« Dites à M. le comte que la France a besoin de lui »

On se souvient que le procès de Scherbius s’est tenu à huis clos, devant un jury composé de magistrats professionnels. Seuls l’identité du plaignant et le montant de son préjudice avaient alors filtré dans la presse : le comte Armand de Boëldieu avait été délesté d’une trentaine de millions de francs, « dans des circonstances engageant la sûreté nationale ».

Scherbius, qui n’a jamais nié les faits, a accepté de me raconter au parloir comment il avait choisi, puis méthodiquement plumé sa victime. Son récit, que j’ai consigné ci-dessous, dépasse en truculence tous les scénarios échafaudés par les commentateurs à l’époque.

Tout commença en novembre 1992, avec l’élection de Bill Clinton à la présidence des États-Unis. Son épouse, Hillary, s’installa dans le bureau contigu du sien, avec le titre de conseillère.

Il fut vite évident qu’elle ne serait pas une première dame comme les autres. Ambitieuse, avocate de renom, elle débordait d’idées. Durant la campagne, Bill avait prévenu les électeurs qu’en votant pour lui, ils auraient deux Clinton pour le prix d’un. Il n’avait pas menti : sitôt en poste, il nomma Hillary à la tête d’un groupe de travail sur la réforme du système de santé. Il n’en fallut pas plus pour qu’une idée germe dans le cerveau fécond de Scherbius.

Quelques semaines de recherche lui suffirent à identifier sa cible : le comte Armand de Boëldieu, né en 1923, descendant de la dynastie sidérurgique du même nom. Marié à Colette, née de La Rochefoucauld, qui lui donna trois fils, respectivement capitaine de frégate, sous-préfet et prêtre. Ardent patriote, notre homme rejoignit le général de Gaulle à Londres, à l’âge de dix-sept ans. À la Libération, il entra dans l’affaire familiale, qu’il adapta habilement à la nouvelle donne issue de la création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier. Le groupe fut nationalisé en 1982 et intégré au géant Usinor. Bien que contestant la valorisation retenue par le gouvernement, de Boëldieu empocha tout de même un milliard. Désormais retiré des affaires, il partageait son temps entre la chasse et divers mandats honorifiques.

Au printemps 1994, Scherbius débarqua, au volant d’une Renault Safrane, sur les terres de sa proie, à Léguillac-de-l’Auche, en Dordogne. Manucuré et rasé de frais, il portait un costume croisé orné du discret cordon rouge de la Légion d’honneur, une cravate sombre et une chevalière. Non seulement il n’avait pas prévenu de sa visite, mais il refusa de révéler son identité au majordome.

— Dites à M. le comte que la France a besoin de lui, lâcha-t-il superbement, avant de s’abîmer dans la contemplation d’une gravure représentant les armes de la famille.

Intrigué, de Boëldieu rejoignit ce drôle de visiteur dans la bibliothèque. Avant qu’il ait pu prononcer le premier mot, Scherbius posa un doigt sur ses lèvres. Le comte fit preuve d’une belle présence d’esprit.

— Sortons, dit-il en s’effaçant devant son invité.

Pendant un moment, les deux hommes déambulèrent en silence dans le parc, perdus dans leurs pensées.

— Je vois que vous n’avez rien perdu de vos réflexes, finit par remarquer Scherbius.

— Résistant un jour, résistant toujours.

— Un état d’esprit qui se perd, malheureusement. On vous surnommait saint Luc, n’est-ce pas ?

— Vous êtes bien informé.

— Appelez-moi Montferrand. Je sais, un nom de code peut paraître puéril en temps de paix, mais ce n’est pas à vous que j’apprendrai que les hostilités ne s’arrêtent pas comme par miracle à la signature des traités.

— La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens, énonça sentencieusement le comte.

Scherbius s’arrêta, comme abasourdi par la sagacité de son hôte.

— Vous ne croyez pas si bien dire. (Il répéta lentement, en détachant les syllabes :) Vous ne croyez pas si bien dire.

Il s’approcha d’un enclos où folâtraient des chevaux, flatta quelques museaux, s’enquit du pedigree d’un pur-sang arabe. De Boëldieu essaya de ramener la conversation vers des sujets moins champêtres.

— Et où exercez-vous vos talents, mon cher Montferrand ?

— Je travaille pour Michel Lacarrière.

