Où je veille aux intérêts de mon éditrice

Scherbius repasse le lendemain. Les Américains sont inflexibles : ils n’iront pas au-delà de 100 000 dollars. Je leur concède leur petite victoire, ravi au fond de moi du tour que prennent les événements.

— Ils vont préparer votre contrat, dit Scherbius. En attendant, j’ai pensé que vous aimeriez jeter un œil au mien.

— Vous intervenez également sur le scénario ?

— En qualité de conseiller technique, comme vous.

Il me tend une liasse d’une quinzaine de pages agrafées entre elles. Je m’assieds à mon bureau, stylo en main. Les contrats anglo-saxons sont réputés pour leur complexité ; celui-ci ne fait pas exception à la règle, il contient plus d’articles que la constitution de la plupart des États africains. Tous les cas sont envisagés : de l’annulation du film pour cause de tremblement de terre à la taille du nom de Scherbius au générique. Je suis forcé de reconnaître que l’ensemble dégage une impression de sérieux assez rassurante.

La dernière page porte sur les modalités de paiement : « $100 000, payable by wire transfer, half at the first roll of film, half at the theatrical release1» Je note, non sans satisfaction, que Scherbius touchera au dollar près la même somme que moi.

— Pour votre gouverne, je n’accepterai pas certaines des clauses auxquelles vous avez consenti, dis-je en me levant pour lui restituer son document.

Je remarque qu’il reste une feuille sur mon bureau. Elle n’était pas agrafée aux autres. C’est un courrier émanant du cabinet juridique qui a préparé le contrat. « Dear Sir, you will find enclosed…2 »

— Rendez-moi cette lettre, dit Scherbius, du canapé.

Le ton de sa voix éveille ma suspicion. Je m’empresse de retourner à ma lecture. « You will find enclosed your consulting contract as well as a preliminary version of the shareholder’s agreement governing Krull SARL3. »

Scherbius m’arrache la feuille des mains.

— Merci, Maxime. Ainsi vous contestez certains points du contrat ?

Cette fois, j’en ai la certitude : il me cache quelque chose. Je lui demande ce qu’est Krull SARL.

— Rien qui vous intéresse.

— Vraiment ? Pourtant, presque tout ce qui vous touche m’intéresse. Laissez-moi deviner : c’est la maison de production ?

Scherbius soupire.

— Pas exactement. C’est une société ad hoc, constituée pour l’exploitation du film.

— Et à qui appartient-elle ?

— Au studio et aux investisseurs qui financent le projet.

— C’est tout ?

— Mais oui !

— Pourquoi alors les avocats vous adressent-ils une copie du pacte d’actionnaires ?

— Parce que je figure au capital, avoue-t-il d’un ton penaud.

— Tiens donc ! Et à quelle hauteur ?

— 10 %.

— Et peut-on savoir quand vous comptiez m’en parler ?

Scherbius hésite, se tortille sur le canapé. Il n’a pas l’habitude d’être poussé dans ses retranchements. Je porte, impitoyable, le fer dans la plaie.

— Alors, comme ça, on s’apprêtait à garder ses petits arrangements pour soi ! Au temps pour notre tandem !

— C’est que… Je ne pensais pas…

— Que je découvrirais le pot aux roses ? Oh, pardonnez-moi si j’ai contrarié vos magouilles ! En tout cas, comptez sur moi pour réclamer les mêmes termes.

— Vous n’obtiendriez rien. Ils me proposaient à peine 1 % au départ, je me suis battu comme un lion.

— Il va pourtant falloir me faire de la place autour de la table.

— Je pourrais vous céder 3 de mes 10 %.

— 3 % ? Et puis quoi encore ? J’en veux 5.

— 4.

— 5, Alexandre. Estimez-vous heureux que je n’exige pas davantage.

Scherbius me dévisage d’un air buté. Il a repris un peu d’assurance.

— Vous savez quoi ? Je vais vous filer vos cinq points. Non parce que vous les méritez ou parce que vos menaces m’impressionnent, mais pour vous donner une leçon de savoir-vivre. En échange de quoi, je m’attends à être associé aux ventes de vos prochains livres.

— Vous pouvez y compter, dis-je, après un rapide calcul.

— Vous intercéderez en ma faveur auprès d’Alice Samuel ?

— Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.

Il se lève d’un air guilleret.

— Alors, bienvenue à Hollywood !

— Merci pour vos bons offices, dis-je en serrant la main qu’il me tend.

Nous entrons dans le détail des chiffres. Krull SARL aura un capital de cinq millions de dollars, ce qui met notre quote-part à 250 000 dollars chacun, une somme anecdotique pour un flibustier international, mais vertigineuse pour un modeste professeur d’université. Je demande, assez légitimement me semble-t-il, quelle garantie nous avons de retrouver nos billes. Scherbius tire de sa sacoche un mémorandum intitulé Krull SARL – Business case – January 1986.

