Le roman d’un autre

Retour en arrière, pour filer la métaphore cinématographique.

Scherbius sort en octobre 1978. Alice Samuel en a fait imprimer cinq mille exemplaires, un tirage osé pour le premier livre d’un psychiatre inconnu. Elle tempère toutefois mes espérances : peu d’ouvrages de sciences humaines atteignent ce seuil.

Soixante-dix titres sortent chaque jour en France, samedi et dimanche compris ! Ils arrivent chez les libraires dans des cartons, où la plupart moisiront quelques semaines avant d’être retournés tels quels aux éditeurs. Il faut être inconscient ou carrément présomptueux pour prétendre trouver sa place entre le Quid et Le livre des records, les recueils de cuisine et les manuels de jardinage, SAS et San-Antonio. C’est pourtant le pari que fait Alice, en espérant que la personnalité de Scherbius séduira un public plus large que l’audience traditionnelle des ouvrages de psychiatrie.

Très vite, nous comprenons qu’il se passe quelque chose. Marlène, l’attachée de presse des Éditions du Sens, a adressé, comme c’est la coutume, une centaine d’exemplaires aux médias dans l’espoir qu’ils consacreront, qui un entrefilet, qui une brève chronique à mon livre, donnant aux ventes une impulsion que les recommandations des libraires et un bouche-à-oreille favorable se chargeront ensuite d’amplifier. « Mon rôle, m’a expliqué Marlène, consiste à frotter des silex au-dessus d’un tas de brindilles. On ne peut pas prédire quand une étincelle va jaillir, et encore moins si le feu va prendre. » Dans le cas de Scherbius, elle est vite fixée. France-Soir, Le Monde, Libération, les demandes d’interview affluent. La presse quotidienne régionale, pas en reste, publie des extraits du livre, ce qu’on appelle dans le métier « les bonnes feuilles ». Le séjour de Scherbius chez les trappistes, son expérience de sommelier à La Tour d’Argent, l’accueil raté du président congolais à Villacoublay figurent parmi les épisodes plébiscités.

Fidèle à lui-même, Scherbius se fait passer pour votre serviteur auprès de l’envoyé de VSD, raconte à la correspondante d’Antenne 2 qu’il joue au tennis avec son patron (« cet enfant de salaud a le plus beau revers décroisé du club »), au rédacteur de Ouest-France qu’il a été gardien de phare à Ploumanac’h. Ces facéties, qui nous horrifient Alice et moi, font le bonheur des journalistes. Bientôt, ils ne demandent même plus à me voir. Je n’en prends pas ombrage. L’essentiel est de mettre le livre entre les mains du public.

Nous réimprimons cinq mille exemplaires, puis encore autant à la suite de la diffusion d’un reportage sur FR3 Lorraine. Une nouvelle salve d’articles propulse Scherbius dans les palmarès des meilleures ventes, entre La vie mode d’emploi de Georges Perec et L’été meurtrier de Sébastien Japrisot. Il n’en sortira plus pendant cinq mois.

Le succès public du livre me permet de reporter mes efforts sur la communauté scientifique. J’adresse une longue étude au Journal français de psychiatrie ainsi qu’une communication plus concise à L’Information psychiatrique, la revue des professionnels hospitaliers. Les deux sont acceptées dans des délais inhabituellement courts et sans modifications, un exploit compte tenu de leur hardiesse.

Je rédige un troisième texte, en anglais cette fois, pour l’American Journal of Psychiatry, la revue mensuelle de la toute-puissante Association américaine de psychiatrie. Je m’attache à employer des références américaines, afin de montrer à quel point Scherbius transcende les catégories consacrées. « My patient has multiple personality disorder like Sybil but is also an impostor like Fred Demara, a combination which, to my knowledge, is totally unprecedented 1 », écris-je en conclusion. Je garde mes griefs contre le DSM pour une autre fois ; ce n’est pas le moment de me mettre l’AAP à dos.

Six semaines plus tard, un courrier signé Mona Williams, la rédactrice en chef, m’informe que le comité éditorial a retenu mon texte « among the many hundreds we receive every month2 » et me propose – suprême honneur ! – de le présenter en personne, « along with Mr. Scherbius3 », lors du prochain congrès de l’AAP à Chicago. Mon cœur se gonfle de fierté : cette invitation sonne ni plus ni moins que le retour de la France dans un débat scientifique dont elle a été évincée il y a près d’un siècle !

