« L’homme est condamné à finir seul, Maxime »

C’est un Scherbius étrangement philosophe que je rencontre au parloir de la centrale de Saint-Martin-de-Ré, où il vient d’être transféré. Menotté, mais vêtu en civil, il paraît reposé et, pour tout dire, presque décontracté.

— Mon plan avait un défaut de taille, me confie-t-il, quand le gardien l’a libéré de ses liens, il ne reposait pas entièrement sur moi. Non seulement je ne contrôlais pas Chrysalide, mais le comte pouvait à tout moment me faire un enfant dans le dos. Je le surveillais de loin, avec l’aide de Thiriet – vous vous souvenez de lui, le détective de Nancy que vous aviez lancé sur mes traces ? – mais ses communications téléphoniques nous restaient impénétrables. Au fond, les plus belles arnaques se débouclent en un éclair. Une seconde, vous tapez dans le dos de la victime, et la suivante, vous disparaissez dans la foule avec son pognon. J’ai été trop gourmand. J’aurais dû demander trente millions comptant et tirer ma révérence. Enfin, j’aurai appris une leçon.

Je lui demande quel pourcentage du butin il a réussi à mettre de côté.

— Enfin, Maxime, quelle question ! Les juges savent lire. Je vous le dis donc solennellement : je n’ai rien sauvé du désastre, sinon peut-être vingt-sept ou vingt-huit francs.

Au clin d’œil qui accompagne la dernière phrase, je comprends qu’un joli pactole l’attendra à sa sortie de prison. Justement, comment envisage-t-il les années de captivité qui s’annoncent ?

— Avec une certaine excitation. Un peu de repos me fera le plus grand bien. J’ai accumulé beaucoup de retard dans mes lectures et je n’ai rien publié dans la presse scientifique depuis des lustres. Sans compter la perspective de vous voir régulièrement au parloir.

— Dix ans, tout de même…, ne puis-je m’empêcher de souligner.

— Oh, je ne purgerai pas toute ma peine.

— Vous demanderez votre libération anticipée ?

— C’est ça, ricane-t-il.

— Avez-vous besoin de quelque chose, en attendant ?

— Merci, j’ai ce qu’il me faut. On trouve tout ici. Ah si, les dernières revues sur la théorie du genre. La section « sciences humaines » de la bibliothèque laisse affreusement à désirer.

Durant les trois années suivantes, je rendrai visite à Scherbius environ deux fois par mois. Il paraît toujours heureux de me voir, à part un jour où l’administrateur de la prison m’informe que « le détenu 813 n’y est pour personne ». Je lui apporte rituellement un petit cadeau, un exemplaire de Science ou le tiré à part de mon dernier article dans le Journal of Gender Studies. Il me remercie avec un tuyau boursier que je chasse aussitôt de mon esprit pour ne pas être tenté de le suivre. Nous échangeons des nouvelles. Grâce à son sens des chiffres, Scherbius a été affecté au service comptabilité de la prison, où il s’est rapidement rendu indispensable. Il aide aussi les gardiens à préparer leurs déclarations de revenus et évalue des opportunités d’investissement pour les huiles de l’administration pénitentiaire.

À ce stade de nos relations, je ne prends plus la peine de l’interroger sur sa généalogie ou sur les éventuels traumatismes de son enfance : il m’a trop menti. Des rodomontades sur ses prouesses d’escrimeur ou sa collection de cors de chasse exposée à Buckingham Palace continuent d’émailler sa conversation, mais il s’est globalement assagi. Après vingt ans, nos échanges ressemblent enfin à ceux de vieux camarades.

Je mentirais cependant en disant que tous nos différends appartiennent au passé. Scherbius m’en veut pour la façon dont j’ai étrillé son article sur la pseudologia fantastica. Il me reproche de l’avoir traité d’autodidacte – ce qu’il est pourtant, jusqu’à preuve du contraire – et d’avoir insinué qu’il manque d’imagination. Je crois que ce sont moins les allégations en elles-mêmes qui le gênent que le fait qu’il ne peut les réfuter par des actes, contrairement aux fois précédentes, où je le soupçonnais d’être honnête ou sexuellement inexpérimenté. J’aurais, à l’entendre, profité de ma position pour le tourner en ridicule. Or, s’il est bien une chose que ne supporte pas un imposteur, c’est de passer pour un clown1.

Je rappelle à Scherbius qu’après s’être déjà copieusement payé ma bobine dans Le Figaro, il a choisi, pour me perdre de réputation aux yeux de la communauté scientifique, le moment où j’étais le plus vulnérable de mon existence.

— Vous pensiez vraiment que j’allais applaudir votre thèse loufoque ?

