Plantes
Ah, le cri de la carotte ! La première fois que j’ai entendu cet « argument » censé démontrer la férocité des régimes alimentaires végétaux, j’ai cru à une plaisanterie. Ce n’en était pas tout à fait une. « La carotte aussi, elle souffre ! » me sert-on régulièrement en dessert d’un débat sur la condition animale, au moment où les défenseurs de l’élevage et de l’abattage des animaux sont sommés de s’expliquer sur l’insoluble cruauté de ces pratiques. Cette réflexion ou ses nombreuses variantes, auxquelles ne croient même pas ceux qui les avancent, ne sont plus assénées comme autrefois avec le cynisme désespéré du bretteur acculé tentant une dernière botte improbable. Ceux qui les propagent découvrent avec bonheur que la science leur apporte désormais un soutien inespéré. Les phytobiologistes, botanistes, et autres dendrologues, bref les spécialistes des arbres et des plantes, révèlent peu à peu que les végétaux font preuve eux aussi de sensibilité, voire d’intelligence. Ce constat amène les défenseurs des boucheries à affirmer qu’il est aussi dommageable pour un épi de blé d’être cueilli que pour un cochon d’être égorgé. On comprend aisément où ils veulent en venir : le végétarien/lien se fourvoierait en se nourrissant uniquement de végétaux pour éviter d’engendrer de la souffrance, puisque manger une carotte serait en réalité aussi violent que manger un morceau de bœuf.
Un phénomène de librairie récent, La Vie secrète des arbres1, écrit par un forestier allemand, Peter Wohlleben, soutient une thèse toute proche. Pour lui les arbres ont un « comportement social », font preuve d’« amitié », d’« entraide », d’« empathie » et d’« altruisme » les uns envers les autres. Et sur la question de la souffrance, il affirme l’équivalence entre le végétal et l’animal : « Précisons tout de même qu’être broutés par des vaches ou des chevreuils ne plaît ni à l’herbe ni aux jeunes arbustes. La plantule de chêne engloutie par un cerf souffre et meurt, comme souffre et meurt le sanglier égorgé par un loup2. » Cette phrase, glissée discrètement au milieu d’un livre par ailleurs passionnant sur les mécanismes biologiques des forêts, jette soudain un léger doute sur le sérieux de l’auteur. Ce qu’il avance est loin d’être anodin : une jeune pousse « souffrirait » quand elle est mangée, autant qu’un sanglier tué par un loup, et donc autant qu’un cochon tué à l’abattoir. Hélas Wohlleben ne démontre pas, ne s’appuie sur aucune étude ou expérience. Il affirme, et nous devons le croire sur parole. Rebelote un peu plus loin : « Les tiges [de lierre], qui enserrent le tronc et peuvent elles-mêmes devenir grosses comme des arbres, infligent aux pins et aux chênes les mêmes souffrances qu’un serpent constricteur à la proie qu’il étouffe3. » Là encore, décréter qu’un arbre entouré d’un lierre peut souffrir comme souffrirait un humain étranglé par un boa n’est pas intellectuellement rigoureux, puisque rien de tel n’a jamais été observé ni encore moins prouvé. Puis, lorsque Wohlleben évoque des vibrations émises par les arbres qui manquent d’eau, il explique que les scientifiques n’y voient qu’un phénomène mécanique dû à l’interruption du flux d’eau qui circule entre les racines et les feuilles. Mais le forestier ajoute aussitôt qu’il est fort probable que ces experts se trompent. Selon lui, ces vibrations seraient en réalité « des cris de soif. Ou bien des cris destinés à alerter le voisinage de l’imminence d’une pénurie d’eau4 ». Une fois de plus, en laissant entendre que les arbres se plaignent, l’auteur extrapole sur leur souffrance réelle sans apporter d’élément qui crédibilise son intuition. Je regrette de devoir utiliser à son encontre un reproche souvent fait à tort aux antispécistes et autres défenseurs des droits des animaux : l’anthropomorphisme. En l’occurrence, il s’agit de zoomorphisme puisque les caractéristiques que Peter Wohlleben prête aux végétaux sont celles qui sont aujourd’hui reconnues à tous les animaux sentients5, à commencer par la capacité à éprouver des sentiments. Oui mais, objecterez-vous peut-être, si ces qualités sont reconnues aujourd’hui chez nombre d’animaux non humains alors qu’elles leur ont été longtemps déniées, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les arbres, les plantes et les champignons ?
