Depuis 1988, Scherbius mène grand train.
Il loge à l’hôtel, alternant entre le Régina, rue de Rivoli, la Villa Panthéon dans le Ve arrondissement, et le Raphael, avenue Kléber, où sa générosité auprès du personnel lui a valu le surnom de Monte-Cristo.
Selon mes informations, il se lève à l’aube, petit-déjeune en parcourant la presse internationale, vaque à ses emplettes (tailleur, bottier, etc.) dans la matinée, avant de rejoindre son béguin du moment au Jamin, le restaurant gastronomique de Joël Robuchon. Une promenade digestive le mène à la Cinémathèque, place du Trocadéro, où il visionne une toile, et parfois deux ou trois, de son cher Hitchcock. Puis c’est le retour à l’hôtel, où il passe des appels et reçoit ses associés. Le temps de se changer, et il ressort à l’Opéra Bastille dont il a été, par on ne sait quel passe-droit, l’un des premiers abonnés.
Officiellement, il vit de ses économies constituées au black jack1. Il s’acquitte de ses menus achats en espèces, ses factures plus conséquentes étant réglées par des tiers ou par des sociétés offshore aux noms énigmatiques (Tertius, Almotasim, Bokhari…). Il dépense sans compter. Une personne digne de foi l’aurait vu donner 12 500 francs2 à un mendiant à la station de métro Saint-Michel.
Depuis la parution de la troisième édition, qui décrivait le mécanisme de ses malversations, Scherbius est étroitement surveillé. Pendant quelques mois, la police a écouté ses conversations téléphoniques, épluché ses mouvements bancaires, enquêté sur ses fréquentations – sans résultat. L’étau semble depuis s’être un peu desserré, encore qu’il lui arrive, de temps à autre, de désigner à ses interlocuteurs un petit homme au teint bistre tapi derrière un arbre. Ce sixième sens, qui nous avait sauvé la mise à Mulhouse, ne l’a manifestement pas quitté.
Un autre argument joue en faveur de Scherbius : ses victimes craignant d’attirer l’attention des autorités sur leurs propres turpitudes, il ne fait l’objet d’aucune poursuite. Je suis paradoxalement le seul qui pourrait porter plainte contre lui. Mon préjudice est établi : j’ai été détroussé de 384 800 francs. Je connais l’instigateur du complot, ainsi que son complice, le dénommé Marescot. Louise pourrait témoigner que les événements se sont déroulés comme je les ai décrits. J’ai plus d’une fois commencé à écrire au parquet. Immanquablement, au dernier moment, une prévention me retient. Je n’arrive pas à me résoudre à incriminer un patient, pas plus qu’à infliger à Alice Samuel un déballage sordide, où ma parole ne vaudra, légalement, pas plus que celle de Scherbius. Et puis, soyons honnêtes, j’ai perdu l’espoir de revoir mon argent. À quoi bon engorger les tribunaux et engraisser un avocat par-dessus le marché ?
En ma présence, Scherbius ne cache pas qu’il continue d’escroquer à tout-va. Il quitte fréquemment le territoire, prétendant à son retour avoir rencontré je ne sais quel prince du Liechtenstein ou le vice-président du patronat espagnol, pour des affaires « à sept ou huit chiffres3 ».
Bien que probablement richissime, il continue à me harceler. Tout lui est prétexte pour me soutirer trois sous. Au café, il me tend la note, quitte à laisser cent francs de pourboire au serveur. Il feint d’avoir oublié son portefeuille et cherche à m’emprunter le prix d’une carte de téléphone ou d’une course en taxi. Ces manœuvres puériles auraient de quoi faire sourire, si elles ne s’accompagnaient de tentatives d’extorsion plus sérieuses. J’ai dû faire changer le code de ma carte bleue, après avoir surpris Scherbius le noter sur sa main. Il reluquait de même ma montre Audemars-Piguet avec tant d’insistance que je l’ai temporairement remisée au coffre.
Parfois, j’ai l’impression qu’il cherche moins à s’enrichir à mes dépens qu’à m’appauvrir tout court. Il me pousse à jouer des sommes inconsidérées, sur la foi de tuyaux douteux. « Placez 50 000 francs sur Green Dancer dans la quatrième à Longchamp, vous ramasserez dix fois la mise. Réinvestissez le tout sur Saint-Gobain ; ils vont annoncer des résultats du tonnerre vendredi. » Quand je lui rétorque que je n’ai pas ses moyens, il me chambre : « Vraiment ? Qu’attendez-vous pour sortir une nouvelle édition ? »
Comme je sais qu’il n’hésitera pas à me frapper à nouveau si je baisse ma garde, je me méfie de tout le monde : des démarcheurs à domicile, des admirateurs qui m’accostent dans la rue (potentiellement des comparses), des passagers qui me serrent d’un peu trop près dans le métro, du postier qui fourre des prospectus dans ma boîte aux lettres. Je ne m’illusionne cependant guère sur l’efficacité de mes précautions. Fermez la porte à Scherbius et il passera par la fenêtre ; barricadez les volets et il se faufilera par la cheminée.
La sagesse voudrait que je coupe les ponts avec lui, que je cesse d’actualiser ce livre, mais je ne puis m’y résigner. Nos destins sont désormais trop inextricablement liés. Scherbius existe dans mon regard, comme j’existe dans le sien. Nous sommes associés, que je le veuille ou non, pour le meilleur et pour le pire.