Un bougainvillier qui explose dans un rouge et silencieux fracas. Un mur en ruine. Au fond, une frise de palmiers comme un liseré de dentelles. C’était mon rêve !
Le corbeau, qui n’était pas un corbeau, mais Hossi Apolónio Kaley sous la forme d’un corbeau posé sur l’épaule de mon ami. Hossi & Hossi. Le Hossi sous forme humaine portant la ridicule veste de portier. L’autre, agrippé à son épaule, aiguisant son bec sur les médailles en laiton.
– Oui ! confirmai-je. C’était exactement comme ça.
Cinéma muet.
J’avais les larmes aux yeux.
– C’est que c’était exactement comme ça.
Nous étions dans mon appartement. À part moi, il y avait Moira, Hélio, Armando Carlos, Jamba et Melquesideque, assis sur le divan du salon et sur trois chaises. Hélio avait branché son ordinateur portable au téléviseur. Nous regardions pour la cinquième fois le film que le scientifique brésilien avait enregistré pendant que je dormais.
Moira et Hélio étaient arrivés deux jours auparavant. Moira restait chez moi et Armando Carlos avait accueilli Hélio. Les deux hommes s’étaient tout de suite bien entendus. Ils partagent la même horreur de la société de consommation, le même mépris pour les conventions sociales et des goûts semblables en ce qui concernait la musique et la littérature.
Malgré ce que je craignais, Melquesideque ne fit aucune objection à ce que nous tentions de communiquer avec Hossi à travers les rêves. Au contraire, le projet l’enthousiasma. Il informa le directeur de la clinique qu’un chercheur en neurosciences brésilien viendrait expérimenter une méthode nouvelle pour arracher Hossi de son coma. Le directeur, un type obèse, narcoleptique, ancien député du parti au pouvoir et beau-frère d’un des fils du président, ne parut pas particulièrement intéressé. Il voulut savoir qui paierait le déplacement du Brésilien et la suite du traitement. Puis, après une longue pause et un long bâillement, il demanda si le docteur Tolentino ne serait pas disposé à faire une donation à la clinique. Melquesideque lui rappela que le docteur Tolentino, un homme très estimé et respecté, entouré d’amis influents, dépensait déjà beaucoup d’argent en finançant un foyer pour enfants abandonnés.
– Bon, concéda le directeur. Juste, je ne comprends pas votre dévotion pour cet ancien guérillero, un Bailundo31 de rien, et en plus l’oncle d’un terroriste.
– Je crois que cela s’appelle amitié, rétorqua Melquesideque. Hossi est notre ami.
Melquesideque fit apporter un lit de plus dans la chambre de Hossi. Nous convînmes que je serais le premier à expérimenter la machine. Hélio me posa sur la tête une sorte de bonnet hérissé de fils, tout en m’incitant à l’oublier et à me détendre. Je m’allongeai sur le lit et attendit de m’endormir.
– Et que t’a dit Hossi ? demanda Moira, pendant que nous regardions le film. C’est dommage que nous ne puissions pas enregistrer le son.
Je lui dis que nous avions échangé des souvenirs d’enfance. Rien de particulier. Après la mort de ma grand-mère, quand j’avais treize ans, je m’amusais à grimper dans l’avocatier jusqu’à l’une des branches les plus hautes. Il y avait un trou dans le tronc. Je parlais dans le trou convaincu que l’avocatier pouvait, d’une façon ou d’une autre, établir un lien magique entre moi et ma grand-mère où qu’elle se trouve. Je rappelai cet épisode et Hossi, le corbeau, rit, d’un rire doux, sans méchanceté, tandis que l’autre Hossi, le portier d’hôtel, restait impassible, observant, les yeux à demi fermés, la frise de palmiers au loin. Puis Hossi, en parlant par la voix du corbeau, me raconta qu’au même âge, son frère et lui allaient tous les samedis au cimetière, en cachette des parents, pour bavarder avec leur sœur aînée. La jeune fille était morte à dix-huit ans, la veille de Noël, à la sortie de la messe de minuit, écrasée par la voiture d’un sergent de l’armée coloniale.
“Il n’y a aucune différence entre parler à une croix dans un cimetière et parler à un trou dans un arbre, dit Hossi. C’est aussi absurde. En tout cas, je trouve que parler à un trou dans un arbre est une absurdité plus jolie que parler à une croix en pierre.”
– Cela n’est jamais arrivé, contesta Jamba, quand j’eus fini de parler. Nous n’avons qu’une sœur, Judite, et Dieu merci elle est vivante. Et bien vivante. C’est la mère de Sabino.
Le silence qui suivit était presque une accusation. Agacé, je secouai la tête :
– Alors, mon rêve est un mensonge ?
– Ce n’est qu’un rêve, dit Hélio. Pourquoi ce devrait être plus qu’un rêve ?
– Oui, un rêve, mais pas n’importe quel rêve. J’ai rêvé de Hossi, qui portait le fameux veston violet. Ava aussi a rêvé de lui comme cela se produisait à La Havane. On a au moins réussi à prouver qu’il y a une certaine vérité dans tout cela.
Hélio m’interrompit :
– Ça ne prouve rien. Tu as rêvé de Hossi, tu as rêvé de lui vêtu de la veste en question, parce que tu es obsédé par toute cette histoire.
– Hélio a raison, dit Armando Carlos. Entre deux hypothèses la raison commande de choisir la plus simple.
Moira m’embrassa :
– Je suis désolée, chéri. J’aimerais te croire.
– Ah oui ?! – Je me levai. – Et alors le rêve où Hossi m’a dit d’aller chercher ses cahiers là-bas, à Cabo Ledo ? Comment pouvais-je savoir où il cachait la clé du bungalow ? Et où il cachait ses journaux ?
– Je n’ai pas de certitude, dit Hélio, en haussant les épaules. Toi, qu’en penses-tu ?
– Je ne sais pas quoi en penser.
– Il y a plusieurs possibilités. Hossi t’a peut-être parlé de ses journaux, il a pu te dire où il avait l’habitude de cacher les clés du bungalow. Le temps est passé et tu as oublié. Ou tu crois que tu as oublié. Beaucoup de souvenirs que l’on croit perdus reviennent dans nos rêves.
Je retournai m’asseoir, découragé.
– Peut-être.
Plus tard, cette nuit-là, Moira se serra contre moi. Je restai immobile, distant. Elle s’étonna de ma froideur.
– Qu’est-ce qui t’arrive ?
Je ne répondis pas. Jamba ronflait, couché sur le canapé du salon. Rêvait-il ? De quoi pourrait-il bien rêver ?