Il n’en dit pas plus. Lacarrière était alors le patron de la DGSE, la Direction générale de la sécurité extérieure. Son nom était connu d’une poignée de civils en France. De Boëldieu en faisait partie.

— Je vous écoute, dit-il en baissant instinctivement la voix.

Scherbius fit mine d’hésiter.

— Je m’apprête à vous révéler des secrets pour lesquels d’aucuns seraient prêts à tuer.

— J’ai vu la mort en face : elle ne me fait pas peur.

— Je dois pouvoir compter sur votre discrétion…

— Vous avez ma parole d’honneur.

— Je n’en demande pas plus. Voici mon histoire. Dans les années 60, le SDECE, l’ancêtre de la DGSE, lança un programme baptisé Castor. De tout temps, les services secrets français, comme leurs homologues russes, américains ou chinois, ont recruté de jeunes agents étrangers sur les campus universitaires – des étudiants qui acceptent, tantôt par idéalisme, tantôt par intérêt, de trahir leur patrie. De façon très pragmatique, la CIA et le KGB ciblaient en priorité les garçons, plus susceptibles d’accéder un jour à des postes à responsabilité. Philby, Burgess et consorts, les renégats qui déshonorèrent la couronne britannique, prêtèrent ainsi allégeance à l’Union soviétique dans un dortoir de Cambridge.

— Salauds de communistes, dit le comte pour la forme.

— Le programme Castor reposait sur un postulat tout simple : avec la révolution des mœurs et la généralisation de la pilule, les femmes nées après la guerre allaient faire de plus belles carrières que leurs aînées. Elles se marieraient plus tardivement, auraient à la fois moins d’enfants et des conjoints plus disposés à les seconder dans les tâches ménagères…

De Boëldieu leva les yeux au ciel.

— Les jeunes filles les plus brillantes, en particulier, avaient un boulevard devant elles. Un petit nombre – car elles étaient encore rares à l’époque à intégrer Harvard ou Oxford – se partagerait le contingent de postes d’encadrement réservé au deuxième sexe…

Le comte se frappa brusquement le front.

— Évidemment, Castor en référence à Simone de Beauvoir…

Scherbius sourit.

— On ne peut rien vous cacher. Plutôt que de miser sur cinquante hommes, sans garantie que l’un d’eux dirige un jour une administration centrale ou une grande entreprise, mes prédécesseurs décidèrent de concentrer leurs efforts sur une poignée de jeunes femmes, dont les qualités rendaient le succès quasi inéluctable. Une agente remarquable, nom de code Mistigri, prit la tête de Castor. Elle se heurta d’entrée à un obstacle : les femmes se révélaient en moyenne plus loyales et moins vénales que les hommes. C’est que la défection exige un mépris du danger et un esprit d’aventure typiquement masculins. Mais il en eût fallu davantage pour décourager Mistigri. Au fil des ans, elle affina ses techniques d’approche et perfectionna ses argumentaires. En 1968, elle fit une prise de choix, sur le campus de Wellesley.

— Jamais entendu parler, grommela le comte.

— Normal. C’est une université féminine, située près de Boston. Ni particulièrement grande, ni particulièrement riche. Sa mission : « donner une excellente éducation en sciences humaines aux femmes qui joueront un rôle dans le monde ». Pendant un siècle, elle a formé des mères de famille accomplies ; aujourd’hui, ses diplômées arrivent progressivement aux commandes.

De Boëldieu ne semblait guère convaincu. Ni par Castor ni par ce raz-de-marée chassant les femmes des fourneaux pour les installer dans des fauteuils autrefois occupés par les hommes.

— Et votre transfuge s’appelle ?

— J’y viens. C’était une jeune femme en tout point exceptionnelle : intelligente, énergique, prompte à s’indigner mais plus encore à agir. À titre d’exemple, à la mort de Martin Luther King, elle entama des négociations avec la direction de l’école, afin d’ouvrir le recrutement aux étudiantes noires. Tant ses professeurs que ses camarades lui prédisaient un grand destin.

— Pourquoi mordit-elle à l’hameçon de Mistigri ?

— Parce qu’elle voulait réformer son pays en profondeur et pensait que nous pouvions l’y aider. Les États-Unis comptaient – et comptent encore – un nombre terrifiant de pauvres. Des millions d’Américains vivent sans couverture médicale et devront travailler jusqu’à leur mort, faute d’un système de retraite digne de ce nom.

