j’en ai eu l’occasion, j’ai déserté. Hossi ne m’a plus jamais parlé.
Jamba retourna en Angola à cause de l’arrestation de son neveu. Il entra dans le pays au volant de sa voiture, par la frontière de Santa Clara. Au Lubango, il prit un jeune agronome brésilien en stop, un surfeur fou, appelé Caio César, qui voyageait seul depuis Porto Amboim, après avoir entendu parler des vagues prodigieuses du sud de l’Angola. “Là, dans le Namibe, il y a une gauche tubulaire de trois kilomètres ! raconta-t-il, plein d’enthousiasme. Mec, une vague si parfaite, mais si parfaite, que tu peux la quitter n’importe où.”
Jamba avait pensé s’arrêter à Huambo pour y dormir et revoir de la famille, mais Caio lui proposa de partager la conduite par tour de quatre heures. Le Brésilien était pressé d’arriver. C’est ce qu’ils firent. Ils se séparèrent à Porto Amboim comme de vieux amis. L’ancien militaire n’eut aucun mal à trouver l’hôtel Arco-Iris. Il gara la voiture à côté de la mienne, sous le manguier, un peu interloqué de ne voir aucun mouvement, et il sortit.
– Et maintenant ? lui demandai-je, après que Jamba eut fini son récit. Qu’avez-vous l’intention de faire ?
– Maintenant je vais à Luanda. Je veux voir mon frère.
Je restai silencieux, le regard tourné vers la mer.
– Quelqu’un sait que vous êtes là ?
– Non. Je ne me suis pas annoncé. J’avais peur d’être arrêté pour désertion dès mon arrivée.
– Tant mieux. Ne le dites à personne. Je vais vous conduire chez moi jusqu’à ce que les choses se calment. J’ai le sentiment que Hossi vous attend et qu’il a un rôle pour vous : mais je ne sais pas lequel.