Des loyautés contradictoires

Deux questions n’ont cessé de guider ma recherche : de quoi souffre Scherbius ? Comment compose-t-il avec cette souffrance ?

Prenons les problèmes dans l’ordre.

Scherbius a vécu plusieurs traumatismes majeurs, dont chacun, séparément, a pu entraîner d’importants dérèglements de sa personnalité.

L’incarcération de son père, tout d’abord, a fait voler en éclats plusieurs dogmes du jeune homme : la toute-puissance paternelle, la présomption d’innocence, l’infaillibilité de la justice, le droit à la réinsertion après avoir purgé sa peine, etc. Cet épisode fondateur et dramatique à souhait explique selon moi pourquoi Scherbius incarne si souvent des personnages de fonctionnaires pointilleux mais compréhensifs. « Ce que vous voulez que les hommes fassent pour vous, faites-le de même pour eux » (Luc 6, 31) : qu’il interprète un huissier, un agent de la paix ou un inspecteur des impôts, Scherbius se comporte comme il aurait aimé voir le faire les deux brutes qui ont appréhendé son père – un mécanisme de réparation classique, généralement assez efficace.

Plus difficile à surmonter semble avoir été la déchéance matérielle causée par l’emprisonnement de Joseph. La famille, plutôt aisée à l’origine, s’est enfoncée dans la précarité, pour ne pas dire la misère. Scherbius a vu sa sœur enterrer ses rêves de savoir et sa mère se priver de dîner pour que ses enfants mangent à leur faim. Lui-même a appris à rentrer par la porte arrière du cinéma, à secouer les parcmètres, à demander le pain de la veille en espérant que la boulangère apitoyée lui tendrait celui du jour pour le même prix.

Il a été prouvé que sombrer dans la pauvreté est, psychologiquement parlant, plus dur que d’y naître. Le déclassement s’accompagne presque inévitablement d’un sentiment de honte, voire de culpabilité. Le soir dans son lit, Scherbius cherche un fautif aux malheurs de la famille. Son père ? Impossible. Le propriétaire de l’entreprise textile ? Ce n’est pas lui qui a maquillé les comptes. Le juge ? Il n’a fait qu’appliquer la loi. « De toute façon, raconte-t-il, rien n’aurait pu apaiser ma colère. Alors, j’ai arrêté de me torturer. » Je lui confirme que c’est ce qu’il avait de mieux à faire.

Cette prospérité révolue explique sa frugalité. Il ne commettra pas deux fois l’erreur de se croire riche. « On ne peut pas perdre ce qu’on n’a jamais eu », observe-t-il, philosophe. Il possède deux costumes, autant de paires de chaussures, un nécessaire de toilette, un dictionnaire de citations fatigué, l’unique vestige de la bibliothèque familiale à avoir survécu à ses innombrables tribulations, le seul objet aussi auquel il s’avoue un tant soit peu attaché. « Papa, maman et Danielle l’ont tenu entre leurs mains. C’est un peu comme si nous étions réunis dans ces pages. »

À ces deux traumatismes – la perte du père, la clochardisation – s’en ajoute probablement un troisième, de nature sexuelle. « Probablement » est un adverbe inhabituel sous la plume d’un scientifique ; je l’emploie pourtant à dessein. Un investigateur relève des empreintes digitales, analyse des cendres, vérifie des alibis. Le psychiatre, lui, n’a pas ce luxe. Il doit se contenter d’indices équivoques : un haussement d’épaules, une mâchoire serrée, un lapsus. Il élabore tant bien que mal une théorie à partir de ses observations, la partage avec son patient, l’amende à la marge sur la suggestion d’un confrère, et finit par l’adopter comme hypothèse de travail, parce qu’il faut bien avancer, parce que si l’on attendait d’être certain, au sens cartésien du terme, d’avoir identifié le mal dont souffre un patient pour le soigner, les hôpitaux seraient vite engorgés. La vérité en psychiatrie n’existe pas – ce qui n’interdit pas de chercher à s’en approcher.

Pour cette raison même, que Scherbius s’émeuve de mes supputations ne suffit pas à les rendre fausses. Je considère au contraire qu’il en a indirectement confirmé certaines, en refusant de les entendre jusqu’au bout ou en laissant échapper des bribes de phrases : « Ça ne s’est pas passé exactement comme ça », « De toute façon, je n’avais pas le choix ».