— Notre jeunesse à nous défile dans la rue en brandissant des pancartes. Je ne sais pas ce qui est pire.

Cette fois, Scherbius prit la peine d’intervenir.

— Je n’aime pas les beatniks plus que vous, monsieur le comte. Mais je constate que les événements de Mai 68 ont suscité, dans l’opinion étrangère, un regain de sympathie envers notre pays. Mistigri en vit sa tâche grandement facilitée.

— Que promit-elle à votre étudiante ?

— De lui donner accès à des documents semi-confidentiels, des notes du Commissariat au Plan, des rapports du Conseil économique et social… Rien de bien méchant.

— Et que nous apportait-elle, de son côté ?

— Rien dans l’immédiat. Souvenez-nous, elle n’avait alors que vingt et un ans. Nous avons croisé les doigts pour qu’elle s’élève rapidement dans la société américaine. Nous n’avons pas été déçus. Elle intégra Yale, où elle obtint son diplôme d’avocate et rencontra celui qui allait devenir son mari, un certain Bill Clinton…

Le comte s’arrêta, pris de vertige. Sur son visage livide se succédèrent en l’espace d’un instant la stupeur, puis l’effroi, et enfin l’admiration.

— Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai pris quelques précautions, dit Scherbius en s’asseyant sur un banc, à l’ombre d’un tilleul.

— Hillary Clinton ! hoqueta de Boëldieu. La première dame des États-Unis travaille pour la DGSE…

— Nous ne prononçons jamais son nom ; nous l’appelons Chrysalide. Et puis, elle n’espionne pas vraiment pour notre compte. Disons plutôt que nous entretenons une relation directe, en dehors des canaux diplomatiques habituels. Vous jouez au poker, monsieur le comte ?

— Ça m’arrive.

— Alors, vous comprendrez ce que je veux dire. De temps à autre, Chrysalide souhaite la défaite de son camp. Elle a ses raisons, que nous ne jugeons pas. Tantôt elle a besoin de rabattre le caquet des va-t-en-guerre du Pentagone ; tantôt elle souhaite neutraliser un ennemi politique en lui infligeant une humiliation publique. Dans ces cas-là, elle nous montre discrètement ses cartes, voire celles des Anglais ou des Israéliens s’ils se trouvent à la table. Pour notre pays, le bénéfice peut se révéler colossal.

— C’est-à-dire ?

Scherbius marqua une hésitation.

— Je manquerais à tous mes devoirs… Encore que dans votre position…

— Dans ma position ? Que voulez-vous dire ?

— Que si une personne a le droit d’avoir un aperçu du matériel, c’est bien vous. Bon, il ne vous a pas échappé par exemple que l’armée américaine a essuyé récemment un grave revers à Mogadiscio. Deux hélicoptères Black Hawk au tapis, dix-huit marines tués sous les yeux des caméras de télévision : un vrai carnage. Bill Clinton a annoncé peu après le retrait des troupes américaines de Somalie. Les républicains l’ont taxé de froussard, même les parlementaires démocrates ont jugé la mesure un peu hâtive. Ce qu’ils ignoraient, c’est que Chrysalide était passée par là. L’Afrique doit rester le pré carré de la France, n’est-ce pas ?

— Content de vous l’entendre dire. Est-ce qu’on se mêle de ce qu’ils font dans leur jardin ?

Scherbius esquissa un mince sourire.

— Plus que vous ne croyez. Le 1er janvier dernier, les États-Unis ont ratifié l’Accord de libre-échange nord- américain. George Bush, qui avait été à l’origine des négociations, souhaitait aider les industriels de son pays à installer des usines au Canada, mais surtout au Mexique où la main-d’œuvre est très bon marché. Sans apprécier l’accord, Bill Clinton s’apprêtait à l’entériner au nom de la continuité républicaine, quand Chrysalide lui suggéra d’y insérer deux nouvelles clauses. La première réaffirmait le droit des ouvriers nord-américains à se syndiquer, tandis que la seconde durcissait les réglementations en matière environnementale. Ce que Bush avait donné aux patrons d’une main, Clinton le reprenait de l’autre. L’ALENA, qui effrayait tant les exportateurs européens, avait accouché d’une souris.

Le comte réfléchit aux deux anecdotes qu’il venait d’entendre. Il connaissait assez le monde du renseignement pour savoir ce que de telles opérations avaient d’inespéré. Sans dépenser un centime ou tirer un coup de feu, la France avait enregistré des avancées substantielles. Une chose le turlupinait cependant.

