Cinq mille dollars pour une cravate jaune

Constatant avec soulagement que Scherbius ne cherche pas à saboter la sortie de mon livre, je renvoie Dorothée et Inès à leurs brillantes études.

À notre surprise, les ventes de la deuxième édition surpassent celles de la première : 150 000 personnes se précipitent pour acheter un ouvrage dont les deux cents premières pages leur sont connues. Nos partenaires étrangers nous reconduisent leur confiance. Ils sont rejoints par la Suède, le Portugal et la Corée, dont les habitants découvrent simultanément les deux volets du récit.

J’aimerais pouvoir dire que la critique est unanime ; ce n’est pas tout à fait le cas. Les forces de progrès saluent « une expérience fascinante1 », « une plongée vertigineuse dans les abîmes de l’esprit humain2 », « une formidable méditation sur l’opacité du langage3 », tandis que les mauvais coucheurs brocardent ma naïveté et ce qu’ils appellent une « forme de pomposité ». Leur aigreur, heureusement, ne m’atteint pas.

Pendant deux ans, je n’ai de Scherbius d’autres nouvelles que celles, incertaines, que me remontent mes lecteurs. L’un jure l’avoir aperçu à Pâques sur le parvis de l’église de Carnac, l’autre l’a vu faire sauter la banque au casino de La Bourboule. Je n’accorde guère d’attention à ces échos, dont rien ne garantit l’authenticité.

Il reprend contact avec moi en avril 1985, presque trois ans jour pour jour après que nous nous étions quittés devant mon domicile. Je le reçois à l’université dans mon nouveau bureau (car j’ai entre-temps été promu à la tête du département de psychiatrie de Pierre-et-Marie-Curie). Ignorant ma main tendue, il se penche à la fenêtre puis s’agenouille pour tâter l’épaisseur du tapis.

— J’en connais un qui a pris du galon, lâche-t-il d’un ton sarcastique, en se laissant choir dans le canapé.

Me voyant toujours debout, il se relève en sursaut et me serre la main avec une cordialité outrancière.

— Pardonnez-moi, cher ami, j’allais oublier de vous saluer !

Il déploie beaucoup d’énergie pour me mettre mal à l’aise. Je m’assieds à côté de lui.

— On ne vous voit plus beaucoup, dis-je.

— Les affaires ! Vous savez ce que c’est.

— Non, pas vraiment. D’ailleurs, en parlant d’affaires, j’attends encore vos avocats.

— Bah… À quoi bon vous attaquer ? Je vous prendrais un million ou deux ? Et après ?

— Vous êtes donc devenu bien riche ? dis-je, impressionné malgré moi par ces sommes qu’il fait paraître insignifiantes.

— N’allons pas sur ce terrain, voulez-vous. Ce qui est sûr, c’est que vous ne m’entendrez pas me plaindre.

— En tout cas, vous avez bonne mine.

— Je reviens de la côte amalfitaine.

— Vacances ?

— Au début, oui. Et puis, j’ai rencontré un industriel allemand à la piscine de l’hôtel Miramare. Il vend des mines antipersonnel. Du coup, je lui ai proposé mes services. Il se trouve que Guido Locatelli, l’intendant de l’armée de terre transalpine, est un ami. Enfin, plus qu’un ami…

— Un compagnon de lutte ?

— Voilà. Bon, ça n’a pas été sans mal. Le Fridolin a exigé comme preuve de nos liens que Guido paraisse à La Scala de Milan avec une cravate jaune.

— Connaissant l’élégance des Italiens, ça n’a pas dû être facile à obtenir.

— Pensez donc. J’ai donné cinq mille dollars à sa maîtresse. Ce qu’elle lui a promis en échange, je préfère ne pas le savoir.

— Cinq mille dollars ? Pour une cravate jaune ?

— Je sais, ça paraît cher. Mais le lendemain, l’Allemand – ça ne vous embête pas qu’on l’appelle Helmut ? – m’a versé un million de dollars.

Je me domine pour ne pas exploser. Un million de dollars pour aider un industriel marron à surfacturer des mines antipersonnel ? L’obscénité n’a-t-elle donc aucune limite ?

Scherbius ne remarque pas mon malaise, trop occupé qu’il est à lisser les plis de son costume en lin. Je m’avise alors qu’il porte des souliers anglais, une chemise monogrammée, un chronomètre suisse dont le bracelet, à lui seul, a dû coûter plus cher que toute ma garde-robe. Un dégoût irrépressible monte en moi.

— C’est pour vous payer des godasses de milord que vous plumez des innocents ?

Il feint d’avoir mal entendu.

— Pardon ? Vous dites ? Helmut, un innocent ? Ah, çà par exemple, ça le ferait beaucoup rire !

— Pas lui, c’est un marchand d’armes. Pas le promoteur de Nanterre non plus, mais les autres. Tenez, les familles de l’avenue de Suffren…

— Parlons-en ! L’annonce de Particulier à particulier à laquelle elles ont répondu se terminait par : « Handicapés, étrangers ou nègres, s’abstenir. »

— Les victimes de la rue des Rosiers ?

— Ont payé dix mille balles pour être indemnisées avant celles de l’attentat d’Orly. Bizarrement, ces gens qui crient au voleur n’avaient pas tant de principes quand il s’agissait d’acheter un permis de construire ou de toucher le tiercé dans l’ordre. Ils ont cru possible d’obtenir quelque chose pour rien, disons que je leur ai donné rien en échange de quelque chose. La nation devrait me décorer.

— Vous ne trouvez pas que vous en faites un peu trop ?

— Pourquoi ? On applaudit bien Robin des Bois, alors que tous les millionnaires ne sont pas des crapules. Tandis que je peux vous assurer que les dindons de mes farces étaient tous appâtés par la perspective de gains illicites.

Je rétorque avec acidité que Robin des Bois redistribuait le produit de ses rapines aux pauvres.

— Qui vous dit que je n’en fais pas autant ? répond Scherbius, flegmatique.

Il me décrit certaines de ses opérations en cours, en s’entourant d’un grand luxe de précautions. Il refuse que je l’enregistre ou que je prenne des notes, parle de lui à la troisième personne, en employant une ribambelle de synonymes – l’escroc, le faisan, l’aigrefin, le brigand. Il ne nomme jamais expressément ses victimes ou le théâtre de ses exploits, ce qui confère à ses récits un délicieux côté Contes de Grimm : « Dans une riante bourgade nichée au pied des Alpes suisses, vivait un nabab de basse moralité et de frêle complexion. »

Au moment de prendre congé, il vide ma bibliothèque de la dizaine de Scherbius qu’elle contient.

— Je n’ai pas reçu les exemplaires réservés à l’auteur, argue-t-il en les calant sous son bras.


1. Libération, 22 mai 1983.

2. L’Humanité, 16 mai 1983.

3. Le Monde, 9 avril 1983.