Puis-je démontrer que Scherbius a été violé ou exposé en bas âge à des pratiques répréhensibles ? Non. Mais j’en ai l’intuition. Or, comme l’a dit Henri Poincaré, « c’est avec la logique que nous prouvons et avec l’intuition que nous trouvons ».

J’envisage différents scénarios.

Dans le premier, qui a ma préférence, il a subi des attouchements de la part du prêtre de sa paroisse. Il a entre huit et douze ans, n’ose pas repousser les avances du prélat ; peut-être même y prend-il du plaisir. Les agressions intimes essuyées à cet âge crucial ne s’oublient pas. Parmi les répercussions psychologiques les plus fréquentes, citons la confusion que peut éprouver la victime quant à son orientation sexuelle ; un sentiment de honte, d’insécurité ou de solitude ; des troubles d’apprentissage ; une libido déréglée ; le refuge dans un monde imaginaire.

Deuxième possibilité, Scherbius s’est éveillé à la vie sexuelle chez les trappistes, à l’initiative d’un condisciple ou d’un abbé. De telles relations sont illégales aux yeux de la loi, ou plutôt elles l’étaient au début des années 60, l’article 321 du Code pénal prévoyant que « sera puni d’un emprisonnement de six mois à trois ans et d’une amende de 60 francs à 15 000 francs quiconque aura commis un acte impudique ou contre nature avec un individu de son sexe mineur de vingt et un ans1 ». Comme je doute que les religieux aient pris le risque d’accueillir un mineur en leur sein, j’en déduis que Scherbius a menti sur son âge lorsqu’il a frappé à la porte de Notre-Dame d’Acey ou qu’il a produit un faux certificat d’émancipation. Il prétend ne pas s’en souvenir. Cela signifierait que les ébats qui se sont déroulés (ou ont pu se dérouler, restons prudents) dans le monastère respectaient la lettre de la loi, à défaut de son esprit.

Troisième option, Scherbius est inverti. « Et alors ? » diront certains. L’homosexualité est mieux acceptée socialement aujourd’hui qu’à aucune autre période depuis l’Antiquité. Les progrès de la science y sont pour beaucoup. Dès 1935, Freud écrivait à la mère d’une patiente que « ce n’est pas un avantage, mais pas non plus quelque chose dont on doit avoir honte. Ce n’est ni un vice ni une dégradation et on ne peut pas non plus la classer parmi les maladies ». Comment oublier cependant qu’il a fallu attendre 1973 pour que l’Association américaine de psychiatrie supprime l’homosexualité de la liste des troubles mentaux ? Que des milliers d’hommes et de femmes sont morts dans les camps de concentration nazis en raison de leurs préférences amoureuses ? Que les territoires annexés de l’Alsace et de la Moselle ont été soumis durant la guerre à l’ignominieux paragraphe 145 du Code pénal allemand2 ? Que l’Église catholique romaine assimile les pratiques homosexuelles actives à de « graves dépravations » et les présente comme « les tristes conséquences d’un refus de Dieu3 » ?

C’est tout le drame de Scherbius d’être ainsi tiraillé entre des loyautés contradictoires : il sert une Église qui le stigmatise4 ; rabat des soldats vers une armée où « les pédés ne sont pas les bienvenus5 » ; exécute les missions d’une République française qui fiche ouvertement les homosexuels ! Plus d’un à sa place aurait déjà sombré dans la schizophrénie6.


1. Un seuil ramené à dix-huit ans dans la foulée du changement de l’âge de la majorité voté en 1974.

2. « Les actes sexuels contre nature qui sont perpétrés, que ce soit entre personnes de sexe masculin ou entre hommes et animaux, sont passibles de prison. Il peut aussi être prononcé la perte des droits civiques. » Bien qu’en théorie non visées par ce texte, de nombreuses lesbiennes ont été déportées pour « comportement asocial ».

3. Congrégation pour la doctrine de la foi, Déclaration Persona humana sur certaines questions d’éthique sexuelle (1975).

4. Je n’exclus d’ailleurs pas que ce soit la véritable raison de son départ de chez les trappistes.

5. Général Louis Trochant, Minute (24 janvier 1977).

6. Je ne vois pas en revanche en Scherbius une victime de l’inceste. Joseph ne correspond pas au profil du père abusif, dominateur ou jouisseur.