Professeur d’université à trente-deux ans

En France aussi, les cas de personnalités multiples sont en forte progression, une tendance dans laquelle je crois pouvoir m’attribuer une part de responsabilité.

Après la parution de Scherbius, j’ai reçu des centaines de courriers de lecteurs qui éprouvaient tout ou partie des symptômes associés au TPM : tel se plaignait d’absences incompréhensibles, tel autre avait le visage couvert d’ecchymoses et mal à la tête, mais ne se souvenait pas s’être battu. J’ai répondu à chacun, en lui enjoignant, presque systématiquement, de consulter un psychiatre – moi-même si mon correspondant était parisien, sinon un des confrères que j’ai formés à Lille, Marseille ou Strasbourg. À l’évidence, les praticiens français1 n’ont pas totalement comblé leur retard sur leurs homologues américains. Il arrive encore à certains de diagnostiquer un peu vite une fugue dissociative ou des troubles schizophréniques, mais, dans l’ensemble, ils sont plus à même de reconnaître les TPM qu’il y a cinq ans2.

À titre d’exemple, je suis, depuis quelques mois, Nelly3, une adolescente qui compte pas moins de dix-sept personnalités. Nous avons identifié son traumatisme (elle a été violée par son oncle sous les yeux de sa tante). Comme elle réagit bien à l’hypnose, j’ai bon espoir d’arriver à lui faire oublier les faits. Nous pourrons alors entamer le processus d’unification. Quand j’ai dit à Nelly que dans deux ans, trois au plus, elle retrouverait une vie normale, pourrait apprendre un métier, se marier peut-être, elle a battu des mains. Peu importe dans ces moments que Scherbius m’ait mené en bateau. Car qui sait, sans mon livre, combien de malheureux souffriraient encore en silence ?

Ah, ce livre ! Nous avons vendu 93 000 exemplaires du grand format et 309 0004 de l’édition poche, des chiffres qui, ramenés à la population américaine, valent quasiment les deux millions de Billy Milligan.

Très vite, les meilleures maisons étrangères se bousculent pour acquérir les droits de traduction. Nous signons des contrats pour l’anglais, l’allemand et l’italien. Alice Samuel me recommande d’accepter l’offre de Narato, un jeune éditeur japonais, pourtant moins-disant que le géant Kodansha. Les Turcs nous proposent un à-valoir insultant ; nous restons fermes. Les pays du bloc de l’Est nous ignorent : le contenu du livre est à l’évidence trop politique pour eux. Nos discussions avec les sociétés de production cinématographique peinent à décoller. Les projets audiovisuels, m’explique Alice, sont connus pour avancer lentement ; ils aboutissent typiquement quand on ne s’y attend plus.

Scherbius me vaut également un courrier de ceux que l’expression veut réservés aux ministres : des lettres de patients, j’en ai parlé, mais également des demandes de préfaces, des services de presse, des appels à recension, des invitations à des conférences plus ou moins prestigieuses. Aimée, la fidèle assistante d’Alice, m’aide à surnager dans ce déluge de papier qui s’abat chaque jour dans ma boîte aux lettres. Je décline, à regret, la plupart des sollicitations pour me concentrer sur celles qui font vraiment avancer la cause du livre. Je me rends ainsi à Rio de Janeiro, avec Louise, au congrès de la World Psychiatric Association, et donne une série de conférences au Pays du Soleil-Levant, où Narato5 tient toutes ses promesses.

Mais ces honneurs, quelque agréables ou flatteurs qu’ils soient, ne sont rien en comparaison du miracle qui se prépare. Deux mois après la sortie du livre, une légende frappe à ma porte. Francis Monnet, l’authentique Francis Monnet, souhaite me rencontrer. Il a lu mon bouquin (« Comment aurais-je pu faire autrement ? On ne parle que de ça à l’hôpital ! »). Il n’en veut pas à Scherbius d’avoir usurpé son identité dans la scène d’ouverture (« Je vois que vous avez tenu compte de ses conseils dans l’aménagement de la salle d’attente », plaisante-t-il en attrapant une pastille à la menthe). Après les compliments d’usage, il en vient à l’objet de sa visite. Et quel objet ! Il me propose d’enseigner la psychiatrie à l’université Pierre-et-Marie-Curie, dont il dirige le département de médecine ! Il a lu ma thèse. Entre les articles que j’ai publiés et le succès de Scherbius, il se fait fort d’obtenir ma confirmation.

