« Malice, pure malice »

Il faut attendre le dernier chapitre de The Great Impostor pour que Crichton s’interroge enfin sur les motivations de Demara. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la patience du lecteur n’est pas récompensée.

Quel aveu d’impuissance, quand on y songe ! Pour paraphraser l’auteur : plusieurs hypothèses coexistent, dont certaines ont sans doute un fond de vérité. En tout état de cause, de plus amples recherches s’imposent. Trois cents pages pour accoucher d’un diagnostic aussi pauvre, c’est confondant.

Après ce saisissant préambule, Crichton pose directement la question à l’intéressé : pourquoi trompe-t-il son monde ? « Parce que je suis mauvais » (« Because I’m rotten »), répond spontanément Demara. Sentant que l’argument est un peu court, il se concentre quelques instants et ajoute : « Dites à vos lecteurs que j’y ai bien réfléchi : c’est de la malice, de la pure malice. » (« It’s rascality, pure rascality. »)

Il se trouve que le terme « rascal » est fort ambigu. Dans sa première acception, il signifie « malhonnête », mais son sens a pris, au fil du temps, une connotation moins négative. On pourrait aujourd’hui le traduire, selon le contexte, par espiègle, facétieux ou fripon2.

J’ai toujours trouvé ce passage de The Great Impostor excessivement faible. L’auteur expédie en deux pages ce qui aurait dû être le sujet de son livre ! Il n’y a qu’aux États-Unis qu’un tel manque de rigueur peut passer inaperçu.

Plusieurs fois durant notre voyage, j’ai tenté d’avoir ce que j’appelle « la conversation du pourquoi » avec Scherbius. Quel bénéfice retire-t-il de ses impostures ? D’où lui vient ce besoin d’inventer des personnages ? Est-il prisonnier de ses pulsions ou leur commande-t-il ? S’arrêtera-t-il un jour ?

Quand il ne prétendait pas avoir mieux à faire (une sieste, sa correspondance…), Scherbius se défaussait au moyen de formules toutes faites, telles que « C’est vous le psychiatre » ou « Il faut bien passer le temps ».

Ce jour-là cependant, entre Saint-Dizier et Vitry-le-François, je lui soumets le dilemme posé par la réponse de Demara.

— Alors, à votre avis : malhonnêteté ou espièglerie ?

— Malhonnêteté, répond-il sans hésiter.

— Vraiment ? Pourtant, pour moi, Demara est tout sauf un escroc.

— Il n’a jamais volé d’argent, peut-être ?

— Un peu. Beaucoup moins qu’il n’aurait pu, compte tenu de son talent. Cela prouve bien qu’il n’était pas mû par l’appât du gain.

— Hum.

Pendant un moment, je réfléchis à notre échange. Quelque chose me turlupine.

— Vous-même, que je sache, vous n’avez jamais volé ?

Aucune réponse ne me parvient. Je tourne la tête. Scherbius s’est assoupi.


1. La traduction est de votre serviteur. Je n’ai pas obtenu l’autorisation de Random House, pour la bonne raison que je ne l’ai pas sollicitée. Ils peuvent m’attaquer, je les attends de pied ferme.

2. Crichton, dont la désinvolture ne laissera jamais de me surprendre, ne se donne même pas la peine de lever cette incertitude.