Que Scherbius ait contribué à lancer ma carrière n’est pas douteux. Il m’a apporté une notoriété dont peu de mes confrères peuvent s’enorgueillir. J’ai vendu cinq millions de livres en dix-huit langues, dont le finnois et le swahili. Je suis docteur honoris causa des universités de Kyoto, Vladivostok et Abidjan1. Les facultés américaines, qui, à défaut d’engendrer le succès, savent le caresser dans le sens du poil, m’offrent des ponts d’or.
Sans Scherbius, je ne serais sans doute pas non plus devenu professeur d’université à trente-deux ans, ni le directeur de thèse le plus demandé de Paris-VI. Je ne recevrais pas cent lettres par semaine et les commerçants de la rue Mouffetard ne se disputeraient pas ma clientèle.
Ma réussite précoce ne m’a cependant pas apporté que des avantages. En France, mon succès dérange. Certains collègues malintentionnés – ils se reconnaîtront – se gaussent en privé de mes erreurs de diagnostic, signe, selon eux, que je me suis attaqué à un cas trop complexe pour moi. Ils résilient leurs abonnements aux revues qui me publient, boycottent les colloques qui m’invitent, et sabotent ma candidature à l’Académie des Sciences2, en distribuant aux votants des fac-similés de l’article du Figaro.
C’est qu’au fond le format de ma collaboration avec Scherbius – si on peut encore la baptiser ainsi – m’est intrinsèquement défavorable. En figeant à intervalles réguliers mes réflexions pour les besoins de ce livre, je lui fournis les verges avec lesquelles il ne se prive pas de me fouetter.
Tout de même, je m’interroge sur ses motivations. Car me ridiculiser ainsi doit perdre à la longue de sa saveur. Ses arguments pour revendiquer une partie de mes droits d’auteur ne tiennent pas debout : il n’a pas écrit mes livres ; il a continué à fréquenter mon cabinet, en sachant qu’il ne serait pas rémunéré ; il est riche à millions ; et, enfin, il a déjà récupéré une partie de ce que je suis censé lui devoir.
Si je ne craignais de m’accorder trop d’importance, je dirais qu’il cherche, purement et simplement, à m’anéantir. Quand je suggère qu’il abrite des personnalités multiples, il en invente une douzaine au pied levé. Quand j’écris que je le crois honnête, il se précipite pour me faire les poches3. Et quand j’émets des doutes sur sa sexualité, il trousse mes doctorantes. Me donner tort ne lui suffit pas, il faut qu’il me démolisse, tout en sachant que, dans l’intérêt supérieur de la science, je serai forcé de relater ses exploits à mes lecteurs.
La relation qui nous unit est, à ma connaissance, sans précédent dans l’histoire de la psychiatrie. Scherbius est à la fois le rêve et le cauchemar d’un thérapeute, au point que je serais parfois bien en peine de dire qui est le cobaye de l’autre.
1. Seul un emploi du temps trop chargé m’empêche d’aller collecter les distinctions que l’on me décerne un peu partout dans le monde.
2. Où une place m’avait pourtant été promise dès 1986.
3. Il lui arrive de dépenser pour certaines tentatives d’escroquerie à mon encontre plus qu’elles ne pourraient lui rapporter, témoin cette fois où une batterie de télévendeurs se sont relayés pendant une semaine pour tenter de me fourguer un tire-bouchon révolutionnaire trois-en-un « au prix imbattable de 199 francs ».