Mme Williams pose toutefois deux conditions à ma venue : 1) que j’autorise son équipe à pratiquer « some minor editorial changes4 » dans mon texte ; et 2) que je fournisse « all affidavits and physical evidence ascertaining, beyond reasonable doubt, the accuracy of Mr. Scherbius’ biographical information5 ». Je ne me formalise pas de la première requête, sachant que j’exigerais sans doute la même chose si un confrère américain tapait à la porte d’une revue hexagonale. La seconde demande, en revanche, me laisse perplexe. Quel genre de preuves suis-je censé produire ? Une déclaration sur l’honneur de Scherbius suffirait-elle ?

Pour en avoir le cœur net, j’appelle l’AAP le soir même. C’est l’après-midi dans la banlieue de Washington. J’ai préparé mes questions ; à trente-deux francs la minute, je n’ai pas le luxe de pouvoir chercher mes mots. Après quelques frustrantes erreurs d’aiguillage, la standardiste me met en communication avec le docteur Williams.

— Docteur Le Verrier, s’exclame-t-elle après avoir enfin saisi mon nom, how lovely of you to call !

— It is a pleasure too, réponds-je dans mon anglais un peu raide. I have received your letter. Would you mind clarifying what you mean by « all affidavits and physical evidence ascertaining, beyond reasonable doubt, the accuracy of Mr. Scherbius biographical information » ?

— But of course ! Surely you must have checked your sources, the way a journalist does. After all, Mr. Scherbius seems a very imaginative fellow. We need to know what proportion of his account you have personally verified and what else might have been embellished. Am I making sense ?

— Yes, you are. But I mean, what kind of documents are we talking about ?

— Oh, they can be pretty much anything : police reports, newspaper articles, affidavits of the people who were abused. If I were in your shoes, I guess I would hire an investigator…

— Like a police detective ?

— No. More like a private eye. I’m sure you have those in France.

— We do, but will the Journal reimburse me for the cost ?

Mme Williams a pris un ton peiné, comme souvent les Américains quand il s’agit d’ouvrir leur portefeuille.

— I’m afraid we won’t. You see, we expect the communications submitted to us to be 100 % ready to print 6.

Après quelques (brèves) formules de politesse, je raccroche. La conversation a duré neuf minutes. Mon appel suivant est pour Alice Samuel. Elle compatit à ma contrariété, mais refuse d’assumer les frais d’enquête, au motif que la presse et les libraires, eux, ne réclament pas de complément d’information.

Le lendemain, je contacte Bernard Thiriet, détective à Nancy. Plutôt que de lui retracer par le menu la biographie de Scherbius, je l’envoie acheter le livre en librairie. Nous convenons qu’il limitera, pour commencer, ses investigations à la Lorraine, où nous disposons de plusieurs pistes solides : la condamnation puis l’incarcération de Joseph, la caserne de Toul où Alexandre a effectué ses trois jours, et enfin les lycées qu’il a visités un par un sous l’identité de Frédéric Bercoff. Je m’étrangle en apprenant le niveau des honoraires de Thiriet : mille cinq cents francs par jour, plus les frais, à commencer par mon livre qu’il me refacture au prix public ! Même après remise, on est très au-delà de ce que j’avais imaginé.

Scherbius passe à mon cabinet dans la soirée. Quand il se réveille de sa séance d’hypnose, je lui annonce que nous partons aux États-Unis, sur les terres de Sybil et de Sally Beauchamp. Il accueille la nouvelle avec détachement, comme si les organisateurs de congrès du monde entier se disputaient ses faveurs. Sa première question est pour savoir combien nous sera payée notre intervention.

— Le courrier précise que nos dépenses seront intégralement prises en charge. Pour le reste, il ne mentionne aucun dédommagement.

— Alors, vous irez sans moi.

Je lui explique que les sociétés savantes n’ont pas pour habitude de rémunérer leurs conférenciers, et que, moi-même, je n’ai pas écrit cet article à des fins mercantiles. Si je vais à Chicago, ce sera pour rencontrer mes confrères et porter haut les couleurs de la recherche française.