— Que réclame Chrysalide pour ses services depuis qu’elle a emménagé à Washington ?

— Accès à notre savoir-faire en matière de protection sociale. Elle ne le crie pas sur les toits, mais le projet d’assurance-maladie universelle qu’elle vient de présenter au Congrès doit beaucoup à notre chère vieille Sécu.

Le comte émit un petit grognement approbateur. L’arrangement paraissait incroyablement avantageux : des percées géostratégiques bien réelles contre l’architecture d’un État-providence, dont même les plus fervents partisans soulignaient l’anachronisme.

— Mes félicitations, dit-il. Mais vous n’avez pas besoin de mes éloges. Que puis-je faire pour vous ?

Scherbius embraya, comme s’il n’avait pas entendu la question.

— Du temps où Bill était gouverneur de l’Arkansas, nous échangions sans difficultés avec Chrysalide. Elle sortait en ville sans chauffeur ni gardes du corps. Quand elle passait à Paris, elle descendait à l’Intercontinental et prenait le métro comme n’importe quelle touriste. De son côté, Mistigri faisait plusieurs fois par an le pèlerinage de Little Rock. Les choses ont évidemment bien changé. Chrysalide est désormais constamment escortée. Elle n’appelle plus le plombier ou le ramoneur, ne conduit plus sa voiture au garage, tous ces prétextes classiques qui permettent d’organiser une rencontre sans éveiller les soupçons. Les services secrets ouvrent son courrier, gèrent son agenda, organisent ses voyages… Résultat, nous en sommes réduits à prendre des risques insensés pour la voir deux minutes.

— Vous ne pouvez pas convenir d’un code ?

— Non. On ne demande pas à la première dame des États-Unis de crypter des messages ou de relever des boîtes aux lettres. D’où l’idée de Michel Lacarrière de créer une équipe dédiée, chargée de collecter le matériel fourni par Chrysalide. Malheureusement, il ne peut obtenir le budget correspondant sans révéler le pot aux roses à au moins deux ministres.

— Autant dire la terre entière, renifla le comte.

— En effet. C’est pourquoi il a pensé à vous : un grand patriote, conscient des dangers qui menacent la France, et pour qui le budget de fonctionnement de notre opération, bien qu’élevé, serait relativement indolore.

— Combien ?

— Trente millions de francs la première année, peut-être moins par la suite.

— Tout de même ! À quoi servira cet argent ?

— Nous avons déjà commencé à infiltrer l’entourage de Chrysalide : son coiffeur, sa maquilleuse, sa professeur de yoga travaillent pour nous. Nous contrôlons aussi la mère d’une camarade de classe de Chelsea. Elle s’arrange pour arriver à la même heure que Chrysalide aux goûters d’anniversaire…

Le comte eut un mouvement d’impatience.

— Allons, tout ça ne coûte pas trois milliards !

— J’y arrive. Nous souhaitons pouvoir rencontrer Chrysalide à notre main, et pas seulement le jour d’Halloween ou des réunions de parents d’élèves. D’où l’idée de Mistigri de renverser la perspective : et si, plutôt que de chercher à approcher Chrysalide, nous la faisions venir à nous…

— Comment ?

— En créant une œuvre de charité, basée à Washington, dont elle serait la marraine. Enfance battue, égalité homme-femme, droits des animaux, peu importe la cause…

— Pas l’égalité homme-femme, ne put s’empêcher de glisser le comte.

— Comme il vous plaira. Tant que la dirigeante de l’association peut contacter Chrysalide à tout moment pour solliciter une entrevue. Par souci de crédibilité, la fondation doit compter au moins cinquante employés et être active dans plusieurs États. On peut imaginer, à terme, recueillir des donations, mais, dans un premier temps, c’est à nous d’amorcer la pompe.

— Je suppose que vous avez envisagé d’autres pistes avant de venir me trouver.

— Des dizaines : fonds secrets, opérations extérieures, soutien à la francophonie… Aucune ne présente les garanties de confidentialité nécessaires. Je ne vais pas vous mentir : vous constituez notre dernier espoir.

De Boëldieu hocha gravement la tête. Il avait déjà pris sa décision. Mais il ne lui déplaisait pas de se faire désirer un peu. Justement, Scherbius reprit la parole.

