« L’armée a fait de moi un homme »

Délié de ses obligations militaires, Scherbius n’est pas plus avancé quant au tour qu’il compte donner à sa vie. Dans le train qui le ramène chez lui, il s’avoue qu’il a été impressionné par l’ordre qui régnait à la caserne. Les horaires ont été tenus, les tests administrés, les appelés traités avec un mélange de dureté et de respect. Ajoutons à cela que les gradés étaient tirés à quatre épingles et que pas un papier ne traînait dans la cour, et Scherbius éprouve soudain pour l’institution militaire la même attirance qu’il a ressentie tantôt envers l’Église. Cette fois cependant, il ne commettra pas l’erreur d’aliéner sa liberté : on peut admirer la discipline sans pour autant souhaiter s’y soumettre continûment. Il servira l’armée, mais à sa façon.

Le lendemain, il fait l’acquisition dans un surplus militaire d’une tenue de sous-officier d’infanterie. Il retouche la veste, cire les chaussures, puis s’entraîne, devant un miroir, à marcher, à saluer, à dégainer un briquet. Satisfait du résultat, le sous-lieutenant Bercoff1 appelle le lycée de Sarreguemines et demande qu’on lui mette à disposition une salle le soir même pour une réunion d’information. « Inutile de placarder des affiches, dit-il à la secrétaire du proviseur, je rameuterai les troupes à la récréation. » Pas fâché de sa métaphore martiale, il raccroche, en pensant qu’il n’aura pas le temps de se procurer des brochures.

Il se pointe à l’école en début d’après-midi, va « présenter ses hommages » à la secrétaire du proviseur. Celle-ci lui révèle dans la conversation que les recruteurs de l’armée de terre opèrent habituellement en tandem et qu’ils font la tournée des lycées au printemps, en s’annonçant un mois à l’avance. Scherbius justifie le changement de format par « une expérimentation initiée par le ministre », sans préciser lequel.

Quand sonne la récréation, il descend dans la cour, s’adosse à un mur et scrute longuement les groupes d’étudiants. Je le prie de reconstituer son raisonnement. « C’est délicat. Dans l’idéal, je choisirais mes proies une à une. Mais ce jour-là, faute de temps, je cherche un leader en espérant qu’il me ramènera toute sa clique. » Je demande à quoi on reconnaît un leader dans une cour de récré. « Facile. Les autres se poilent à ses blagues. Il souffle la fumée de cigarette par le nez. Il a une fille à son bras. Et puis, il dégage un je-ne-sais-quoi… » Je presse en vain Scherbius de préciser sa pensée. Il est incapable de décrire cet ascendant naturel, mais le reconnaît sans peine – peut-être parce qu’il en est lui-même doté. Il observe pendant cinq minutes un garçon chaussé de bottes de cow-boy, qui régale un petit comité de ses traits d’esprit, en partageant sa clope avec une fille aux cheveux longs qui le couve d’un regard enamouré.

La sonnerie annonce la reprise des cours. C’est le signal que s’est donné Scherbius. Il marche sur sa cible, de cet air résolu qu’il a appris à la caserne, saisit entre ses doigts la cigarette qui pend aux lèvres du gamin et l’écrase sous son talon en disant :

— Tu m’arrêtes cette saloperie, d’accord ?

Le jeune, éberlué, dévisage ce type galonné qui vient lui donner des leçons devant ses copains. Scherbius enchaîne, sans lui laisser le temps de rassembler ses esprits.

— Je te surveille depuis tout à l’heure. Tu as l’étoffe.

— Ah ouais ? Et l’étoffe de quoi ? demande la petite amie, narquoise.

Scherbius lui colle ses galons sous le nez.

— À ton avis ? L’étoffe de commander des hommes, évidemment.

Il se retourne vers son protégé, lui lâche :

— Ce soir. 17 heures en salle B32. Viens avec ton escouade.

Un bref hochement de tête et il se volatilise derrière un bâtiment.

Scherbius dit avoir joué son va-tout. On ne peut exclure en effet que ce cow-boy en herbe exècre l’uniforme ou qu’il ait perdu son frère en Algérie. Mais il est bien plus probable qu’à l’heure qu’il est, exultant de fierté, il soit en train de choisir avec soin les camarades qu’il juge dignes de servir sous ses ordres. Tout l’art de Scherbius consiste à soupeser ces scénarios concurrents en une fraction de seconde. Car sous ses dehors de kamikaze, il ne lance une pièce en l’air que lorsque les lois de la psychologie lui indiquent avec une quasi-certitude de quel côté elle va retomber.

Il pénètre en B32 à 16 h 59. La salle est pleine à craquer : cinquante superbes mâles occidentaux massés derrière leur leader, qui s’est réservé la place d’honneur, au premier rang face à l’estrade.

— Excellent travail, soldat… ? lance Scherbius en s’asseyant sur le bureau.

— Hirschwiller, répond le cow-boy, en crevant de bonheur.

— Bien. Je suis le sous-lieutenant Bercoff, du neuvième bataillon de chasseurs à pied. Une question pour commencer : qui parmi vous envisage de s’engager dans l’armée ?

Trois ou quatre bras se lèvent sans grande conviction. Scherbius fait mine de s’en contenter.