Remarquant que j’ai les yeux qui brillent, il lance : « Professeur d’université à trente-deux ans, jolie carte de visite ! » Je lui explique qu’il se méprend sur le motif de mon émotion. Pierre-et-Marie-Curie n’est pas n’importe quelle faculté. Héritière de l’ancienne Sorbonne, elle englobe le campus de Jussieu, ainsi qu’une partie des installations hospitalières de Trousseau, Saint-Antoine et… la Pitié-Salpêtrière, où se sont illustrés tous mes maîtres ! « Vous allez trouver ça bête, dis-je en rougissant, mais j’aurais l’impression de boucler la boucle. » Il ne trouve pas ça bête, ou, alors, il a l’élégance de ne pas le montrer.

Je lui fais part de mon souhait de ne pas enseigner plus d’une à deux fois par semaine. Pas question de négliger mes recherches et encore moins de délaisser Scherbius qui, à l’époque, occupe toutes mes pensées. Et naturellement, j’entends conserver une clientèle privée. Monnet m’approuve en tout point. Il a une idée de cours à me soumettre. « C’est votre livre qui me l’a soufflée. Vous reprochez au DSM de modeler la vision du monde des psychiatres. Il me semble que vous pourriez aller encore plus loin, en montrant, exemples à l’appui, comment nommer une maladie est la plus sûre façon de la faire apparaître. »

Avec l’assentiment de Louise, j’accepte la proposition de Monnet. Confiants dans l’avenir, nous achetons un coquet trois-pièces rue des Écoles, d’où je peux me rendre à pied à mon cabinet, à l’université et à la Pitié-Salpêtrière via le Jardin des Plantes.

Il est dit que l’année 1978 me sourira jusqu’au bout : dans la nuit de la Saint-Sylvestre, Louise me donne un héritier. Philippe écarquille les yeux en arrivant dans le monde, la sage-femme dit qu’elle n’a jamais vu un bébé aussi éveillé.

1979 démarre sous des auspices moins joyeux. Scherbius est aux abonnés absents. Les rapports de Thiriet ont raison de mes dernières illusions. J’annule la publication de mes articles et ma participation au congrès de l’Association américaine de psychiatrie. En homme d’honneur, je remets ma démission à Francis Monnet. Après l’avoir remercié pour son soutien, je lui présente mes excuses d’avoir failli à ses attentes et l’assure de mon souci de protéger l’université du scandale que la nouvelle de mon départ ne va pas manquer de susciter.

Monnet lit ma lettre en diagonale, la roule en boule et l’expédie dans la corbeille. « Votre intransigeance vous honore, mon cher Maxime, mais vous êtes trop dur envers vous-même, dit-il. N’importe quel thérapeute serait tombé dans le piège que vous a tendu Scherbius. En attendant, vous avez attiré l’attention de la population et du corps médical sur un trouble méconnu. On me signale que les postes d’internes en psychiatrie sont pris d’assaut. Qu’allons-nous nous flageller sur la place publique, au moment même où la psychanalyse donne de réjouissants signes de faiblesse ? Lacan tourne en rond, Roustang et Chertok esquissent un retour vers l’hypnose. Je ne vais pas leur faire le plaisir de clouer au pilori un jeune chercheur, dont le seul tort aura été de prendre son patient un peu trop au pied de la lettre. »

Voyant que ces considérations tactiques ne suffisent pas à me convaincre, il ajoute : « Et puis, vous rendriez un mauvais service à Scherbius en jetant l’éponge. Ce garçon souffre, il a besoin de vous. Où serez-vous mieux qu’ici, entouré des meilleurs cerveaux de France, pour poursuivre vos investigations ? Non, vraiment, je ne peux accepter votre démission. »

Touché par la confiance, si rare dans les cercles universitaires, que me témoigne Monnet, je lui promets de redoubler d’efforts.


1. Dont l’écrasante majorité a lu mon livre, si j’en crois l’accueil chaleureux qu’ils me réservent dans les réunions professionnelles.

2. J’invite au passage ceux qui se débattent avec des cas récalcitrants à me contacter.

3. Un pseudonyme.

4. Au 30 juin 1982.

5. Il contribuera hélas par la suite à faire de The Minds of Billy Milligan un succès de librairie au Japon.