Cette hypothèse mérite notre considération. Les végétaux ressentent peut-être vraiment la douleur que ressentent un humain, un chien et un poulet lorsqu’on porte atteinte à leur intégrité physique. Une fleur a peut-être mal lorsqu’on la sépare de sa tige, et un arbre a peut-être mal lorsqu’on lui donne des coups de hache. Peut-être. Les végétaux éprouvent peut-être également la souffrance psychologique de la même manière que l’éprouvent un humain, un chien et un poulet lorsqu’ils sont, par exemple, privés de liberté de mouvement ou condamnés à la solitude. Peut-être. Il n’y a en tout cas aucune raison d’exclure ces hypothèses. Mais il faut aussi reconnaître et garder à l’esprit qu’il ne s’agit que de « peut-être », c’est-à-dire des possibilités parmi d’autres qui nécessitent, pour être validées, de découvrir un système nerveux particulier, déconnecté de nos connaissances actuelles. En effet, les végétaux se distinguent des animaux sentients que nous sommes par l’absence des dispositifs biologiques qui nous permettent d’éprouver douleur et souffrance.
Les plantes, et donc les arbres qui en font partie, ne possèdent ni cerveau, ni neurones, ni synapses, ni système nerveux central. Pourtant, c’est vrai, les plantes ressentent. Chacun connaît désormais le cas mille fois cité de ces acacias d’Afrique qui sécrètent une substance toxique lorsque leurs feuilles commencent à être dévorées par des antilopes et qui « préviennent » aussi leurs voisins acacias en émettant un gaz, de l’éthylène, lequel déclenche chez les autres arbres la même production de toxine. Peter Wohlleben explique dans son livre que les hêtres, les chênes et les sapins réagissent aussi en cas d’agression. Si une chenille s’attaque à une feuille, « le tissu végétal se modifie aussitôt autour de la morsure ». Si les racines de l’arbre sont attaquées, les feuilles émettent des substances odorantes. Ces substances peuvent servir à attirer des insectes prédateurs des agresseurs. Et Wohlleben de citer l’exemple des ormes et des pins qui sollicitent l’aide de petites guêpes qui vont pondre des œufs dans le corps des chenilles parasites, et de ces œufs vont éclore des larves qui vont manger la chenille de l’intérieur.
Le monde végétal est encore extrêmement mystérieux et nous commençons à peine à en comprendre la complexité. Depuis peu, nous découvrons chez les plantes des facultés et des comportements insoupçonnés jusqu’alors. Mais ne nous trompons pas de mots. « Intelligence » ? « Souffrance » ? « Individus » ?
Résumons ce dont nous sommes certains à ce jour.
Loin d’être des objets inertes et inactifs, les plantes réagissent aux événements alentour en adoptant des comportements adaptés, qu’il s’agisse d’un coup de vent, d’une sécheresse, de l’agression d’un insecte ou de l’arrivée du soleil. Les plantes sont sensibles aux couleurs rouge et bleu et disposent de récepteurs visuels sur l’ensemble de leur structure. Elles captent des ondes lumineuses que les humains ne captent pas et sont sensibles aux rayonnements électromagnétiques.
Les plantes sont également sensibles au toucher. Une expérience a montré qu’une jeune plante touchée plusieurs minutes par jour par une main humaine connaît des problèmes de croissance. Par ailleurs, le Mimosa pudica contracte ses feuilles si vous l’effleurez. Certaines plantes captent les odeurs : la cuscute est une plante parasite qui choisit ses victimes en détectant des composants chimiques volatiles, et la communication olfactive existe chez l’aulne, l’orge ou l’armoise6. Les plantes dorment, à l’image de ces tulipes qui se referment la nuit. Elles sont sensibles aux vibrations, et donc aux bruits – Desmodium gyrans bouge même ses feuilles lorsqu’elle entend de la musique. Elles émettent des sons : les pins et les chênes produisent des ultrasons lorsqu’il fait très sec et qu’ils manquent d’eau. Comment tout cela est-il possible ?