— Un dernier mot avant que vous me fassiez part de votre décision. Vous comprenez, je pense, que votre nom ne pourra apparaître nulle part. À terme, bien sûr, nous vous décorerons. Une cérémonie privée, en présidence de Michel Lacarrière et, peut-être, du président…

— Peuh ! On ne sert pas sa patrie pour une breloque.

— Non, bien sûr. Encore que ce serait la moindre des choses.

— Dites-moi plutôt quand je peux rencontrer Lacarrière. Je serai à Paris la semaine prochaine.

Scherbius prit un air gêné.

— J’ai bien peur que ce soit impossible. Michel Lacarrière est sous surveillance constante. Il ne se gratte pas une oreille sans que le Mossad et la CIA en soient avertis. Le simple soupçon d’un lien entre vous suffirait à mettre toute l’opération par terre.

— François Léotard, alors ? Ou Juppé ?

— Pardonnez-moi, je me rends compte que je n’ai pas été suffisamment clair : aucun membre du gouvernement n’est au courant de l’existence de Chrysalide.

— Le président ?

— Pas davantage.

— Mais alors qui ?

— Mistigri. Lacarrière. Moi. Et maintenant, vous.

— Et de son côté à elle ?

— Personne.

— Pas même son mari ?

— Surtout pas lui.

De Boëldieu médita ces paroles, en s’efforçant de dissimuler sa griserie à l’idée qu’il appartenait désormais à l’une des confréries les plus sélectes du monde – un club comptant cinq membres, dont le chef de l’espionnage français et la première dame des États-Unis.

Scherbius tira une enveloppe de la poche intérieure de sa veste.

— Michel m’a remis cette lettre pour vous. Je la détruirai quand vous en aurez pris connaissance.

Le maître des lieux chaussa ses lunettes, déchira l’enveloppe et lut attentivement la missive qu’elle contenait. Le directeur de la DGSE commençait par le remercier pour sa générosité, comme s’il n’avait jamais douté de son soutien, avant de dresser une liste effroyablement longue des menaces (missiles balistiques intercontinentaux, armes chimiques, montée de l’islamisme radical…) pesant sur la France. « Depuis un quart de siècle, écrivait-il, notre pays ne parvient plus à défendre efficacement ses intérêts au sein des instances traditionnelles que sont les Nations unies, l’OTAN ou la Communauté européenne. À côté de cela, Chrysalide nous a permis de remporter, pour un coût humain et financier dérisoire, plusieurs victoires décisives en Afrique, aux Antilles et dans les Balkans. Nous espérons, grâce à votre concours, amplifier son action et restaurer au plus vite la place de la France dans le concert des nations. Veuillez croire… »

— Très belle lettre, apprécia le comte en rangeant ses lunettes.

Scherbius se saisit prestement de la missive et l’enflamma avec un briquet. Le vent éparpilla les cendres. Songeur, de Boëldieu reprit :

— Quand il écrit que nous ne pesons plus au sein des organisations internationales depuis vingt-cinq ans, il fait référence au départ du Général ?

— Naturellement. Il ne peut se permettre d’afficher ses convictions politiques dans sa position. Mais ses collaborateurs savent de quel côté penche son cœur.

Le comte ne voyait pas l’intérêt de différer la bonne nouvelle plus longtemps.

— Sous quelle forme avez-vous besoin des fonds ?

— Des virements. Quinze millions, deux fois par an, vers un compte bancaire américain dont voici les coordonnées. Dans l’idéal, les transferts émaneront de l’étranger. Même le fisc doit ignorer nos agissements.

— Je possède une holding au Luxembourg.

— C’est parfait. Nous entretenons d’excellentes relations avec nos collègues du Grand-Duché.

— Où pourrai-je vous joindre ?

— C’est moi qui vous contacterai.

— Je monte à Paris deux fois par mois…

— Nous n’ignorons rien de votre emploi du temps, monsieur le comte. Je n’entrerai en relation avec vous que lorsque je serai absolument sûr de votre sécurité.

— Est-ce à dire que vous avez des raisons de craindre pour ma vie ?

— Pas à ce stade. Mais vous n’avez qu’un mot à dire pour que je vous affecte une équipe du SPHP1.

Sous ses airs bienveillants, Scherbius pria pour que son interlocuteur ne le prît pas au mot. Heureusement, de Boëldieu avait sa fierté.

