Mère

Il arrive souvent que celle qui a donné la vie à un enfant, qui l’a nourri et éduqué, ne puisse un jour plus prendre soin d’elle-même, en raison des années qui rongent les muscles et l’esprit. Alors l’enfant devenu adulte a pour devoir de prendre soin de sa mère, comme elle-même l’avait fait pour lui quelques décennies plus tôt. S’il refuse, il est un fils ou une fille indigne.

Notre mer à tous est une vaste étendue d’eau où la vie est née sous forme de bactéries il y a environ 3,8 milliards d’années, avant de se développer réellement au Cambrien, il y a 540 millions d’années. Nos ancêtres les poissons se sont émancipés de leur mer il y a 375 millions d’années en la quittant pour des contrées émergées remplies de promesses. Les forêts se sont mises à pousser il y a 360 millions d’années. Les premiers mammifères sont apparus il y a 225 millions d’années et ils ont commencé à dominer le règne animal il y a 65 millions d’années, après la disparition des dinosaures. Notre mère est devenue la Terre, et celle-ci a porté environ 100 milliards d’enfants humains depuis 50 000 ans. Aujourd’hui, la planète se meurt et nous, ses enfants actuels, sommes responsables de son état. Nous sommes son cancer foudroyant. Enfants doublement indignes, qui ne prenons pas soin de notre mère et qui provoquons son agonie.

Si nous agissons ainsi, c’est que nous ne sommes pas encore devenus adultes. L’espèce humaine est engluée dans son immaturité. Elle n’est toutefois plus au stade de l’enfance car elle est sortie de la peur et de l’innocence lorsqu’elle est parvenue à éclairer la nuit, il y a 500 000 ans au moins. Elle est pour l’instant dans sa phase adolescente, cette période de la vie où l’on découvre ses potentialités et où l’on se construit dans l’opposition à ce qui nous a été jusqu’alors enseigné. Jusqu’à récemment, enfants de la nature, nous suivions ses règles, soumis à sa logique, à ses avertissements et ses punitions. Puis, à partir du XVIIIe siècle, nous avons constaté que nous pouvions la contredire et prendre parfois le pouvoir sur elle. Alors nous avons commencé à considérer que ce qu’elle avait à nous dire n’avait que peu d’intérêt.

Homo sapiens est un adolescent qui agit en parfait égoïste, rebelle à tout ce qui s’oppose à lui, indifférent à l’autorité parentale qui lui commande la modération et la pondération, prêt à tous les conflits pour imposer sa vision. Embué de suffisance, il ne se rend pas compte de son ignorance crasse, ni de son ridicule. Évidemment, comme chez tout adolescent, tout n’est pas mauvais en lui. Il est aussi capable d’empathie, d’humanisme et exprime parfois de saines exigences. Mais tout cela est brouillon et gâché par trop de passions non maîtrisées et par un déficit de sagesse fondatrice.

Homo ethicus est le sapiens entré dans l’âge adulte. Il est l’humain qui a compris qu’il est de son devoir de s’occuper de cette Terre-mère que nous avons malmenée au point de la menacer aujourd’hui, et qu’il nous faut prendre soin de tous ses autres enfants. Tous ? Je comprends votre gêne.

Le vivant est en effet la plus complexe des énigmes. La seule chose dont nous soyons à peu près certains est que la vie est notre bien le plus précieux, à chacun d’entre nous, et que par conséquent elle est le bien le plus précieux de toute entité animée par le même souffle. En revanche personne ne sait précisément comment la vie est apparue et encore moins pourquoi. Même la définition du vivant pose problème, ainsi que la compréhension de ses différentes expressions. Il existe de multiples formes de vivant, extrêmement éloignées les unes des autres et pourtant irrémédiablement liées. Faut-il toutes les protéger de manière identique et comment y parvenir, alors même que les animaux dont nous faisons partie sont obligés de détruire du vivant pour continuer à exister ? Quelles vies pouvons-nous prélever, et pourquoi ? Les végétaux, nous dit désormais la science, manifestent eux aussi des signes d’intelligence et de sensibilité. Cela en fait-il l’équivalent des animaux ? Si c’était le cas, alors les végétariens et végétaliens se fourvoieraient en soutenant qu’il est plus grave de manger de la viande que des fruits, des légumes et des céréales.

Le trouble ne s’arrête pas là. Il se prolonge lorsque l’on s’interroge sur la conscience et sur le rôle que celle-ci joue dans les processus du vivant. La conscience n’a pas été distribuée de manière identique à tous les êtres de cette planète, et il semble qu’elle trouve chez l’humain son expression la plus aboutie en raison de cette création de l’esprit nommée « morale », sur laquelle nous avons fondé notre société. La morale est un organe invisible qui remplit pour notre espèce une fonction vitale au même titre que le cœur, l’estomac ou les poumons. L’un nettoie notre sang et l’envoie alimenter nos muscles, l’autre traite notre carburant alimentaire, les derniers permettent l’échange de gaz carbonique et d’oxygène. Ce ne sont là que des actions mécaniques dont on retrouve les déclinaisons chez toutes les espèces vivantes. La morale, quant à elle, est un organe particulièrement humain qui guide nos réponses à des stimuli sociaux. Elle implique que nous devons à notre statut d’espèce intelligente dominante autre chose que de l’activité intestinale, de la gesticulation sociale et du cynisme. Respirer, se déplacer, faire du bruit, consommer, salir : ces actions suffisent-elles pour faire de nous des vivants ? Non. Il nous faut également la dignité. Et celle-ci implique l’éthique. Du philosophe de l’impératif catégorique, Emmanuel Kant1, on peut critiquer la radicalité, mais son ambition générale, ainsi résumée, est juste : « La moralité est la condition qui seule peut faire qu’un être raisonnable est une fin en soi ; car il n’est possible que par elle d’être un membre législateur dans le règne des fins. La moralité, ainsi que l’humanité, en tant qu’elle est capable de moralité, c’est donc là ce qui seul a de la dignité2. » Vous l’avez compris, on ne peut parler du vivant sans évoquer à la fois la biologie et la philosophie.