« Ils n’étaient qu’eux »

Le parcours de Scherbius révèle une nostalgie frappante pour la période de l’adolescence. Qu’il remplisse les casernes, enseigne la philosophie au lycée ou joue les gardiens de prison en Haute-Savoie, on sent chez lui le besoin d’infléchir la destinée des jeunes, tant qu’il en est encore temps. Parmi ses films favoris, je note d’ailleurs Les quatre cents coups, Les disparus de Saint-Agil, L’argent de poche et La fureur de vivre.

Scherbius a, par ailleurs, depuis l’enfance, une conscience aiguë de sa différence. Il préfère la lecture au sport, la fréquentation des salles de cinéma à celle des cafés ou des dancings. Le Schmilblic, les pitreries de Darry Cowl, les exploits de la bande à Kopa le laissent de marbre. Dans l’école qu’il fréquente jusqu’au fatidique épisode du coup de règle, il est la tête de Turc, pour toutes les raisons qu’on peut imaginer : il compte trop vite, collectionne les prix d’excellence, snobe ses condisciples, etc.

« Je les trouvais tellement… unidimensionnels, se souvient-il. Ils recopiaient les cours, jouaient au foot à la récré, faisaient laborieusement leurs devoirs, lisaient Le Journal de Tintin… et recommençaient le lendemain. Rien ne risquait jamais de leur arriver. Ils n’étaient qu’eux. »

Je lui demande en quoi il valait mieux que ses camarades. « Mieux, je ne sais pas, répond-il. Mais je me sentais capable d’accomplir davantage. Je pouvais être chacun d’eux si je le souhaitais : Hütter qui se croyait musicien, mais n’entendait pas que son violon avait besoin d’être accordé ; Schneider qui ne passait jamais le ballon, sous prétexte que son père avait joué une saison pour les Grasshoppers de Zurich ; Dinger, l’apprenti cinéaste qui confondait Einstein et Eisenstein. Surtout, ils s’accrochaient à leur petit rêve misérable, de peur que la vie n’ait qu’un plan pour eux. — Et ce n’est pas le cas ? » me sens-je obligé de demander. Il me dévisage d’un air consterné, comme s’il craignait de s’être mépris sur mon compte. « Non, évidemment. Vous, moi, les esprits supérieurs, nous façonnons notre existence. Je suis ce que je veux être, c’est tellement simple quand on l’a compris. »

Il fait remonter cette épiphanie à sa première lecture d’Ainsi parlait Zarathoustra au début des années 70. « Deviens ce que tu es. Fais ce que toi seul peux faire1 », prêche Nietzsche par la voix du prophète. Dans le cas de Scherbius, cela veut dire repousser les frontières de l’imagination, incarner tous les possibles, être le plus petit commun multiple de l’humanité.

À la suite de l’affaire du coup de règle, il change d’établissement scolaire. Il en profite pour adopter un nouveau comportement vis-à-vis de ses camarades. Sans aller jusqu’à rechercher leur commerce, il se plie, au moins en apparence, à certains de leurs codes. Il échange des vignettes de footballeurs à la récré, joue au ping-pong (« avec prise de raquette porte-plume », précise-t-il fièrement), s’applique à parsemer ses devoirs de maths d’erreurs qui désespèrent son prof. Il entretient quelques copains, « histoire de ne pas passer pour un minus », bien que leur conversation axée sur le sport et les filles le désole.

C’est peu dire qu’il est conscient de sa singularité. Source de fierté autant que d’abattement, elle fait de lui un paradoxe vivant. Un extraterrestre qui tantôt recherche et tantôt fuit la compagnie des hommes. Un nomade qui ne demande qu’à se fixer. Un solitaire en mal d’affection, à qui ses mensonges incessants interdisent de nouer une relation de confiance avec qui que ce soit.

Ces conflits permanents génèrent une tension démentielle qui transforme Scherbius en une bombe à retardement.


1. Une formulation étonnamment proche, quand on y songe, du « ce qu’un homme peut être, il doit l’être » de Maslow.