Les plantes ne possèdent pas de neurones, mais disposent à la place de 700 sortes de capteurs sensoriels différents. En cas d’agression ou de blessure, elles émettent des signaux électriques qui se déplacent d’une cellule à une autre et déclenchent des mécanismes chimiques de défense. En 2015, Antoine Larrieu, chercheur au laboratoire de reproduction et développement des plantes à l’École normale supérieure de Lyon, venait de publier une étude sur la réponse des plantes aux agressions. Il expliquait alors : « Nos observations ont montré que la plante réagit en deux temps après qu’une feuille a été blessée : une première réponse rapide informe la plante entière de la blessure et une seconde, plus lente, lui permet d’y répondre, notamment en ralentissant la croissance et en produisant des molécules de défense. […] La perception d’une blessure chez les plantes se rapproche des mécanismes en place chez l’homme. Des cellules intactes sont capables de déclencher une réponse si elles reconnaissent des signaux associés à une blessure. Ces signaux incluent différents composés normalement présents dans la cellule mais qui se retrouvent à l’extérieur suite à sa destruction. Il a ainsi été observé qu’il suffisait de déposer un broyat de plante sur une feuille pour déclencher une réponse à la blessure. La transmission du signal à d’autres parties de la plante implique notamment des gènes similaires à ceux associés aux activités synaptiques chez les animaux. Leur activation entraîne la propagation du signal depuis la zone blessée jusqu’à des parties distantes de plusieurs dizaines de centimètres. Cela permet notamment à la plante de se préparer à d’éventuels dommages supplémentaires en ralentissant sa croissance, pour attendre des conditions propices à son développement7. » Au département de biologie moléculaire de la plante à l’université de Lausanne, l’équipe d’Edward Farmer a identifié trois gènes GLR (Glutamate Receptor-Like) impliqués dans ce processus qui sont semblables à ceux des animaux. Commentaire du professeur Farmer : « Ce qui est surprenant, c’est que ces gènes sont très similaires aux gènes dans les synapses rapides du cerveau humain, alors qu’une plante n’a aucun neurone8. »
Le professeur Farmer s’interroge, mais se garde bien de toute conclusion hâtive ou de toute extrapolation non argumentée. Peter Wohlleben ne prend pas ces précautions. Il évoque des signaux électriques transmis « par l’intermédiaire de sortes de cellules nerveuses situées aux extrémités des racines9 » (sic). En parlant de « cellules nerveuses », donc de neurones, Wohlleben suggère une symétrie parfaite entre l’animal et le végétal dans leur capacité à éprouver le monde, et donc à souffrir. Il exprime cette symétrie sans détour lorsqu’il cite le cas de la chenille qui mange une feuille d’arbre et qu’il écrit : « Le tissu végétal […] envoie des signaux électriques, exactement comme cela se produit dans le corps humain en cas de blessure10. » Non, justement, rien ne prouve aujourd’hui que le circuit des signaux électriques chez les plantes soit similaire à celui des animaux. Tout semble même nous indiquer le contraire, dans la mesure où, chez les plantes, ces signaux ne sont pas relayés par une moelle épinière et un cerveau qui traite ensuite l’information.
Les plantes n’ont pas de cerveau, mais les chercheurs sont troublés par un phénomène. Ils ont remarqué qu’une plante soumise à un stimulus agressif qui génère un mécanisme de défense enclenchera ce mécanisme plus rapidement lorsqu’elle sera soumise à ce stimulus une seconde fois. A contrario, une plante peut aussi réagir avec moins d’intensité, ou ne plus réagir du tout, si elle est soumise à plusieurs reprises à un stimulus dont elle comprend progressivement qu’il n’est pas dangereux. Il semblerait également qu’une plante ayant subi un traumatisme transmette la mémoire de celui-ci à sa descendance et lui permette de mieux réagir à une agression similaire. On peut donc dans ce cas parler chez la plante de transmission de caractère acquis. Pour ces raisons, on peut considérer que les plantes ont de la mémoire et qu’elles apprennent, comme les animaux. Mais puisque les plantes n’ont pas de cerveau, où stockent-elles les informations ? Peut-être dans les racines.
