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Quand Simon descendit fort tard dans la matinée, tant de pensées diverses et contradictoires l’agitaient qu’il faillit s’asseoir à côté de sa chaise. Marcel s’inquiéta de savoir ce qu’il prenait pour le petit déjeuner. En l’absence de réponse, il lui servit un bol de café au lait qu’a priori Simon détestait depuis l’enfance. En le buvant machinalement, les yeux fixés sur la fenêtre où s’encadrait la rue enneigée, il tentait de démêler le faux du vrai dans le récit de Billy Budd. Ses révélations ne contenaient rien qu’il puisse admettre.

Dès qu’il songeait à son avenir, Tania s’imposait comme le seul être humain susceptible de le définir, de permettre qu’il se réalise. Les dernières nuits qu’il avait passées avec elle l’assuraient, au-delà du souvenir, que leur sort était lié sans retour possible, qu’ils faisaient partie l’un de l’autre. Une séparation les détruirait. Jusqu’à leur rencontre, ce qu’il nommait amour n’était qu’une péripétie, qu’un avatar du désir. De sa vie, il n’avait ressenti pareille effusion du cœur. La passion qu’il éprouvait envers elle occupait sa mémoire, ses sens, son esprit, exaltée par la certitude d’une parfaite réciprocité de sentiments chez Tania.

Comment, dans ce cas, admettre que son père avait participé au crime dont l’accusait Billy ? Pourquoi se fier à son récit, puisqu’il n’avait pu identifier la silhouette de l’homme qui l’avait refoulé dans le passé, et qu’il avait donc édifié ses certitudes à partir d’un simple fantasme ? Pourquoi avait-il éliminé la possibilité que Van der Veyden soit coupable alors que ce dernier l’avait menacé directement ? Cette substitution de responsables frisait l’absurde. Sauf si Billy avait pu établir, à la suite d’une enquête dont il n’aurait pas fait état, qu’une complicité liait les deux hommes, sachant que Van der Veyden avait été l’un des premiers voyageurs, l’organisateur de l’invasion progressive des émigrés de l’avenir.

Quelle que soit la façon dont il abordait la question, Simon s’avouait incapable de formuler une réponse, puisque le récit de Billy était soumis à une évaluation incertaine, suite aux chevauchements relatifs des principaux acteurs à travers la durée.

Pour se préserver, son cerveau en surchauffe se bloqua.

Il se vit soudain, sa tasse de café au lait à moitié vide à la main, légèrement écœuré par les peaux de crème cuite qui y flottaient ; le monde autour de lui se reconstitua.

« Ça ne va pas, voulez-vous une aspirine ? lui demanda Marcel.

— Non, ce n’est pas la peine, donnez-moi plutôt un croissant.

— Vous avez de la chance : Germaine, la boulangère d’en face, vient de m’en apporter de tout chauds. »

Mordant dans sa viennoiserie croustillante et dorée d’où s’échappait la saveur inouïe du beurre fraîchement baratté dans une ferme voisine, à la base de la pâte feuilletée, Simon estima qu’il n’en avait jamais mangé d’aussi bonne. À partir de ce constat, il atteignit un état de lucidité perdu. Brusquement libéré de la pression intolérable qu’il subissait depuis son arrivée au Crotoy de 1912, Simon se retrouva tel qu’en lui-même. Fort loin de l’être velléitaire et indécis dont il analysait les errements d’un esprit critique.

S’il s’était déterminé à revenir dans le passé, c’était d’abord pour nourrir son film de prises de vues d’actualité, pour interviewer à nouveau les frères Caudron. Pas pour aider Billy à récupérer son trésor perdu !

« Quel jour sommes-nous aujourd’hui, Marcel, s’il vous plaît ?

— Jeudi onze novembre.

— Drôle de date.

— Pourquoi dites-vous ça ?

— J’espère que vous n’aurez pas à le savoir un jour. Pouvez-vous me dire si l’école de pilotage est ouverte malgré le givre ?

— À cette saison, l’école, non ; mais il y a des ouvriers pour l’entretien des appareils, qui cassent souvent. »

