Le cinéma m’a ruiné

Le lundi suivant, j’effectue mon virement au Luxembourg. Il m’en coûte exactement 372 300 francs (50 000 dollars à 7,30 francs, que la banque alourdit de frais de virement et de commissions de change). Je remets le même jour à Scherbius 12 500 francs en liquide, ma participation aux frais d’avocat.

Les contrats que m’a promis Marescot tardant à arriver, je finis par demander à Scherbius si son ami est rentré de New York.

— Qui ça ? Pierrot la Carambouille ? Il n’a jamais mis les pieds hors de France.

— Allons donc, quand je l’ai rencontré, il rentrait de Singapour.

— Là, vous m’étonnez. Il habite un F3 à Brie-sur-Marne.

Un détail me revient en mémoire.

— Enfin, j’ai vu son billet de Concorde !

— Vous êtes sûr que son nom figurait dessus ? Non ? Alors j’ai bien peur que Pierrot ne se soit payé votre bobine. Vous ne seriez pas le premier, si ça peut vous consoler. Il a tout de même tiré six ans à Fleury-Mérogis pour abus de confiance.

— Quoi ? Et c’est maintenant que vous me le dites ? Mais il risque de se faire la malle avec notre argent !

— Oh non, vos 50 000 dollars et les miens dorment paisiblement sur un compte numéroté aux Bahamas.

Je comprends soudain l’effroyable machination dont je suis victime. Deux lettres postées à Los Angeles ont suffi à Scherbius pour me faire croire que Hollywood préparait un film sur lui. La promesse subséquente de gains mirobolants, un pacte d’actionnaires aux petits oignons et un avocat jet-setter ont eu raison de ma vigilance. J’explose de colère.

— Cette fois, c’en est trop ! Je vais vous dénoncer à la police.

La menace laisse Scherbius de marbre.

— Pour 400 000 balles ? Permettez-moi d’en douter. Je vous suis plus utile en liberté qu’en prison. Qu’écririez-vous dans vos bouquins si j’étais en cabane ? Que j’échange mes compotes contre des tours de téléphone ?

— Au moins, nous sommes quittes. Vous ne viendrez plus me réclamer je ne sais quels droits d’auteur !

— Détrompez-vous. Ce sont deux comptabilités distinctes. Que vous ayez été roulé comme n’importe qui n’efface pas votre ardoise.

De fait, je renonce, la mort dans l’âme, à porter plainte. Scherbius a diablement bien monté son affaire, ne serait-ce que parce qu’il peut, aux yeux de la loi, se poser en victime au même titre que moi. Ses empreintes digitales n’apparaissent pas sur les enveloppes que j’ai reçues des États-Unis. Si l’on ajoute à cela l’opacité notoire des banques luxembourgeoises, mes chances d’obtenir justice avoisinent le zéro.

J’enrage, contre Scherbius bien sûr, mais surtout contre moi. C’est la deuxième fois que je tombe dans son piège. Après avoir gobé les mensonges d’un imposteur, je me suis associé à un escroc.

Le préjudice sur mes finances personnelles est dévastateur. Louise et moi sommes pratiquement rincés1. Toutes nos liquidités y sont passées et je ne sais même pas comment je vais payer mes impôts ou le loyer de mon cabinet.

Aussi, mes droits d’auteur sont tellement faibles ! Qu’on y songe : je touche à peine 10 ou 12 % des revenus générés par mes livres. Alice Samuel oppose à mes demandes de revalorisation répétées autant de fins de non-recevoir, en invoquant les coûts de fabrication, la rémunération des libraires, les taxes diverses et variées, la gestion des invendus (dans mon cas !). Que les titans de la scène littéraire en soient réduits à toucher des piécettes ne semble pas la choquer outre mesure.

Pendant quelque temps, je fais feu de tout bois pour redresser la barre. Je consulte le samedi, j’anime des conférences pharmaceutiques à Vancouver ou Bangkok, je signe des tribunes dans L’Événement du jeudi, je rejoins le comité scientifique de plusieurs sociétés savantes. Les pages de mon agenda disparaissent sous les engagements, tandis que celles de mon passeport s’agrémentent de tampons bigarrés. De chaque déplacement, je rapporte un souvenir à Philippe : un Pinocchio d’Italie, un samouraï réveille-matin du Japon.

Pour chaque invitation que j’accepte, j’en refuse cinq autres. C’est qu’il ne se trouve plus grand monde pour nier l’existence des troubles de la personnalité multiple. Plus un congrès ne se tient sans leur consacrer une table ronde, plus une revue scientifique ne paraît sans leur ménager une place au sommaire. Les cas se chiffrent désormais par milliers.

Pour avoir révélé le phénomène des TPM en Europe, j’ai le privilège de pouvoir choisir mes patients, qui affluent en masse, selon la règle qu’il vaut mieux s’adresser au bon Dieu qu’à ses saints. Je sélectionne les heureux élus avec soin, au vu de leurs symptômes et de leurs antécédents psychiatriques. Certains jours, se succèdent dans mon cabinet une actrice réputée, un ministre, un animateur de radio et un capitaine d’industrie.

La presse ne me laisse guère de répit non plus. Les journaux veulent connaître mon avis sur l’hypnose ou l’influence de la télévision sur l’atomisation de la pensée. J’en profite pour mettre en garde le public contre les charlatans2.

Devant l’immense engouement que suscitent mes recherches, je réactive auprès d’Alice l’idée d’une adaptation audiovisuelle de Scherbius. Armés de notre bâton de pèlerin, nous frappons à la porte des financeurs du septième art. Las : ceux qui comprennent le projet sont encore plus désargentés que moi. Ils cachent leur impécuniosité derrière des concepts ronflants, comme « préachat » ou « avance sur recettes ». Si les producteurs hollywoodiens fument le cigare, les Français tirent piteusement sur leurs Gitane maïs. Nous suspendons vite nos démarches.

Le cinéma m’a ruiné, mais je ne dois pas compter sur lui pour me renflouer.


1. Bien que je mérite amplement ses foudres, Louise ne me reprochera jamais mon inconséquence. Ma femme est une sainte.

2. De nombreux thérapeutes, y compris parmi ceux qui ont pignon sur rue, n’ont reçu aucune formation théorique sur les personnalités multiples.