— Facile à dire, répond-il. Vos droits d’auteur vont vous rapporter une fortune. Vérifiez tout de même que l’invitation de Mme Williams tient toujours si je ne suis pas du voyage.

Plus encore que les mots, c’est le ton nonchalant avec lequel Scherbius les a prononcés qui me glace. La science, l’héritage de la Salpêtrière, il s’en moque. Il veut être payé pour son temps, comme un receveur des postes. Et si le salaire ne lui convient pas, il n’aura aucun scrupule à me faire passer pour un guignol.

Mona Williams consent à grand-peine au principe d’une rétribution forfaitaire de mille dollars. J’insiste pour qu’elle règle Scherbius en liquide, dès notre arrivée aux États-Unis. À la façon dont elle répète « in cash ? », il est clair qu’elle me soupçonne de prélever ma part. Je m’en défends avec une véhémence maladroite qui ne fait qu’aggraver mon cas. J’en veux à Scherbius de me mêler à ces tractations de bas étage. Ma frustration vire à la colère, quand il qualifie les mille dollars « d’aumône très insuffisante pour lui donner envie de quitter Paris au printemps » et exige que je triple la somme sur mes deniers.

Je le jette dehors, loin de me douter que je ne le reverrai pas avant dix-huit mois.

Je reçois peu après le premier rapport de Thiriet. Il est catastrophique, sur tous les fronts. Aucun homme répondant à la description de Joseph Scherbius n’a été condamné, et encore moins emprisonné, pour maquillage de bilans comptables entre 1954 et 1958 dans un tribunal lorrain. Moyennant cinq cents francs (!), un employé du ministère de la Défense a interrogé les registres de la caserne de Toul. Seuls deux appelés ont été exemptés pour excès de zèle entre 1962 et 1965. L’un mesurait 1,96 m, l’autre avait un angiome sur le visage. Enfin, les secrétaires des lycées de Remiremont, Commercy et Verdun se souviennent fort bien des visites des recruteurs de l’armée de terre. Elles n’ont en revanche reconnu ni le nom de Bercoff ni la photo qui leur a été présentée.

Coût du fiasco : 8 958 francs TTC, Thiriet ayant, dans son infinie candeur, oublié de mentionner que ses prestations étaient soumises à 17,6 % de TVA.

À cet instant, j’envisage quatre hypothèses.

Thiriet a pu se tromper. Malheureusement, je n’y crois pas. C’est un brigand, mais il connaît son métier.

Si Scherbius est né pendant la guerre, il a pu être exempté avant 1962, et Joseph jugé avant 1954. Cependant, deux des trois secrétaires de lycées ont pris leur poste dès 1950. Leurs témoignages restent valables.

Ou alors il a transposé le théâtre de ses exploits dans d’autres contrées pour garder le secret sur ses origines. Si c’est le cas, il va falloir qu’il se mette à table, car je ne suis pas assez riche pour procéder par élimination.

Enfin, dernière possibilité, il a menti sur toute la ligne. C’est celle que privilégie Thiriet : « Au fond, votre imposteur l’est peut-être jusqu’au bout. Et s’il se contentait d’imaginer des bobards sans jamais les mettre en pratique ? »

Le temps joue contre moi. Si je retourne devant Mona Williams les mains vides, je peux dire adieu à mes rêves américains. J’assigne donc trois nouveaux objectifs à Thiriet : le cours Maintenon de Hyères, où Scherbius aurait enseigné presque une année entière ; la maison d’arrêt de Bonneville ; la débandade de Villacoublay. Ils me semblent assez simples à vérifier – si simples en fait que je regrette de ne pas m’en être acquitté moi-même à l’époque.

Une semaine après, Thiriet anéantit la dernière parcelle d’espoir qui me restait.

Il a parlé à six professeurs ayant enseigné au cours Maintenon au tournant des années 70. Aucun n’a souvenir d’un remplaçant de philo qui serait demeuré plus de quelques semaines en poste. À la description des hauts faits de Scherbius, le proviseur actuel a remarqué que son prédécesseur n’aurait pas toléré un tel trublion plus de cinq minutes dans son établissement.