— Sans aller jusque-là, vous auriez pu prendre la peine de l’analyser. Vous l’avez rejetée en bloc, en lui déniant d’entrée le moindre mérite.

Je n’insiste pas. Scherbius est manifestement très fier de sa théorie. À quoi bon lui expliquer qu’elle ne tient pas debout et que les annales de la psychiatrie ne mentionnent aucun patient calquant sa conduite sur les chefs-d’œuvre de la littérature ?

Notre deuxième motif d’empoignade porte sur mes droits d’auteur. Scherbius n’en démord pas : je suis un charognard qui se nourrit de son existence. Je lui réplique qu’à ce compte, il devrait cesser de me recevoir.

— Je continue à retranscrire nos entretiens, vous savez ? La conversation que nous avons en ce moment risque de se retrouver dans la prochaine édition. Pourquoi me faciliter ainsi la tâche ?

— Parce que je ne désespère pas de récupérer un jour ce qui m’appartient, répond-il d’un air énigmatique.

Il tient, je le sais, une comptabilité détaillée de mes gains. Il a reconstitué mes taux de droits d’auteur, mes à-valoir de traduction, mon salaire à l’université, les honoraires que je perçois pour mes interventions dans des colloques2. Je dois me faire violence pour ne pas corriger les estimations qu’il me soumet et qui pêchent presque toujours par excès d’optimisme. Quand il ne m’applique pas une tranche d’imposition trop favorable, il oublie les cotisations salariales ou la retenue à la source sur les royalties en Allemagne ! Au total, mes revenus nets en ressortent presque doublés.

Rien n’énerve plus Scherbius que lorsque je lui rappelle qu’il est immensément riche et que trois picaillons de plus ou de moins se remarqueraient à peine sur son compte en banque.

— Quel rapport ? s’insurge-t-il. Absout-on les pickpockets qui dévalisent les millionnaires ? Les perceurs de coffres-forts qui sévissent dans les beaux quartiers ?

— Je n’apprécie pas beaucoup vos exemples. Je n’ai volé personne ! Et la loi est de mon côté.

À ces mots, il lève les yeux au ciel.

— La loi, parlons-en ! Elle n’existe que pour protéger les puissants et les laquais qui leur lèchent les bottes. Quand Villefort a condamné Edmond Dantès à la réclusion à perpétuité, il avait une main sur la Bible et l’autre sur le Code pénal.

Scherbius est obsédé par les récits de vengeance. Il les a tous lus, de Mathias Sandorf à J’irai cracher sur vos tombes, en passant par Moby Dick et Hamlet. Mais c’est Le comte de Monte-Cristo qui revient le plus souvent dans sa bouche. Comme Dantès, il ourdit inlassablement ses représailles contre les scélérats qu’il rend responsables de son sort : de Boëldieu (qui lui rappelle Fernand Mondego), le juge Camusot (Villefort), et, bien entendu, votre serviteur. Il me compare à Danglars, l’intrigant commis aux écritures qui précipite la chute de Dantès pour s’arroger son poste de capitaine du Pharaon.

— Vous avez son arrivisme et sa cupidité, dit-il avec mépris.

Dans mon souvenir, Dantès ruine Danglars, mais lui laisse la vie sauve, contrairement à Fernand et Villefort.

— Je n’exclus aucun châtiment a priori, dit Scherbius. Pas même la mort.

— Allons, vous n’êtes pas un meurtrier !

— Nous sommes tous des assassins en puissance. Relisez Le crime de l’Orient-Express.

Je mets ces propos outranciers sur le compte de l’enfermement. Qui sait comment je réagirais si je devais passer les trois mille prochaines nuits dans un cachot3 ?

Scherbius dispose d’une des rares cellules individuelles de l’établissement, une pièce de huit mètres carrés aux murs peints à la chaux, dont l’ameublement se résume à un lit étroit, une table, une chaise, une étagère, et un W-C. Il prend ses repas au réfectoire avec les autres détenus. Il travaille cinq jours par semaine, de 9 heures à 17 heures, dans l’aile de l’administration. Il est libre, après cela, de se promener dans la cour, de soulever de la fonte en salle de musculation, ou de regarder la télévision dans le foyer. Il retrouve sa cellule à 21 heures. L’extinction des feux intervient deux heures plus tard. Des services religieux se tiennent le week-end, de même que des compétitions sportives.

