Je rentre en France, abrité derrière des lunettes noires, sur un vol Japan Airlines où j’ai moins de chances de faire des rencontres déplaisantes. Alice m’attend à l’aéroport, les traits creusés par la fatigue. Je m’empresse de dissiper les odieuses accusations proférées par Scherbius.
— Il ment sur toute la ligne !
— Nous en parlerons plus tard, dit Alice d’un air las.
— Au contraire, il faut crever l’abcès.
— Tu t’es vraiment fait plumer ?
— Oui. Par Scherbius. Marescot n’est qu’un homme de paille. J’ai insisté pour qu’on te ménage une place au capital. Au départ, Scherbius s’y opposait et puis j’ai fini par le convaincre.
— Pourquoi n’en ai-je rien su, alors ?
— Parce que tu étais aux États-Unis. Nous avions prévu de te vendre un tiers de nos parts à ton retour.
Nous montons dans l’ascenseur. Alice presse un bouton, farfouille dans son sac, en tire ses clés, un ticket de parking.
— Je te crois, dit-elle enfin.
— J’espère bien ! Je n’aurais jamais investi sans toi.
— On dirait en tout cas que Scherbius t’a dans le collimateur.
— Après tout ce que j’ai fait pour lui !
— Où s’est-il procuré cette photo ?
— Il l’a prise à mon insu pendant l’entraînement des footballeuses de l’équipe de France.
— Tu dois absolument récupérer les négatifs.
Nous passons le trajet vers Paris à mettre au point notre riposte. Je vais porter plainte contre Le Figaro pour complicité de diffamation, en exigeant un droit de réponse. Alice, soucieuse de ne pas donner à cette histoire plus d’attention qu’elle ne le mérite, a renoncé à tenir une conférence de presse. Je rencontrerai, à la place, quelques journalistes choisis, qui se chargeront de relayer ma version des événements.
C’est en retrouvant Louise que je prends la pleine mesure de la monstruosité du méfait de Scherbius. Ma tendre épouse sanglote depuis quarante-huit heures sur l’honneur bafoué de son mari et la méchanceté des hommes. Sans douter un instant de mon intégrité, elle sait que la route de la reconquête sera longue et semée d’embûches. Honte à toi, Alexandre, de répandre ainsi les larmes d’une femme.
Le Figaro insère mon droit de réponse1. Son directeur, Robert Hersant, me présente personnellement ses excuses. Il m’explique par quel fâcheux concours de circonstances le plus grand quotidien français a publié un texte si éloigné de sa ligne éditoriale.
Contrairement à la plupart des journalistes free-lance qui travaillent sur commande, Brioncet propose ses propres sujets aux titres auxquels il a l’habitude de collaborer. Quand il a émis l’idée de rédiger un portrait sur moi, Jacques Bollaert, le responsable de la rubrique scientifique, lui a aussitôt accordé une double page, un privilège habituellement réservé aux Prix Nobel ou aux ministres de la Recherche. Si Bollaert avait été moins guilleret, il aurait remarqué que Brioncet n’avait pas sa voix habituelle. En passant quelques coups de fil, il aurait appris de surcroît que le journaliste accompagnait alors une expédition météorologique dans les îles Kerguelen. L’erreur de Bollaert n’eût sans doute pas prêté à conséquence, s’il n’était lui-même parti en congé au moment où Brioncet rendait son article, en donnant pour unique consigne à son jeune adjoint de relire le texte « pour l’orthographe et la syntaxe ». Hersant, en homme d’honneur, m’offre la tête de son collaborateur. Je refuse, évidemment : Scherbius est le seul coupable dans cette histoire.
J’accepte tout de même un modique dédommagement financier, pour l’exemple.
1. Que je ne vois pas l’intérêt de reproduire ici, dans la mesure où il n’apprendrait rien à mes lecteurs qu’ils ne sachent déjà.