— Ce ne sera pas nécessaire, répondit-il avec panache. Je me défends très bien tout seul.

Scherbius se leva.

— Dans ce cas, il ne me reste qu’à vous remercier pour l’immense service que vous vous apprêtez à rendre à votre pays. Je n’ai qu’un regret : celui de ne pouvoir donner à votre geste le retentissement qu’il mérite.

— Allons, n’en parlons plus, dit le comte, ivre d’humilité.

Le premier virement arriva peu après. Les quinze millions de francs transitèrent par la succursale de Citibank à Washington avant de repartir vers divers établissements des Bahamas. Scherbius se fendit d’un appel à Léguillac-de-l’Auche, en se faisant passer pour un représentant de la piscine municipale de Périgueux.

— Nous avons reçu votre donation, monsieur le comte. Votre largesse n’est pas passée inaperçue du maître-nageur.

De Boëldieu décrypta : la piscine étant le surnom de la DGSE, le maître-nageur désignait Lacarrière. Il dut se retenir de ne pas claironner sa bonne fortune auprès des membres de sa chasse.

Quelques mois plus tard, au Salon du matériel agricole de Libourne, Scherbius accosta discrètement le comte, en pâmoison devant la démonstration d’une trayeuse électrique.

— La semaine dernière, dit-il sans tourner la tête, l’armée américaine a réinstallé au pouvoir le président haïtien, renversé par un coup d’État en 1991. À l’époque, Aristide avait tenté de nous convaincre de lui prêter 30 000 hommes et quelques milliards au nom du bon vieux temps.

— Et puis quoi encore ? grogna le comte, les yeux rivés sur le bidon en fer-blanc qui se remplissait à vue d’œil.

— C’est en substance ce que lui avait répondu Mitterrand. Malgré leur sympathie envers Haïti, nos compatriotes auraient mal compris que nous volions au secours d’une ex-colonie ayant pris son indépendance il y a deux siècles. Le Quai d’Orsay s’était contenté de sauver la tête d’Aristide, en arrangeant son exil au Venezuela. Trois ans plus tard, nous avons atteint notre objectif, sans livrer bataille et en laissant la facture aux Américains.

— Superbe, commenta le comte, sans qu’on sache s’il parlait de la trayeuse ou de l’ingéniosité de nos diplomates.

— Mistigri et Chrysalide se joignent à moi pour vous remercier, dit Scherbius, en regardant toujours fixement devant lui.

— Vous avez parlé de moi à Chrysalide ?

— Comment faire autrement ? Vous avez transformé sa vie. Elle rencontre désormais Mistigri plusieurs fois par mois et nous tient au courant des progrès des tractations secrètes entre Israël et la Turquie.

Une nouvelle vache succéda à la première. Le temps de poser les gobelets, l’écoulement reprit de plus belle, pour le plus grand plaisir du comte.

— En tout cas, son plan d’assurance médicale a du plomb dans l’aile, fit-il remarquer, en sortant de sa poche une paire de jumelles miniatures.

— Je ne m’en préoccuperais pas trop à votre place. Nous n’avons pas vocation à nous immiscer dans les affaires domestiques américaines.

— Elle a également des démêlés avec la justice…

— Vous faites allusion à l’affaire Whitewater ?

— Whitewater, ses spéculations financières, le suicide de son conseiller juridique…

— Elle traîne son lot de casseroles, comme toute personnalité en vue. Et puis, n’oubliez pas que nous l’avons recrutée pour son ambition, pas pour sa vertu.

— Vous avez raison, dit-il en ajustant ses jumelles. Je me suis un peu emporté.

— Je vous en prie. Votre argent est bien employé, c’est tout ce qui compte. À ce propos, n’oubliez pas votre virement. Avant le 15, de préférence.

— Vous pouvez compter sur moi.

Scherbius dit avoir conçu ses premiers doutes à l’issue de cette rencontre. « De Boëldieu, m’expliqua-t-il, est très à cheval sur la morale. Compagnon de la libération, gaulliste, catholique, il attend de ceux qui nous gouvernent une éthique et un comportement irréprochables. Or Hillary Clinton s’est trouvée impliquée dans beaucoup d’affaires – trop, diront certains, pour être totalement honnête. »

Ses inquiétudes se dissipèrent quand arriva le deuxième virement de quinze millions. Il se donna six mois de plus, en espérant que l’actualité lui fournirait un scénario aux petits oignons.