Scherbius fraie peu avec les autres prisonniers. Il coupe court aux bavardages, ne joue pas au ping-pong, et ne s’adonne à aucun des trafics habituels de la vie carcérale. Il reste à l’écart des rixes et des luttes de pouvoir, respectant tous les chefs de bande sans prêter allégeance à aucun. Il entretient de bons rapports avec les gardiens, jusqu’à les conseiller sur la façon d’exercer leur métier. En revanche, il ne discute jamais les ordres. « Cela ne sert à rien, m’explique-t-il en haussant les épaules. Avez-vous déjà vu un arbitre de foot revenir sur un carton rouge ? »

À des bribes de conversation interceptées au parloir, je comprends que ses codétenus le prennent pour un caïd bavarois, qui n’a qu’à claquer des doigts pour les faire poinçonner. Leur imagination fait le reste : notre ami sort peu de sa cellule car il prépare un casse dont l’audace ravalera le gang des postiches au rang de voleurs de poules ; il achète la complaisance des matons avec le cash que lui rapportent ses cinq cents gagneuses munichoises ; quant à moi, je tiens le rôle du loyal consigliere, qui apporte régulièrement au parrain les comptes de son empire.

Scherbius ne s’ennuie pas. Il bouquine furieusement. Ses lectures se regroupent en trois catégories : les récits de vengeance, les romans-feuilletons du XIXe siècle (Sue, Dumas, Dickens, Féval…) et les textes écrits en captivité (Les Cent Vingt Journées de Sodome, Don Quichotte…). Sinon, il réfléchit. Il feuillette la presse scientifique. Il apprend des langues (le finnois et le swahili, aux dernières nouvelles).

La liberté, me confie-t-il en tirant sur sa cigarette, ne lui manque pas. Pour un peu, il prétendrait être ici de son plein gré. Il est vrai qu’en le voyant arriver au parloir, son exemplaire des Trois Mousquetaires à la main, je me fais la réflexion que les murs, les chaînes, les règlements, n’ont pas de prise sur lui. Il lui suffit de fermer les yeux pour être ailleurs, de plisser ses traits, transformer sa voix ou parler une langue étrangère pour devenir un autre.

Mon nouveau domaine de recherche l’intéresse énormément. Il me pointe des failles dans les communications de mes confrères, me suggère des pistes peu ou mal étudiées, où je pourrais imprimer ma marque. « Une riche idée que vous avez eue de vous reconvertir, me dit-il avec d’autant plus d’aplomb qu’il sait avoir influencé ma décision. Le TPM vit ses dernières heures. Avec le genre, vous avez de quoi vous occuper jusqu’à la retraite. Nous n’en sommes qu’au début : attendez que les jeunes et les gauchistes entrent dans la danse ! »

Mais la curiosité de Scherbius dépasse l’aspect strictement académique de mon travail. Il me bombarde de questions sur mes étudiants, mes collègues et, de manière générale, sur les mœurs étranges qui ont cours à Paris-VI. Je lui explique en détail le système de modération des revues scientifiques et l’importance de citer les travaux des chercheurs qui ont le bon goût de se référer aux vôtres. Il se montre aussi bizarrement friand de ragots. Il veut savoir qui couche avec qui, quel directeur de thèse engrosse ses doctorantes, ou pourquoi tel prometteur sociologue italien a brusquement cessé de publier. C’est bien simple, le monde de la recherche universitaire le passionne !

Au risque d’assombrir son humeur, je me sens parfois obligé d’aborder des sujets plus graves. Comme je lui fais remarquer un jour que je ne l’ai jamais entendu parler de se fixer ou d’avoir un enfant, il m’assène une réponse d’une noirceur terrifiante. « L’homme est condamné à finir seul, Maxime. Pourquoi s’encombrer d’un partenaire en attendant la mort ? Un coucher de soleil sur la mer n’est pas plus beau si on le contemple à deux, de même que le bœuf mironton n’est pas moins bon en barquette individuelle. »

Quand je lui oppose la joie que m’ont apportée Louise et Philippe – durant le temps trop court qu’il a passé sur cette terre –, il réplique qu’il ne tient qu’à lui de convoler et d’avoir un enfant. Je ne sais si je dois le prendre au pied de la lettre, ou simplement comprendre qu’il peut à tout moment s’imaginer en père de famille. Dans les deux cas, je le plains de passer à côté d’une des rares consolations que nous offre l’existence.


1. « Of all the things I hate, I hate looking ridiculous the most », déclare Demara dans The Great Impostor.

2. L’honnêteté m’oblige à dire qu’il ne prend en compte que les communications et articles le concernant.

3. Au-delà de leur insularité commune, la forteresse du roman de Dumas et la centrale de Saint-Martin-de-Ré présentent une troublante similitude : un seul homme a réussi à s’évader de chacune, Dantès en prenant la place d’un mort dans un suaire jeté à la mer et un légionnaire suisse, qui se cacha dans la cantine d’un prisonnier libéré.