Poissons
On estime qu’entre 1 000 et 3 000 milliards de poissons sont pêchés chaque année dans le monde1. Il existe de multiples outils pour capturer les poissons, tous plus cruels les uns que les autres, parmi lesquels les chaluts (de gigantesques filets en forme de cornet de glace pouvant ramasser 60 tonnes de poisson en vingt minutes), les palangres (des milliers d’hameçons fixés à une ligne maîtresse), les casiers (des pièges posés sur fond), les dragues (des paniers qui raclent le fond), les sennes (filets enveloppants) ou bien sûr les lignes. Ces différents dispositifs provoquent la mort de quantité de tortues, de cétacés ou de poissons qui n’intéressent pas les pêcheurs mais qui sont pris au piège dans ces filets non sélectifs et dont les cadavres sont rejetés à la mer (un quart des prises). Notons encore qu’un tiers de ce qui est pêché sert à faire de la nourriture pour les élevages de poissons2.
Ces méthodes de pêche intensive ont des conséquences sur chaque poisson qui dépassent la simple question de son droit à vivre : l’épuisement lorsqu’ils essayent de fuir, la blessure de l’hameçon qu’ils avalent, la compression et l’écrasement contre les autres poissons dans le fond des chaluts, les flancs à vif en raison des frottements avec les cailloux ou les autres débris pris dans le filet ou encore la décompression liée à une remontée trop rapide à la surface. Cette décompression peut provoquer une explosion de la vessie natatoire (une poche remplie de gaz qui aide le poisson à contrôler la profondeur de sa flottabilité), tandis que l’estomac et l’œsophage peuvent ressortir par la bouche et les yeux être expulsés de leurs orbites.
Dans les élevages, le sort des poissons n’est guère plus enviable. Ces animaux, habitués pour certains à nager de longues distances (le saumon, par exemple), sont condamnés à tourner en rond dans des bassins, des cages ou des citernes, sans aucun espace pour se mouvoir (il s’agit d’élevages intensifs). Ils y développent du stress et des maladies qui touchent les écailles, les nageoires ou les yeux. Ils sont victimes de parasites et notamment des poux de mer, de petits crustacés qui leur dévorent la chair. Ils peuvent même déprimer et cesser de se nourrir. Le taux de mortalité dans ces élevages est très élevé (un taux de 25 % étant considéré comme acceptable). Il va sans dire que pour limiter les dégâts, les poissons sont traités aux antibiotiques et aux pesticides, qui se retrouvent ensuite dans l’assiette du consommateur. Les méthodes d’abattage sont aussi sujettes à caution : les moins cruelles semblent être l’électrocution ou le coup sur la tête, s’il est « réussi ». Mais l’asphyxie à l’air ou sur la glace (qui peut durer quinze minutes), le gazage au dioxyde carbone ou la coupe à vif des branchies sont encore des pratiques courantes.
Les poissons n’ont ni bras ni jambes (les nageoires sont les ancêtres de ces membres), vivent dans l’eau, nous semblent muets et inexpressifs. Résultat : ils sont considérés comme des sous-animaux. La preuve : lorsqu’un végétarien explique qu’il ne mange pas de viande, il n’est pas rare qu’on lui réponde : « Mais vous mangez du poisson quand même, j’imagine ? » Pourtant, contrairement aux croyances encore en cours, les poissons (dont nous descendons) sont des êtres intelligents et sensibles, comme bon nombre d’animaux terrestres.
Quelque temps après leur naissance, les saumons quittent leur rivière pour rejoindre la mer, y engraisser pendant une ou plusieurs années, avant de faire le chemin inverse et retourner se reproduire dans leur rivière d’origine. On appelle ce rituel le « homing ». Les saumons parcourent ainsi des centaines ou des milliers de kilomètres sans se perdre, se guidant grâce aux odeurs des lieux qu’ils ont mémorisées – ce dont nous, humains, serions bien incapables. Même si tous ne sont pas aussi performants que les saumons, les poissons, contrairement à la légende populaire, ont donc de la mémoire. Le poisson archer, un poisson tropical, a prouvé lors d’une étude qu’il différencie et reconnaît les visages humains. Les anguilles américaines sont quant à elles capables d’identifier l’odeur d’une goutte d’alcool dans un volume d’eau équivalent à une grande piscine3. Les poissons sont par ailleurs des animaux sociaux qui vivent au sein de communautés, qui peuvent reconnaître des congénères avec lesquels ils communiquent, et qui créent des liens d’affinité avec certains individus. Cela implique qu’un poisson laissé seul dans un bocal, sans liberté de mouvement, est en souffrance et vit généralement peu longtemps. Les poissons sont, en outre, capables d’apprendre, peuvent parfois utiliser des outils (un caillou pour ouvrir un coquillage), et dans certaines circonstances peuvent apprécier frottements et caresses. Reste la question principale : sont-ils capables d’éprouver stress et douleur ? La réponse est oui, comme le rappelait en 2017 une tribune publiée dans le journal Libération rédigée par un collectif international de chercheurs et d’universitaires, parmi lesquels des spécialistes de la vie marine et de l’éthologie4. En 2014, en Suisse, la Commission fédérale d’éthique pour la biotechnologie dans le domaine non humain (CENH), s’appuyant sur les plus récents travaux scientifiques, a affirmé qu’il n’existe « aucune bonne raison de conclure que les poissons seraient insensibles à la douleur ». En 2003, une expérience a fait date : des scientifiques d’Édimbourg ont injecté dans les lèvres de truites un produit urticant et ils ont constaté que les poissons allaient se frotter les lèvres sur la paroi ou sur le gravier de l’aquarium, preuve de la douleur ressentie. Lorsqu’ils sont poursuivis ou menacés, les poissons montrent des signes de stress semblables à ceux identifiés chez les humains : leur rythme cardiaque augmente et ils dégagent de l’adrénaline. Blessés, ils manifestent physiquement leur inconfort en se tordant ou en haletant. L’un des meilleurs spécialistes de la question est la chercheuse britannique Lynne Sneddon, de l’université de Liverpool. Elle explique que les poissons disposent de la même structure neurologique que les mammifères et les humains pour expérimenter la douleur, qu’ils changent de comportement lorsque leur intégrité physique est attaquée et que ces signes s’effacent après administration d’un analgésique.
Malgré toutes ces preuves, il existe encore des gens qui prétendent que les poissons ne peuvent éprouver la douleur, au prétexte que leur cerveau n’est pas identique au cerveau humain : ils ne possèdent pas de néocortex. Argument qui ne tient pas car, malgré les incertitudes qui entourent encore la question, nous avons vu il y a quelques pages que la douleur n’est pas produite par une seule partie du cerveau. Il n’existe pas un centre unique de la douleur clairement identifié, qui serait propre aux humains et à quelques animaux particulièrement évolués. Comme expliqué précédemment, les différentes régions du cerveau collaborent pour recevoir les informations de la moelle épinière, et notamment, les régions les plus basses, donc celles qui témoignent de notre lointain passé et qui renvoient aux phases les moins évoluées de notre histoire.