La pioche n’est pas meilleure à Bonneville. La maison d’arrêt compte bien une section réservée aux mineurs, mais son responsable occupe ses fonctions depuis quinze ans. Thiriet a annexé à son rapport le discours prononcé par Michel Poniatowski le 23 novembre 1974. Le texte du ministre est à celui de Scherbius ce qu’une version latine d’un élève de troisième est à une ode de Pindare.

Mais c’est l’épisode de Villacoublay qui me porte le coup de grâce. On se souvient que Scherbius m’avait raconté en 1977 s’être engagé à suivre une cure psychiatrique en échange de l’abandon des poursuites du parquet. Afin de m’épargner le désagrément de traiter avec les « ronds-de-cuir de Matignon », il avait proposé d’assurer la communication avec les services comptables du Premier ministre. Nous procédions de ce fait à un échange rituel à la fin de chaque séance : je lui remettais une facture, tandis qu’il me tendait le paiement de la précédente, en coupures neuves issues, croyais-je alors, des fonds secrets7.

Comme Alice Samuel s’émouvait du risque juridique que nous courions à relater un épisode que Scherbius s’était engagé à tenir confidentiel, l’avocat des Éditions du Sens avait trouvé une parade ingénieuse. Nos échanges étant couverts par le secret médical, mon patient était libre d’évoquer avec moi tout événement lié à son désordre. À partir du moment où il m’autorisait à utiliser la matière de nos entretiens, Alice et moi étions légalement hors d’eau. Scherbius, lui, restait passible de poursuites, un risque dont il ne semblait pas faire grand cas.

Ces bizarreries trouvent leur explication dans le rapport de Thiriet. Joachim Yhombi-Opango s’est bien posé à Villacoublay le 5 juin 1977. Il a été accueilli, selon les usages du protocole, par le président Giscard d’Estaing et le ministre des Affaires étrangères, Louis de Guiringaud. « D’après plusieurs témoins, écrit Thiriet, nul incident n’est venu troubler la cérémonie. »

Sous mes yeux, s’étale, noir sur blanc, la preuve ultime de la duplicité de Scherbius. Il n’était pas à Villacoublay ce jour-là. Il n’a pas été arrêté, n’a pas négocié d’accord avec un juge. Il m’a contacté de son plein gré et a réglé mes honoraires de sa poche, avec le produit de ses gains au casino, à moins que, sur ce point aussi, il ne se paye ma tête depuis le début.

Je préviens les trois revues qui devaient me publier que je retire mes communications, en invoquant le besoin de conduire des examens complémentaires. La véritable raison serait trop brutale : je croyais avoir produit une biographie, j’ai en fait écrit un roman – pire, le roman d’un autre.


1. « Mon patient a plusieurs personnalités, comme Sybil, mais est aussi un imposteur, comme Fred Demara – un cocktail sans précédent à ma connaissance. »

2. « Parmi les centaines que nous recevons chaque mois. »

3. « En compagnie de M. Scherbius. »

4. « Quelques mineures corrections éditoriales. »

5. « Toute attestation ou preuve physique établissant, au-delà d’un doute raisonnable, l’authenticité de la biographie de M. Scherbius. »

6. « Docteur Le Verrier, comme c’est gentil à vous d’appeler !

— Tout le plaisir est pour moi. J’ai reçu votre lettre. Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par des “preuves physiques établissant l’authenticité de la biographie de M. Scherbius” ?

— Naturellement. J’imagine que vous avez vérifié vos sources, à la façon d’un journaliste. Après tout, M. Scherbius semble doué d’une grande imagination. Nous avons besoin de savoir quelle part de son récit vous avez vérifiée et quelle part est susceptible d’avoir été embellie. Me fais-je bien comprendre ?

— Absolument, mais de quel genre de preuves parlons-nous ?

— Eh bien, par exemple, des rapports de police, des articles de journaux, des attestations de personnes ayant été dupées. À votre place, j’embaucherais un détective privé.

— Un policier ?

— Non, un investigateur. Je suis sûre qu’il en existe en France.

— Bien sûr, mais la revue me remboursera-t-elle mes dépenses ?

— J’ai bien peur que non. Les communications qui nous sont adressées doivent être 100 % prêtes à l’impression. »

7. Il va sans dire que j’ai déclaré les honoraires perçus jusqu’au dernier centime.