Celles-ci occupent évidemment une fonction nutritive, puisqu’elles puisent l’eau et les sels minéraux. Elles transmettent également des messages chimiques aux autres arbres. Cette communication racinaire s’effectue « soit de façon diffuse par le réseau de champignons qui enveloppe les points des racines […], soit par un lien racinaire direct11 », explique Wohlleben. Le forestier cite le cas de souches d’arbres qui continuent à vivre alors qu’elles ne peuvent pas se nourrir puisque dépourvues de feuilles : leurs nutriments leur sont en fait fournis par les arbres environnants, via les racines. C’est de cet exemple qu’il tire l’idée de la « solidarité » qui unit les arbres. Selon lui, un végétal fait la différence entre ses racines et celles d’autres végétaux de la même espèce ou d’espèce différente. Les champignons jouent un rôle extrêmement important dans la communication qu’entretiennent les arbres, puisqu’ils jouent le rôle de transmetteurs : leurs filaments relient les racines des uns et des autres, à la manière d’un réseau de fibre optique. « Au fil des siècles, explique Wohlleben, un unique champignon peut ainsi s’étendre sur plusieurs kilomètres carrés et mettre en réseau des forêts entières12. » D’après l’auteur allemand, les arbres ne sont pas les seuls représentants du monde végétal à communiquer entre eux. C’est le cas sans doute de toutes les espèces présentes dans une forêt. En revanche, selon lui, cette aptitude est absente chez les végétaux cultivés dans les champs car « dès que l’on pénètre dans une zone agricole, la végétation devient très silencieuse. La main de l’homme a fait perdre aux plantes cultivées beaucoup de leur aptitude à communiquer par voie souterraine ou aérienne. Quasi muettes et sourdes, elles sont une proie facile pour les insectes ». On aimerait en savoir plus sur cette assertion, potentiellement exacte, mais assez floue.
Toujours est-il que les racines, en plus de permettre l’alimentation et la communication de la plante, remplissent peut-être également le rôle de cerveau en assurant des fonctions que l’on peut assimiler à de l’intelligence. Telle est l’hypothèse soutenue par les professeurs Frantisek Baluska, de l’université de Bonn, et Stefano Mancuso, de l’université de Florence – ce dernier a inventé l’expression « neurobiologie végétale » pour qualifier le domaine qui étudie la sensibilité des plantes. Les deux hommes ont fondé le Laboratoire international de neurologie des plantes. Baluska explique que « les pointes des racines sont équipées de dispositifs similaires à un cerveau. Elles présentent, outre un système de transmission des signaux, des structures et des molécules que l’on observe également chez les animaux13 ». Cette idée prolonge une intuition de Charles Darwin. Dans The Power of Movement in Plants, « Le Pouvoir du mouvement chez les plantes », publié en 1880, le naturaliste avait écrit : « Il n’est guère exagéré de dire que l’extrémité de la radicule ainsi dotée, et ayant le pouvoir de diriger les mouvements des parties contiguës, agit comme le cerveau des animaux inférieurs. » Stefano Mancuso se montre moins catégorique que son collègue Baluska et évoque un « cerveau diffus » lié au fait que les plantes émettent des signaux électriques sur toutes les cellules de leur corps14.
Il est certain que les pointes des racines sont extrêmement sensibles à leur environnement, et cela fait dire au naturaliste Marc Giraud qu’« en vue accélérée, une radicelle qui cherche son chemin ressemble énormément à un ver, capable d’évaluer son environnement et de prendre des décisions, telles que ralentir, accélérer ou changer de direction, notamment face à une rivale15 ». Marc Giraud parle alors pour l’ensemble racinaire d’une « intelligence collective comparable à celle d’une colonie de fourmis16 ». Peut-on pour autant comparer les racines à un cerveau animal ? En l’état actuel de nos connaissances, l’entreprise est pour le moins osée. Les deux systèmes, auxquels on peut évidemment trouver des points communs, n’ont biologiquement pas grand-chose à voir. Le botaniste français Francis Hallé confirme d’ailleurs que les plantes ne sont pas pourvues « d’une mémoire ou d’un apprentissage comparables aux nôtres17 ». Sans cerveau, sans système nerveux central, sans neurones, les végétaux peuvent-ils néanmoins être conscients, suffisamment en tout cas pour souffrir ? Le scientifique Derek Denton ne semble pas y croire : « Adopter un point de vue évolutionniste me semble impliquer de manière irréfutable que la conscience est, de manière indivisible, une fonction du cerveau. S’agissant du prétendu problème corps-esprit : sans fonctionnement cérébral, il n’y a ni esprit, ni conscience, ni d’ailleurs d’âme, si l’on souhaite appeler ainsi la domination du sentiment du soi18. » Dans son ouvrage Fleurs et arbres en bord de chemin, Marc Giraud abonde dans ce sens : « Selon les connaissances actuelles, les plantes, n’ayant certainement pas d’image mentale de leur environnement, ne vivent pas de conséquences émotionnelles ou psychologiques, pas d’état d’âme, pas de regrets, pas d’angoisse d’avenir non plus. Elles perçoivent les agressions mais vraisemblablement pas de la même manière que nous. Le fait qu’elles possèdent des récepteurs de la douleur est discuté, mais elles ne sentent pas de souffrance et d’émotions complexes comme les humains. Même si les informations sensitives qu’elles reçoivent sont connectées les unes aux autres, elles ne possèdent pas d’organe qui les centraliserait : c’est plutôt rassurant pour elles, pour nous qui les exploitons, et pour tous les végétariens19. »