— Normal. À votre âge, on a d’autres préoccupations. On pense aux filles. Au sport. Aux études – enfin, pour les meilleurs. (Rires étouffés.)

Cette élocution à base de phrases courtes ne doit rien au hasard. Elle lui laisse le temps d’évaluer l’impact de ses paroles, afin, le cas échéant, d’appuyer le trait ou de faire machine arrière.

— Moi, les études, ça ne m’a jamais trop botté. Je me suis arrêté au brevet, et encore c’était un brevet en grabuge, option déconne. À dix-sept ans, je filais un mauvais coton. Je faisais le coup de poing le samedi soir. Je volais des mobylettes. Je transportais des enveloppes. Mon avenir était tout tracé : maison de redressement à dix-huit balais, taule à vingt-cinq, braquages, règlements de comptes, une balle perdue et ciao, la compagnie ! Vous ne connaissez pas votre chance : vous êtes à l’abri, ici. Moi, à votre âge, j’avais déjà vu des copains mordre la poussière. Si je ne changeais pas de voie, j’allais y laisser ma peau. Alors j’ai devancé l’appel. J’ai fait mes classes à Lunéville, et après direction l’Algérie. Je sais que certains d’entre vous pensent que le Général n’aurait pas dû négocier avec les fellagas. D’autres trouvent au contraire que la France n’a rien à faire au Maghreb. C’est la grandeur du soldat de ne pas se poser les questions qui le dépassent. Son rôle n’est pas là : il est de servir la République, de remplir les missions offensives et défensives qui lui sont confiées, tout en assurant la sécurité de ses concitoyens et de ses compagnons. L’armée m’a transformé. Elle ne m’a pas seulement appris à m’orienter en forêt ou à manier une arme. Elle a fait de moi un homme. Un mec bien. J’ai arrêté de boire ; pas parce que je n’aime plus la Kronenbourg, mais parce que, quand on est pris dans une embuscade ou qu’on défend un dépôt de munitions, on augmente ses chances de survie et celles des copains en étant à jeun. Je fais six cents pompes par jour ; pas pour épater les filles, mais pour le jour où je devrai ramener un soldat blessé derrière nos lignes. J’ai repris les études ; pas pour faire plaisir à mes vieux, mais pour apprendre un métier dont notre pays a besoin. Je ne me lève plus le matin avec une boule au ventre, à me demander ce que je vais faire du reste de mon existence. À présent, je sais. Ma vie est devenue simple. Elle est devenue belle. Je n’en changerais pour rien au monde.

Scherbius n’a volontairement rien dit des possibilités de carrière offertes aux jeunes appelés. D’abord parce qu’il n’en a pas la moindre idée, ensuite parce qu’il cherche toujours à établir une connexion viscérale avec ses cibles. Il préfère chanter la grandeur du drapeau que la générosité du système de retraite des officiers, vanter la camaraderie dans les tranchées que les billets de train offerts aux conscrits. Le petit, le mesquin, l’utilitaire, il laisse ça aux autres.

La discussion s’engage. Hirschwiller, usant d’un privilège tacite, pose la première question : à quoi sert une armée en temps de paix ? Scherbius répond avec une concision à faire baver les enseignants de l’école de guerre. À assurer la sécurité sur le territoire ; à garder nos frontières ; à favoriser le brassage social ; à s’acquitter de toute mission que l’État juge bon de lui confier.

Les questions fusent. Quelle arme offre les meilleures opportunités de carrière ? Doit-on obéir à un ordre qu’on désapprouve ? A-t-il torturé dans le djebel ? Scherbius répond à toutes, avec précision et mesure, en peignant un tableau avantageux, mais jamais mensonger de l’armée. Comme toujours, il prend sa tâche extraordinairement au sérieux. Il souhaite extirper les préjugés que la guerre d’Algérie a enracinés chez ces jeunes, sans pour autant chercher à les convaincre de s’engager.

À la fin de la réunion, il écrit au tableau l’adresse du centre régional de recrutement de l’armée de terre. Tous les gamins ou presque la recopient.

— Si ce n’était pas contre le règlement, dit-il en prenant congé, je vous laisserais mes coordonnées personnelles.

Il sort sous les applaudissements.

Durant les six mois qui suivent, il va visiter les cent dix-sept lycées de Lorraine, en peaufinant constamment son modus operandi. Il programme ses passages du jour au lendemain pour limiter les risques, ne laisse ni cartes ni numéro de téléphone, entretient volontairement la confusion sur son titre, l’institution dont il dépend ou sa caserne de rattachement. Sûr de sa capacité de mobilisation, il demande une grande salle, « si possible un amphithéâtre ». Les professeurs d’éducation civique qui viennent parfois l’écouter le félicitent chaudement après ses prestations.

Bien qu’ayant conscience d’enfreindre la loi, il dit agir par patriotisme. « J’ai adressé à l’armée française assez de recrues pour constituer un régiment. Quant à savoir si elle s’est montrée à la hauteur de mes promesses, c’est une autre histoire. »


1. « Ne me demandez pas d’où je tire mes pseudonymes, je n’en ai pas la moindre idée », dit-il.