« Je pars »

Suzanne se tue à la tâche pour que ses enfants ne manquent de rien. Elle s’est mise en tête que Danielle doit reprendre ses études, qu’Alexandre a l’étoffe d’un grand médecin, d’un chirurgien peut-être. Elle promène des chiens le jour, brode des robes de communiantes la nuit, fourrant le produit de ces petits boulots dans des enveloppes étiquetées « Viande », « Gaz », « Bus », qui finissent par symboliser aux yeux de Scherbius le fardeau qu’il représente pour sa mère. Il ne peut plus lire dans son lit sans penser à la note d’électricité, se resservir à table sans calculer le prix de sa gourmandise. Il tourne sur deux ou trois tenues étriquées, recolle périodiquement les semelles de son unique paire de souliers. Il y a beau temps qu’il a enterré ses rêves de scooter.

Il a seize ans. Dans trois mois, il aura son bac. Car, en dépit de ses incartades, il se maintient en tête de classe. Pour autant, il ne parvient pas à se projeter dans le futur. Commencer des études pour les interrompre aussitôt, comme Danielle ? Très peu pour lui. Gratter du papier dans un bureau ? Non, merci. Entrer dans l’administration, au service des oppresseurs ? Plutôt crever.

Un matin, il ressent le besoin impérieux de gagner son pain, de quitter cette terre à jamais synonyme de déshonneur. « Je pars », écrit-il sobrement sur le bloc-notes placé à côté du téléphone. Il jette quelques affaires dans un sac à dos et s’en va le nez au vent, avec un billet de dix francs pour tout viatique.

Il marche à travers champs, en se dirigeant vers le sud, maraude pour ne pas écorner son pécule. Il dort dans des granges, se lève avec le soleil. Il est libre. Pour la première fois de sa vie, il n’a de comptes à rendre à personne. Il se taille une canne de pèlerin.

Après quelques jours de ce régime, il arrive dans la petite commune de Vitreux, dans le Jura. Pourquoi ce nom lui dit-il quelque chose ? Il s’engage dans un chemin, fait demi-tour en apercevant l’hôtel de ville, symbole de cette administration territoriale qu’il abhorre, et débouche sur une place occupée par un bâtiment majestueux. « Abbaye Notre-Dame d’Acey » indique la pancarte fixée sur la grille. Il se souvient à présent pourquoi le nom de Vitreux lui a paru familier : c’est l’un des derniers monastères trappistes du pays. L’abbé, pour qui il servait la messe, voyait en la Trappe1 la plus pure instance de l’Église. Les moines sont tenus au silence ; ils mènent une vie austère et contemplative, entrecoupée de tâches manuelles.

C’est le signe qu’attendait Scherbius. Il sonne à la grille et sollicite l’hospitalité. Après quelques pourparlers, il est autorisé à pénétrer dans l’abbaye. Il y restera deux ans, sous le nom de Frère Jérôme.


1. Le surnom de l’ordre cistercien de la stricte observance.