Existe-t-il chez les végétaux un cerveau alternatif non identifié qui leur procurerait des sensations identiques aux nôtres ? Ce n’est théoriquement pas impossible. Comme il n’est pas impossible que la réincarnation ou les fantômes existent. On peut émettre toutes sortes d’hypothèses dont il est impossible de prouver qu’elles sont nécessairement fausses. Ce n’est pas ce qui les rend vraies pour autant. Cela nous renvoie à la fameuse théière de Russel. Le philosophe et mathématicien gallois Bertrand Russel, qui fait de la logique le ciment de sa pensée, avait dénoncé l’irrationalité des religions en imaginant un culte reposant sur la conviction qu’une théière en porcelaine tourne en orbite autour du Soleil, entre la Terre et Mars ; une théière si petite qu’aucun télescope ne pourrait la détecter. Alors, demandait Russel, sous prétexte que certains croient en cette théière, évoquée par ailleurs dans un vieux livre, et qu’il est impossible de démontrer que celle-ci n’existe pas, il faudrait leur donner raison et accepter l’idée qu’un petit pot en porcelaine se promène réellement dans l’espace ? Cela n’aurait absolument aucun sens. Un autre mathématicien, Euclide, avait résumé la réaction légitime à ce genre d’assertion sans fondement : « Quod gratis asseritur gratis negatur » (« Ce qui est affirmé sans preuve peut être nié sans preuve »). La charge de la preuve doit reposer sur celui qui soutient une théorie, et non sur ceux qui ne sont pas convaincus. D’un point de vue scientifique, et donc raisonnable, on ne peut tenir pour vraie une proposition sur le simple fait qu’il est impossible de démontrer qu’elle est fausse. Dans l’état actuel de nos connaissances, il est donc aujourd’hui impossible d’affirmer que les végétaux « souffrent » comme souffrent des animaux sensibles. Évidemment, les nuances du verbe « souffrir » dans la langue française autorisent à appliquer ce mot aux plantes en certaines circonstances. On peut tout à fait dire, par exemple : « Mes salades ont souffert de la chaleur. » Cela ne signifie pas pour autant que les salades ont ressenti ce que vous et moi ressentons quand nous avons soif.
Enfin, un élément de bon sens tend à nous laisser penser que les végétaux sont dénués de mécanismes cachés de nous leur permettant d’éprouver la douleur que ressentent les animaux. En effet, le système nerveux est un dispositif qui est apparu progressivement et qui a amplement évolué tout au long de l’histoire du vivant, comme un élément favorisant la défense face aux agressions et le développement de l’espèce. On comprend aujourd’hui que ce système nerveux est généralement plus développé chez les vertébrés que chez les invertébrés et, parmi les vertébrés, plus développé sans doute parmi les mammifères. La logique voudrait donc que les végétaux, qui sont les formes antérieures et primitives de la vie, n’aient pas été dotés en la matière des outils complexes que le temps a pris la peine d’élaborer, pas plus qu’ils n’ont été dotés de jambes pour se déplacer ou de bras pour saisir des objets – je concède toutefois qu’il ne s’agit que d’une hypothèse.
À ce jour, rien ne permet en tout cas de soutenir sérieusement qu’un arbre ou un épi de blé expérimentent la douleur quand on les coupe, pas plus qu’une pomme quand on la mange. Nos connaissances indiquent même exactement le contraire. Cela devrait donc rassurer tous les adeptes d’une philosophie de respect du vivant qui, comme moi, ont à cœur de générer le moins de souffrance possible dans leur existence, notamment en supprimant la viande et les produits animaux de leur alimentation.
Il n’est toutefois pas inutile de continuer à s’interroger sur l’efficacité éthique du régime végétalien. Je note alors que les fruits que nous mangeons sont tirés d’un arbre qui, lui, continue à se porter parfaitement bien une fois que ses fruits sont tombés ou ont été récoltés. Je note encore qu’aucun capteur sensible n’a été identifié dans ces fruits. Je relève aussi que si l’on ne cueille pas une salade dès qu’elle est mature, celle-ci finit rapidement par monter puis pourrir, comme tous les légumes. Lorsque l’on mange un végétal, on se contente donc souvent de profiter de sa vitalité juste avant qu’il ne « meure ». La salade prélevée de la terre a vécu la plus grande partie de son « existence », ce qui n’est pas le cas des animaux de consommation généralement tués quelques mois après leur naissance, à l’orée d’une vie qui aurait dû durer dix ans ou plus.