— Je n’ai pas le droit de vous le laisser, mais vous pouvez le feuilleter.

Je parcours rapidement le document. Farci de graphiques et de camemberts multicolores, il est rédigé dans un jargon auquel je n’entends pas grand-chose.

— Pour la faire courte, dit Scherbius en me voyant perplexe, nous devrions récupérer sept à huit fois notre mise.

— Tout de même !

— Avant les passages à la télévision et l’exploitation en vidéoclubs, qui prendront un peu plus de temps, mais devraient générer encore trois à quatre fois l’investissement initial.

— Sans compter les 100 000 dollars que nous rapportera notre travail sur le scénario…, dis-je, en me laissant gagner par l’enthousiasme de Scherbius.

— Ni nos frais. On va les faire cracher au bassinet, les Yankees !

J’ai déjà décidé ce que je ferai de cet argent : j’instituerai un prix scientifique récompensant chaque année un jeune chercheur s’illustrant dans le champ des pionniers de l’école de la Salpêtrière.

— L’action du film sera transposée de Paris à New York, poursuit Scherbius. C’est Dustin Hoffman qui tiendra mon rôle.

— Et le mien ? ne puis-je m’empêcher de demander.

— Steve Lammons.

— Connais pas. Où aurais-je pu le voir ?

— Dans Too Good to be True ?

Je secoue la tête.

— The Goose That Laid The Golden Eggs ?

— Ça ne me dit rien.

— Ce n’est pas étonnant, il fait surtout de la télévision. Des feuilletons, des soap operas, vous voyez le genre.

Je ravale mon orgueil, en songeant que Dustin Hoffman, qui a déjà remporté l’Oscar du meilleur acteur, n’a plus rien à prouver. Lammons, en revanche, coaché par mes soins, va mettre ses tripes sur la table.

Soudain me vient une pensée.

— Nous avons oublié Alice !

— Quoi ? On ne va pas partager en trois ! Ou alors, vous prenez sur votre part.

— Hors de question.

— J’étais à 10 % il y a une heure et me voilà à 3 %, se lamente Scherbius.

— C’est le prix à payer pour avoir des associés.

Pas une seconde je ne suis tenté d’évincer Alice, que je considère comme faisant partie intégrante de notre équipe. Devant mon inflexibilité, Scherbius se résigne.

— Je vous laisse la prévenir. Ne traînez pas, car les statuts de la société seront déposés la semaine prochaine.

— Ça, c’est ennuyeux : elle est en voyage aux États-Unis jusqu’à la fin du mois.

Nous retournons le problème dans tous les sens. Quand bien même nous arriverions à la joindre, je connais assez mon éditrice pour savoir qu’elle refusera de négocier un document aussi important entre deux avions. Nous décidons, pour finir, d’avancer sans elle et de lui céder le tiers de nos parts à son retour en France.

Louise, à qui j’expose le projet ce soir-là, me ramène sur terre. Non seulement je n’ai pas les fonds nécessaires, mais j’ignore jusqu’aux rudiments de la loi américaine. J’appelle Scherbius le lendemain pour lui faire part de mes doutes. Il se montre accommodant.

— Combien pouvez-vous débloquer à court terme ?

— Euh, selon le taux de change et la commission de la banque, entre 55 et 60 000 dollars.

— Alors, tout va bien. Seulement 20 % du capital seront libérés à la constitution de la société. Le solde sera appelé au gré des besoins de la production. Quant au second point, Louise est une femme avertie. Le pacte d’actionnaires est épais comme le bottin des Deux-Sèvres et clair comme du jus de boudin, à telle enseigne que j’ai engagé un avocat spécialisé dans le cinéma. Il n’est pas donné, mais les Américains le respectent.

— Combien le payez-vous ?

— 20 000 francs.

— Tant que ça ?

— Je sais, c’est beaucoup d’argent. Et à la fois si peu, en regard des enjeux.

— Pensez-vous qu’il acceptera de me représenter gratuitement ? Après tout, il a déjà fait tout le travail pour vous.

Scherbius me promet d’exiger une remise substantielle, à condition que nous la partagions entre nous. Cela me paraît juste. Pressé de retourner à mes recherches, je lui demande d’organiser au plus vite un rendez-vous avec l’avocat.


1. « 100 000 dollars, payables par virement bancaire, pour moitié au commencement du tournage et pour le solde lors de la sortie en salles. »

2. « Cher Monsieur, vous trouverez ci-joint… »

3. « Vous trouverez ci-joint votre contrat de travail, ainsi qu’une version préliminaire du pacte d’actionnaires régissant Krull SARL. »