Un quart d’heure plus tard, Simon se dirigea vers la rue La Fontaine pour aborder le quartier de l’Aviation par celui des Crocs-Saint-Pierre où se dressaient quelques rares chalets aux styles fort disparates, construits par des estivants. À leur architecture et aux noms qu’ils portaient, il devait être possible de deviner les traits de caractère et la position sociale de leurs habitants. Simon imagina qui pouvait avoir baptisé cette villa les Tamaris, alors qu’en regardant par-dessus la clôture il n’apercevait qu’un jardinet grand comme une concession de cimetière, sans aucun tamaris ni aucun autre arbre qui puisse les évoquer ; ou cette Bicoke des lapins entourée d’une cour cimentée, sans le moindre terrier où aient pu se réfugier de tels animaux. C’était sans doute des lopins de rêve pour des estivants en mal d’illusion. Plus loin, les Évents, ou Jolie Plage – situées ni l’une ni l’autre au bord de la mer – donnaient à penser que leurs propriétaires se projetaient en imagination devant les flots. À côté, une villa Mon repos suggérait qu’un ancien chef de bureau avait peut-être mangé là sa retraite pour s’y laisser mourir en paix. Que conclure à propos de Mes illusions, de Solitude ? Ces appellations impliquaient-elles le désenchantement ou la neurasthénie de ceux qui les avaient bâties ? À l’inverse, la villa Monte-Cristo, hérissée de clochetons, de lucarnes, de fenêtres à meneaux, flanquée de vérandas, s’ouvrant sur une marquise témoignait de l’enflure de ses occupants.

Au début du XXIe siècle, la plupart de ces noms auraient disparu des frontons au profit de numéros de rue. À cause d’un totalitarisme du nombre et du matricule qui conduirait les propriétaires à débaptiser leurs demeures ? Plutôt d’une pudeur contemporaine à révéler la forte poussée de l’imaginaire qui incite à acheter une résidence secondaire, matérialisant ainsi un désir de possession exclusive, sentiment qui stagne dans l’antichambre de la création.

Soudain, il déboucha devant l’école de pilotage. C’était un alignement de quatre gigantesques bâtiments en planches aux toits en dents de scie, installés sur deux fois deux rangées parallèles à la plage, totalement disproportionnées au regard du site désert, des dunes qui s’échelonnaient ensuite le long du littoral. Simon contourna un biplan fantôme aux ailes couvertes de neige dont l’hélice en bois désignait une entrée près d’une verrière éclairée. D’une simple poussée, la porte s’ouvrit sur une pièce de dimension modeste occupée par une table à dessin vide, une chaise paillée, un personnage assis qui se tenait pensivement le front, le coude posé sur un bureau à cylindre où brûlait une lampe à pétrole ; de sa main droite, il crayonnait des chiffres sur un cahier. Ne l’avait-il pas entendu entrer, était-il trop concentré pour percevoir le bruit de la serrure se refermant, les pas de l’intrus ? Simon se racla la gorge, puis enclencha sa caméra.

L’homme souleva les épaules, se retourna. Pas de doute, d’après les photos qu’il avait vues, teint plus rougeaud que celui de René, cheveux plus noirs, moustaches en croc, légers cernes sous les yeux, l’air plus taciturne, c’était Gaston Caudron.

« Qu’est-ce que vous faites ici ? Par ce temps, vous n’espérez tout de même pas vous payer un baptême de l’air !

— Non, non ! j’ai rencontré un de vos ouvriers, Lœuillette, qui m’a dit que je pourrais vous trouver ici.

— I pale toudi bérlocq, quin i nin sérer ein boulon à-contérfi[14]. Que voulez-vous ? »

Simon cligna de l’œil droit pour démarrer l’enregistrement de la caméra.

« Je suis le journaliste du Daily Telegraph qui a interviewé votre frère il n’y a pas si longtemps.

— En compagnie de Schlossberg et de sa fille, c’est ça ? Avec un cinématographe, si je me souviens bien. Il paraît qu’il fait de belles images et qu’il parle, votre appareil de prise de vues. René en était tout chose. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ?

— J’ai eu des ennuis en laboratoire. Une bonne partie du film est fichue, malheureusement. C’est pourquoi je souhaite réaliser des plans raccords dans vos ateliers. De plus, j’aimerais bien que vous me donniez votre point de vue sur l’aviation, sur vos projets, afin de compléter mon commentaire.

— N’est-ce pas Farman qui vous envoie pour nous espionner ?

— Non ! Je sais que les Anglais veulent le faire passer pour l’un des leurs, mais vous n’ignorez pas qu’il est Français.

— Je dis ça par dépit. Au meeting de Monaco, je ne m’étais classé que cinquième, loin derrière Farman qui a remporté les deux premiers trophées. Ça ne va pas durer, nous venons d’achever la construction d’un appareil amphibie de grande envergure. Grâce à notre nouvel hydroaéroplane, je suis sûr de remporter tous les concours. Même Graham White s’en est entiché. Au point que l’Amirauté britannique vient de nous en commander trois. Un quatrième est destiné au gouvernement chinois. Avec sa voilure de quinze mètres, son moteur Gnome de cent chevaux, il a fière allure. Si vous voulez me suivre, je vais vous le montrer. »

Par les verrières installées dans les créneaux du toit, une lumière d’aquarium inondait le hangar. La caméra compensa instantanément le changement d’exposition. Une quinzaine d’appareils y étaient rangés par séries. Simon reconnut, à son aspect de libellule modern style, un biplan accidenté qui datait certainement des débuts de la firme. Plus loin, sur la gauche, reposaient deux biplaces qui servaient à la formation des pilotes. Ces plus lourds que l’air bâtis de quelques tringles où s’encastrait une caisse à savon entre deux ailes lui parurent d’une immense fragilité. C’était à bord de l’un d’eux qu’il avait survolé la baie en compagnie de René. Quelle insouciance et quelle audace pour s’embarquer sur ces engins ! Pourtant, il se sentait prêt à recommencer. N’était-il pas symbolique que les premiers avions s’inspirent des dessins d’enfant ?