Enfin, imaginons que les végétaux souffrent. Alors, afin de minimiser la quantité de souffrance inévitablement liée à notre alimentation, nous sommes d’autant plus tenus de nous limiter à une alimentation végétale. Ce n’est que pure logique. En effet, la viande est tirée d’un animal qu’il a bien fallu nourrir avant de le tuer. Et il a été nourri, précisément, avec des végétaux qui auront donc souffert. Or il faut plusieurs calories végétales pour produire une seule calorie animale (plus de dix calories végétales pour une calorie de bœuf). Pour un apport énergétique équivalent, les animaux que nous consommons auront donc tué jusqu’à dix fois plus de végétaux que nous l’aurions fait si nous nous étions nourris directement de ces végétaux. Alors si vraiment les plantes souffrent, et que nous voulons minimiser la souffrance que notre existence engendre, il est de notre devoir d’agir afin que le minimum de ces plantes soient mangées. Et pour cela, il faut s’en alimenter directement pour éviter la déperdition liée à la transformation énergétique par la digestion animale.
Qu’on ne se méprenne pas sur mon propos. Ma remise en cause de la tentation du zoomorphisme à l’égard des plantes n’est en rien une justification du mépris qu’on leur adresse trop souvent. J’éprouve pour les végétaux une fraternité proche de celle qui me lie aux animaux. Chaque printemps, j’observe avec le même émerveillement le bourgeonnement résurrectionnel20. Ce mouvement de la vie qui refait surface, silencieusement, opiniâtrement, et avec tant de délicatesse esthétique, m’inspire estime et compassion. La précision m’oblige à expliquer que j’établis des nuances dans mon affection. Je différencie le chêne multiséculaire du rosier, comme je distingue le rosier du radis. Ils n’ont ni le même destin ni la même aura. Comme dans le règne animal, il y a parmi les plantes des familles différentes, qui évoquent des sentiments différents. Un pin, un cèdre, ou bien évidemment le géant séquoia, qui nous observent de leur hauteur massive, et dont la plupart sont nés avant moi et me survivront, continuant à déployer leurs branches en silence vers le ciel, comme une perpétuelle prière adressée à la Création, m’inspirent un respect proche de celui que je peux éprouver pour un individu animal. J’accorde, je le reconnais, un peu moins d’attention à un pissenlit, malgré les bénéfices que cette plante nous offre. L’histoire du vivant végétal, comme celle du vivant animal, est longue et variée, depuis l’apparition des premières algues dans la mer, celle des premières plantes simples sur la Terre il y a 400 millions d’années, l’invention du bois, ce tissu dur qui permit la naissance des arbres, et le développement des premières forêts il y a 360 millions d’années. D’ailleurs, nous devons une reconnaissance sans bornes aux végétaux dans leur ensemble, sans lesquels nous disparaîtrions immédiatement. Ils sont indispensables à notre survie. Ce sont eux qui nous fournissent ce dont nous avons besoin pour exister, soit parce qu’ils nous permettent de nous nourrir, soit parce qu’ils nous permettent de respirer. Sans eux, impossible de fabriquer du plastique et du pétrole, puisque ces produits sont créés à partir de végétaux morts il y a des centaines de millions d’années. Les végétaux captent le carbone dans l’atmosphère, l’utilisent puis le transfèrent dans le sol grâce aux racines, aux feuilles et bois morts. On estime à 2 000 milliards de tonnes le carbone actuellement stocké sous terre, juste sous la surface. C’est lui que nous libérons beaucoup trop rapidement avec nos activités industrielles, d’autant que nous détruisons en même temps les forêts et que nous avons mis en place un modèle d’agriculture intensive qui rend les terres moins aptes à capter le carbone.
Enfants ingrats que nous sommes, nous ne nous rendons même plus compte des services rendus par les plantes, les considérant comme allant de soi. Mais au-delà de l’utilité que nous en retirons, je respecte tous les végétaux, quels qu’ils soient, et je milite pour leur droit à profiter d’eux-mêmes. La coupe d’un arbre me peine profondément, tandis que celle d’une fleur me gêne. C’est pourquoi, alors même que la destruction de végétaux est une condition inévitable à notre survie, je recommande de n’en sacrifier que le minimum indispensable et de laisser s’épanouir autant qu’il est possible les forêts, les bois, les bosquets et les prairies.