J’ai perdu cet hiver la dernière raison qui me rattachait à la vie. Louise, ma mie, ma chère et tendre, a péri dans un accident de voiture.
C’était un jeudi de février, entre chien et loup, à cette heure sournoise où les formes s’estompent et les distances mentent. Il avait plu. Louise s’était endormie un peu après Poitiers, me laissant seul maître à bord.
Scherbius vous dirait que je suis un conducteur prudent ; je freine à l’orange et j’escalade les dos-d’âne au ralenti. À la sortie d’un virage entre Ferrières et Nuaillé, j’ai roulé dans une ornière remplie d’eau. Le choc a jeté la voiture vers la gauche, j’ai instinctivement braqué à droite. Tout s’est enchaîné très vite : la Safrane, hors de contrôle, s’est envolée sur un talus. Au troisième ou quatrième tonneau, ma tête a percuté le volant et j’ai sombré dans le coma.
Je me suis réveillé huit jours plus tard dans une chambre du CHU de Poitiers. L’infirmière a couru chercher le patron du service de traumatologie, qui m’a asséné l’effroyable nouvelle : Louise avait été tuée sur le coup ; on l’avait enterrée la veille au cimetière du Montparnasse, à côté de Philippe.
Je n’essaierai pas de décrire le vide qui m’a envahi à cette annonce. Il faut être passé par ces moments pour comprendre la sidération dans laquelle vous plonge le départ d’un conjoint, d’un enfant, qu’on chérissait et qu’on croyait, naïvement, éternel. On réalise alors – trop tard – que rien d’autre n’avait d’importance, qu’on donnerait tout – les honneurs, les droits d’auteur, la maison à l’île de Ré – pour ramener le disparu, ne serait-ce qu’un jour, ne serait-ce qu’une minute.
Louise et moi étions tout l’un pour l’autre. Nous avions peu d’amis, pour ainsi dire pas de famille. De façon surprenante, la mort de Philippe nous avait encore rapprochés. Nous commencions à préparer notre retraite. Louise voulait découvrir Venise et Saint-Pétersbourg, se perdre dans le grand bazar d’Istanbul et voir le soleil se coucher sur le Taj Mahal ; j’imaginais une existence plus paisible, entre Paris et Ré, les livres et mes chers rosiers. À quoi bon maintenant ? Que ne suis-je mort avec elle dans l’accident ?
J’ai perdu tout intérêt pour mon travail. Je me revois à l’âge de mes étudiants : bardé de certitudes, débordant d’énergie, prêt à tout pour laisser mon empreinte. Qu’ai-je accompli au fond ? J’ai soigné quelques centaines de patients, que mes confrères auraient pu traiter aussi bien que moi. J’ai formé la prochaine génération de praticiens, en leur inculquant une vision de la psychiatrie déjà largement dépassée. Je me suis emballé pour la baudruche des TPM qui s’est dégonflée aussi sec. Mes articles sur le genre sont de moins en moins cités et, bientôt, ne le seront plus du tout.
Non, vraiment, il n’y a pas de quoi fanfaronner.
Reste Scherbius. Ce livre qui porte son nom est au fond la réalisation dont je suis le plus fier. Je me félicite d’avoir suivi le conseil d’Alice Samuel de l’allonger régulièrement, en résistant à la tentation de le réécrire de fond en comble. Ces éditions à répétition auront rythmé ma carrière. Tous les quatre ou cinq ans, je relisais mes notes, organisais mes pensées et tentais d’apporter un semblant de sens au chaos semé par Scherbius.
Il a raison : nous menons de bien pâles existences. Insipides ; sans relief ni talent. Si ma vie a été un peu moins terne que la moyenne, c’est à lui, et à lui seul, que je le dois.
Je prends aujourd’hui officiellement congé de la vie publique. J’ai fermé mon cabinet, adressé1 mes patients à des confrères, démissionné de l’Enseignement supérieur. Je vendrai bientôt mon appartement et ma maison saturés de souvenirs et je m’installerai à la campagne, où ce que j’ai gagné grâce à Scherbius devrait me permettre de subvenir à mes modestes besoins.
On peut continuer de m’écrire aux Éditions du Sens, sans garantie de réponse. Je surveillerai la publication de mon livre dans les pays où il a été traduit, mais je ne l’étofferai plus. Il restera pour l’éternité ce texte baroque et hétéroclite, dont chaque page semble contredire la précédente.
Scherbius, que j’ai informé de mon plan au téléphone2, m’a félicité : « Bravo, mon vieux, il est temps que vous viviez un peu. » Lui-même s’apprête à partir très loin, « pour repartir de zéro », si tant est qu’il ait jamais fait autre chose. Je ne parierais pas que nous nous reparlerons un jour.
Une dernière chose. Quelque part entre la troisième et la quatrième édition, mon récit a changé de nature. J’en suis devenu, à mon corps défendant, un des protagonistes, le Laurel de Hardy, le Dupond de Dupont. Je suis entré dans mon livre, au point qu’il me paraît plus juste de rebaptiser celui-ci Scherbius (et moi).