J’ai évoqué tantôt la mémoire prodigieuse dont la nature a doté Scherbius. Les formes variées et souvent inattendues qu’elle revêt mériteraient à elles seules un ouvrage, que j’écrirai peut-être un jour. Disons simplement qu’il possède une mémoire photographique, ou eidétique pour employer la terminologie scientifique.
Je n’ignore pas que la plupart de mes confrères doutent de l’existence d’une telle faculté. Les expériences conduites en laboratoire n’ont, il est vrai, pas encore permis de reproduire les exploits prêtés à Napoléon, Ampère ou, plus récemment, au joueur d’échecs Bobby Fischer. Je ne m’immiscerai pas dans un débat somme toute assez éloigné de mes compétences, tant qu’on me permet de relater les faits dont j’ai été témoin.
Il suffit à Scherbius de fixer une page pendant une trentaine de secondes pour que son contenu se grave à jamais dans sa mémoire. Je l’ai vu ouvrir l’annuaire téléphonique au hasard et, une demi-minute plus tard, me réciter la liste des abonnés, dans l’ordre puis à rebours. Il sait, je l’ai dit, le Nouveau Testament pratiquement par cœur. Prononcez les mots : « Jean 12, 25 » et il vous répondra : « Celui qui aime sa vie la perdra, et celui qui hait sa vie dans ce monde la conservera pour la vie éternelle. » Il peut déclamer des passages entiers d’ouvrages aussi divers que Le fantôme de l’Opéra, Salammbô, ou Dix petits nègres. Il jette l’indicateur des chemins de fer après l’avoir lu, connaît les épitaphes de milliers de personnages historiques et le nom de tous les papes qui ont succédé à saint Pierre.
Pour faire bonne mesure, il est aussi ce qu’il est convenu d’appeler un calculateur prodige. Si le terme ne fait pas l’unanimité dans la communauté scientifique, au moins la réalité du phénomène est-elle copieusement attestée1, tant chez des mathématiciens comme Euler ou Gauss qu’auprès de simples bergers comme Mondeux ou Inaudi.
Scherbius multiplie sans effort des nombres de cinq chiffres. Il extrait des racines septièmes et reconnaît instantanément les nombres premiers. Plus étonnant encore, il effectue toutes sortes d’opérations de façon inconsciente. Au supermarché, il sait au centime près la valeur des articles entassés dans son Caddie. Il peut dire l’heure sans regarder sa montre.
Ces aptitudes extraordinaires ont probablement des origines communes. Dans son livre 2 + 2 = 4, Robert Tocquet note que les calculateurs s’appuient autant sur leur mémoire que sur leur aisance computationnelle. Ils possèdent leurs tables de multiplication jusqu’à cinquante ou cent, jonglent avec les logarithmes, usent d’une multitude de procédés mnémotechniques pour stocker dans leur esprit les produits intermédiaires des opérations complexes qu’ils entreprennent.
Jusqu’à l’âge de vingt ans, Scherbius n’a pas dérivé d’autres bénéfices de ses talents que des prix répétés en récitation. Un article lu dans les pages « Loisirs » de L’Est républicain va changer sa vie. Il annonce la réouverture du casino de Plombières-les-Bains, après d’importants travaux de rénovation.
Les amateurs de roulette, baccara ou black jack vont redécouvrir les charmes de cette adorable station nichée dans la forêt, dont Napoléon III avait fait l’un de ses lieux de villégiature favoris.
Scherbius n’a que mépris pour les jeux de hasard. La roue tourne, un numéro sort, ceux qui ont choisi la bonne couleur doublent leur mise, les autres voient leurs jetons ratissés par le croupier. De temps à autre, la boule s’immobilise sur le zéro, rinçant l’ensemble des joueurs au profit de la banque. Il faut être bien bête, ou extraordinairement peu sûr de son talent, pour prendre, à ses frais, le départ d’une course dont la chance décidera l’issue.
Il n’a en revanche jamais entendu parler du black jack. À la bibliothèque municipale, il apprend qu’il s’agit d’un jeu d’origine européenne qui n’a pris son véritable essor qu’à partir du moment où les Américains s’y sont intéressés. On en connaît le principe : le joueur et le croupier reçoivent chacun deux cartes dont les points s’additionnent. Le joueur peut demander de nouvelles cartes, tant que le total de ses points reste inférieur à vingt et un. Le croupier, lui, obéit à une règle établie d’avance : il « tire » à seize (i.e. il pioche une autre carte) et « reste » à dix-sept (i.e. il ne cherche plus à améliorer sa position). Le meilleur score inférieur ou égal à vingt et un remporte la mise.
Contrairement à la roulette, explique le Guide des jeux de casino, le black jack laisse une petite part à l’adresse. En prenant mentalement note des cartes qui défilent, un parieur averti peut augmenter à la marge ses chances de succès. Admettons par exemple qu’il ait dix-sept points dans la main. La même règle de prudence que s’applique le croupier voudrait qu’il « reste » : il a en effet neuf chances sur treize que la prochaine carte soit supérieure à un cinq. Si l’on suppose à présent qu’il a vu tomber toutes les figures lors des tours précédents, sa probabilité de tirer une petite carte bondit de 31 à 50 % : le pari n’est plus si fou.