Hélas, il chercha en vain dans les pages du New York Times l’opération militaire, la campagne humanitaire ou l’accord commercial qu’il pourrait attribuer de façon plausible à l’influence de Chrysalide. Depuis sa défaite aux élections de mi-mandat, Bill Clinton devait composer avec un Congrès républicain. Il était populaire, ce qui augurait bien de sa réélection, mais plus assez actif pour entretenir la fable d’une Chrysalide tirant les ficelles dans l’ombre.

Toutes les six semaines environ, Scherbius rencontrait son mécène. Tantôt il l’attendait au pied de son avion à Orly, tantôt il sortait d’un fourré, déguisé en chasseur. Il transmettait les salutations du maître-nageur et de Mistigri, et même, une fois, une note manuscrite de Chrysalide.

Faute de succès à se mettre sous la dent, le comte se polarisa sur les rumeurs d’infidélité de Bill qui ressurgissaient périodiquement dans la presse. Durant la campagne de 1992, l’actrice Gennifer Flowers avait révélé avoir eu une longue liaison avec Clinton. C’était à présent une ancienne fonctionnaire d’État qui accusait le président d’avoir abusé d’elle dans une chambre d’hôtel de Little Rock.

« Les fredaines de Bill exaspéraient de Boëldieu, se souvient Scherbius. Il réprouvait aussi le comportement de Chrysalide, sans que je sache s’il attendait d’elle qu’elle serre les dents ou qu’elle demande le divorce. Pour jouer la montre, je lui ai dit que nous avions entamé les démarches afin de l’élever au rang de grand officier de la Légion d’honneur. J’ai prétendu que cela prenait trois à quatre ans en temps normal, mais que j’avais bon espoir, dans son cas, de raccourcir les délais. Ça l’a un peu calmé. À ce stade, j’espérais encore tenir jusqu’au virement suivant. Et puis, le 14 mars, les Russes ont accueilli un astronaute américain à bord de la station Mir. Le comte a explosé : “C’est ça le plan de Chrysalide ? Coloniser la Lune avec les cocos ?” »

« La semaine suivante, il s’est rendu, sans m’en parler, à la bibliothèque de Bordeaux, pour lire tout ce qu’il trouvait sur les époux Clinton. Bien que remontant à 1978, l’affaire des achats sur le marché à terme du bétail l’a mis en transe. À une époque où elle était avocate et Bill procureur général de l’Arkansas, Hillary s’était lancée dans la spéculation boursière. Au terme de plusieurs allers-retours incroyablement risqués, elle avait multiplié sa mise de départ par cent ! Ses adversaires lui reprochaient d’avoir bénéficié d’un effet de levier démesuré, que son courtier n’aurait jamais accordé à un client normal. Elle avait pu prendre des paris énormes, en ne risquant en tout et pour tout que mille dollars. Accessoirement, elle avait oublié de déclarer ses gains. »

Le comte avait fermé les yeux sur le féminisme de Chrysalide, son mépris pour la religion et ses ignobles tailleurs- pantalons ; mais si, maintenant, elle se révélait portée sur la galette, c’était une autre affaire ! La pensée qu’un seul de ses précieux millions puisse tomber dans l’escarcelle de cette pétroleuse et de son cavaleur de mari lui donnait des cauchemars. Il avait besoin d’assurances qu’Hillary ne tape pas dans la caisse. Pour les obtenir, il alla frapper à la porte du maître-nageur, alias Michel Lacarrière.

Scherbius fut interpellé quelques jours plus tard par six militaires en civil, sur le parvis de l’église de Périgueux où il venait d’aborder de Boëldieu. Le juge Camusot, qui présidait à son procès, était celui qui l’avait condamné à de la prison avec sursis après son imposture aux Jeux olympiques. Il lui infligea cette fois-ci une peine de dix ans ferme, le maximum prévu par la loi. Scherbius réussit cependant à ne pas restituer les fonds détournés, ayant eu l’intelligence de saupoudrer de ses largesses quelques officines paramilitaires, dont le ministère public ne souhaitait manifestement pas dévoiler l’existence. Le comte accepta de retirer sa plainte. Le mois suivant, le Journal officiel annonça son élévation au grade de grand officier de la Légion d’honneur, pour « services rendus ».


1. Le service de protection des hautes personnalités.