Douleur
La douleur est un privilège du vivant, mais toutes les formes de vivant ne l’expérimentent pas, à en croire du moins l’état actuel de nos connaissances. La douleur est une sensation désagréable, pénible, dont l’intensité est extrêmement variable puisqu’elle s’étend du supportable à l’insupportable, qui peut faire perdre connaissance. L’Association internationale d’étude de la douleur la définit comme « une expérience sensorielle et émotionnelle déplaisante associée à un dommage réel ou potentiel des tissus, ou s’apparentant à ces mêmes dommages ». Il existe deux types de douleurs : la douleur aiguë, qui agit comme un signal nous avertissant que notre organisme est agressé et qui nous aide à nous protéger en nous obligeant à réagir, et la douleur chronique, qui dure au moins plusieurs mois, qui nous handicape lourdement, qui ne nous aide en rien. On ne comprend pas non plus l’utilité de la douleur qu’éprouve un bébé lors d’un épisode de coliques ou lorsque ses dents poussent. Il suffit de regarder l’enfant dans de tels moments pour comprendre que sa souffrance peut être terrible. Pourquoi lui infliger une telle épreuve lors de la maturation du corps ? Cela n’a aucun sens.
À l’origine du signal douloureux, il y a des récepteurs appelés « nocicepteurs », situés dans les tissus cutanés ou dans les muscles, les articulations et les viscères1. Ce sont des sensoriels spécialisés qui réagissent à ce qui nous est nocif (d’où le nom de nocicepteurs, du latin nocere – nuire). Ils se divisent en plusieurs catégories : les récepteurs thermiques qui réagissent à une température excessive, les récepteurs qui répondent aux déformations mécaniques ou aux ruptures comme les coupures, et les récepteurs qui réagissent à un produit chimique telle une piqûre de moustique.
La nociception en tant que telle n’engendre pas la douleur. Elle provoque une réponse de l’arc réflexe produite par la moelle épinière qui entraîne un retrait ou un mouvement d’évitement, soit du corps tout entier, soit de la partie directement concernée. Pour autant ce phénomène ne crée pas en soi de sentiment désagréable. En revanche, lorsque l’on reçoit un coup sur la tête ou que l’on se brûle, les nocicepteurs envoient également un message électrique à notre cerveau. Ce message venu de la périphérie du corps est transmis par des nerfs (on parle de « système nerveux périphérique ») et passe par la moelle épinière (ou moelle spinale, contenue dans la colonne vertébrale) jusqu’à l’encéphale (cerveau, cervelet et tronc cérébral). On parle de « système nerveux central » pour désigner le système formé par la moelle spinale et l’encéphale. Avant d’être arrivé jusqu’au cerveau, le message n’est pas encore douleur mais simple information. Une fois que le message est parvenu au cerveau, il y est traité en fonction de différents critères, notamment l’intensité ou l’expérience personnelle.
La douleur mêle objectivité et subjectivité : on sait que se faire enfoncer un clou dans le bras fait mal à tout être humain, puisque tous les êtres humains disposent du même système nerveux. Certaines personnes sont toutefois atteintes du syndrome d’insensibilité à la douleur (ICD), une particularité génétique qui les rend insensibles à la douleur, mais ce sont de très rares exceptions. En dehors de ces cas très particuliers, nous avons tous mal pour les mêmes raisons : un coup de poing dans la tronche, une jambe cassée, une main brûlée, etc. En revanche, l’intensité de la douleur et la manière de la percevoir varieront d’un individu à l’autre, car la douleur est un ressenti personnel qui dépend en partie de la physiologie et de la psychologie du sujet.
Exemple : deux hommes de trente-cinq ans courent un marathon. Au vingtième kilomètre, souffrent-ils de manière identique ? Pas forcément. Si l’un des deux est svelte et entraîné, il ressentira une douleur modérée et gérable. Si le second est gros et ne court jamais, il aura la sensation que sa dernière heure est venue. Pour les humains, il est possible de se faire une idée assez précise de la douleur ressentie par un congénère : il suffit de l’interroger ou d’être attentif à ses réactions. En revanche, pour les animaux non humains et a fortiori pour les végétaux, il peut être difficile de savoir s’ils souffrent, et de quelle manière, puisque nous ne comprenons pas ce qu’ils disent, si toutefois ils disent quelque chose. Néanmoins, dans de nombreux cas, l’observation suffit : lorsque l’on torture un chien, un chat, un cochon, une vache ou un lapin, ils émettent des cris et se débattent de telle sorte qu’aucun esprit honnête ne peut nier qu’ils ont mal. Cela est moins évident pour d’autres animaux, comme les poissons ou les insectes, et bien entendu pour les plantes. Que sait-on exactement aujourd’hui de la douleur dans le monde vivant ? Qui est concerné ?
Pour ressentir la souffrance, il faut bénéficier d’une forme de conscience. Le rocher, par exemple, ne souffre pas. Or nous avons vu que quasiment tous les animaux sont doués de conscience. Mais avoir une conscience suffit-il pour souffrir ? Le cas des insectes interroge, car leur cerveau est évidemment rudimentaire. Mais lorsque l’insecte est jugé « intelligent » et capable de langage et de liens sociaux, comme les abeilles, pourquoi ne souffrirait-il pas ? Existe-t-il a contrario des insectes si primitifs qu’ils sont totalement insensibles à la douleur ? Personne ne peut rien affirmer avec certitude pour l’instant. En revanche nous n’avons aujourd’hui plus aucun doute en ce qui concerne une très grande partie du règne animal.
Les humains peuvent souffrir, physiquement ou psychologiquement, personne n’osera soutenir le contraire. Il existe désormais un consensus scientifique pour admettre qu’il en est de même pour tous les grands singes, les singes moins grands, les éléphants, les tigres, les lions, les gazelles, les zèbres, les hippopotames, les chiens, les chats, les lapins, les cochons, les poules, les vaches, les chèvres, les souris, les hérissons, les loups, les renards, et tout un tas d’autres animaux que l’on maltraite et extermine sans fin. On admet que tous les mammifères (des animaux qui allaitent leurs petits, soit 5 000 espèces environ) peuvent éprouver douleur et souffrance2. On étend l’analyse à tous les vertébrés. Les vertébrés, qui comptent 40 000 espèces vivantes, se caractérisent par un squelette interne (cartilagineux ou osseux) organisé autour d’une colonne vertébrale. Ils comprennent les mammifères, les reptiles, les batraciens, les oiseaux et les poissons. Les poissons ! Ces grands oubliés de la cause animale. Je souhaiterais m’arrêter sur leur cas un instant, afin de clarifier quelques incompréhensions.