« Venez plus loin. La technique de ces aéroplanes est dépassée. Tout va très vite, en ce moment. À mesure que je construis un modèle, je vois le prochain qui se profile déjà à l’horizon. Car si je traite des questions de moteur, d’équilibre, de poids, de vitesse avec mon cerveau, ce sont plutôt mon corps, mes mains qui déterminent leur forme finale. Tous les pilotes vous le diront, ce n’est qu’en volant sur un nouveau prototype qu’on en saisit tous les défauts. Le plus passionnant dans ce métier, c’est qu’il nous engage sans cesse à nous remettre en question.

— En pensant qu’un jour, vous atteindrez la perfection.

— Pas du tout. Je crains qu’Icare ne soit à jamais le modèle dominant pour l’homme volant. »

Subitement, Gaston Caudron se tut. Il semblait en avoir trop dit. Son visage se ferma, ses lourdes paupières tombèrent, sa lèvre inférieure se plissa d’un rictus amer. Simon devina que c’était le moment d’oser une question qui l’obsédait :

« Avez-vous peur quand vous décollez du sol ?

— Peur, non, au contraire. C’est de la joie, du plaisir que je ressens lorsque je me livre à un essai ou que je tente un record. Aussi parce que je risque l’accident à chaque instant. Cela augmente le prix de ma vie. Tenez, voilà notre Caudron type J. »

Par rapport aux autres avions répartis dans le hangar, ce dernier semblait plus mastoc à cause de sa grosse carlingue et de ses deux flotteurs en catamaran. Simon saisit tout de suite la différence qui existait entre sa conception et celle qui l’avait précédé, dont René lui avait parlé. Il ne ressemblait en rien aux appareils de ligne qui effectuaient des transports de voyageurs au XXIe siècle, mais il les préfigurait. Par association d’idées, il se souvint d’avoir repéré un grand biplan Caudron fabriqué en bois, de 1922, utilisé par la compagnie Franco-Roumaine de navigation et sur le trajet Kayes-Bamako, au Sénégal. Il pouvait emporter six passagers et deux cents kilos de fret, avec quatre heures d’autonomie, en toute sécurité. Ses plans se trouvaient dans son ordinateur “feuille”, dont il avait longuement examiné les ressources avant de s’embarquer pour le passé. Compte tenu des moyens dont les deux frères disposaient aujourd’hui, rien ne les empêchait de le réaliser immédiatement. Ce qui accélérerait leur avance technologique en supprimant d’un coup dix ans d’études. S’il en révélait l’existence à Gaston, celui-ci ne se déciderait-il pas bientôt à produire des chasseurs bombardiers qui seraient utilisés pendant la guerre de 14-18 ? Voire à effacer de l’Histoire cette boucherie. Ce qui annulerait le traité de Versailles, empêcherait la guerre suivante qui allait asphyxier dans l’œuf la construction de l’Europe ! Le pari l’excita.

« Cela vous intéresserait-il de prendre une avance considérable sur vos concurrents ?

— Qu’entendez-vous par là ? »

Simon sortit l’ordinateur de sa poche intérieure, pianota à la surface, fit apparaître une simulation 3D de l’avion de transport.

Le visage de Gaston vira au rouge.

« Je m’en doutais. Vous faites partie de ces envahisseurs qui viennent du futur. Fichez-moi le camp avant que je n’appelle mes gens !

— Mais pourquoi ?

— Parce que nous vivons au rythme de notre temps, que nous en aimons chaque saison. Nous sommes des paysans et nous n’avons pas l’intention de passer de l’hiver à l’été sans connaître le printemps.

— Mais il s’agit d’aéroplanes, pas de moisson. Si votre frère René n’avait pas lu les anticipations de Jules Verne avec son ami Duquesnel, auriez-vous eu l’idée de les construire ?

— C’est de l’inquisition ! D’ailleurs, Jules Verne n’a fait que reproduire des idées qui étaient dans l’air.

— Dans l’air, justement !

— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Aujourd’hui, vous n’êtes même pas né. Ce n’est pas vous qui me donnerez des leçons. Laissez-nous vivre comme nous avons vécu. Dieu le veut. Sortez, je vous en prie ! »

Simon crut voir la trace d’un regret traverser le regard de Gaston Caudron. Mais ce n’était sans doute qu’un effet de son imagination.


14. Bon temps et heureuse fortune.