Scherbius dévore les ouvrages spécialisés sur lesquels il peut mettre la main. Il refait les raisonnements, recalcule les probabilités pour s’assurer qu’il a bien compris, apprend à « compter les cartes » avec un jeu, puis deux, puis quatre… Les gérants de casinos ont en effet commencé à augmenter le nombre de jeux dans le sabot pour compliquer la tâche des compteurs. La plupart des croupiers français utilisent quatre jeux, les Américains montent jusqu’à six. Scherbius s’entraîne avec douze.
Enfin, il se sent prêt. Il pénètre un soir dans la grande salle du casino de Plombières-les-Bains, vêtu en civil pour ne pas porter préjudice à la réputation de l’armée. Il tend un Bonaparte à la caissière avec une feinte désinvolture, empoche les jetons qu’elle lui rend et se dirige d’un pas mal assuré vers la table de black jack. Trois sièges sont occupés, autant sont vacants. Invité à s’asseoir par le croupier, il fait signe qu’il n’est pas encore prêt à jouer.
Deux des joueurs se comportent comme des automates. Ils appliquent à la lettre la règle de la banque – ils tirent à seize et restent à dix-sept – en oubliant qu’en passant les premiers, ils risquent « d’exploser » (i.e. de dépasser vingt et un) avant le croupier qui, de ce fait, raflera la mise sans tirer une carte. Ils sont donc voués à perdre à petit feu, comme les imbéciles qui s’exclament bruyamment à la table de baccara voisine. La troisième joueuse mène sa barque avec un peu plus de discernement, mais en plusieurs occasions elle hésite à doubler, laissant filer les quelques jetons qui auraient fait la différence en fin de soirée.
Au bout d’un quart d’heure, le croupier recharge le sabot avec quatre jeux. Sans y paraître, Scherbius se met à compter les cartes. C’est tellement facile pour lui qu’il enregistre des détails sans intérêt. « Tiens, déjà deux dames de trèfle et toujours aucun dix… »
Les cartes de ce premier sabot tombent de façon trop régulière pour infléchir significativement les statistiques. Tant pis. Scherbius est patient. Il est décidé à ne s’asseoir que lorsque ses chances de gagner dépasseront les 75 %. Le deuxième sabot n’est toujours pas à son goût. Enfin, à la moitié du troisième, il reconnaît l’occasion. Quantité de petites cartes sont tombées, augmentant, à partir de maintenant, les chances de tirer une « bûche » (une figure ou un dix) de moitié ! Sans montrer son excitation, Scherbius s’assied entre les deux hommes, empile ses jetons devant lui, et adresse un léger signe de tête au croupier.
Il perd les trois premières mains, remporte les deux suivantes, double et perd celle d’après. Il note avec satisfaction que l’échec n’affecte pas ses facultés. C’est le seul point qu’il n’avait pu tester quand il s’entraînait avec des allumettes dans sa chambre.
Il commence à gagner. Deux francs par-ci, quatre francs par-là, des sommes insignifiantes qui n’attirent pas l’attention du croupier. À chaque nouveau sabot, il se lève pour se dégourdir les jambes. Il observe le jeu pendant quelques tours et, au vu de la distribution des cartes, décide ou non de se rasseoir. Une heure peut s’écouler entre deux sessions.
Les poches de Scherbius s’alourdissent. Pas question d’augmenter la mise pour autant. Il se moque de faire sauter la banque. Il teste une méthode scientifique. Tout aussi important, il cherche à se prouver qu’il est capable de tenir un cap, sans se laisser griser.
À minuit, il se lève, jette deux jetons au croupier, comme il a vu les autres joueurs le faire. La caissière qui avait pris ses cent francs lui en rend le double. Il pense que, de toute sa vie, il ne manquera jamais d’argent.
De fait, dix ans après cet épisode, Scherbius n’a jamais occupé un emploi salarié. Le black jack pourvoit à tous ses besoins, qui sont modestes. Il divise sa clientèle entre plusieurs établissements, soucieux de garder profil bas. Il arrive après le dîner, repart quand il a doublé sa mise, généralement autour de minuit. Il n’aime pas la faune de la nuit, les ivrognes qui cherchent des noises au personnel, les demi-mondaines aux regards enjôleurs, les traîne-misère qui vendraient leur mère pour un rouleau de jetons.
Mes confrères, spécialistes des troubles addictifs, à qui je rapporte ce récit, ne dissimulent pas leur scepticisme. Tous les compteurs de cartes qu’ils ont rencontrés finissent au bout d’un moment par en faire leur métier. Ils engrangent des gains croissants jusqu’au jour où les casinos, repérant leur manège, leur ferment définitivement leurs portes. En déjouant ce piège, Scherbius apporte une nouvelle preuve de sa volonté stupéfiante.
1. Binet consacra un ouvrage au sujet dès 1894.