Génocide

Préparez les stèles qui leur rendront hommage. Sortez le burin pour inscrire sur le marbre ces noms qui nous rappelleront nos forfaits. Écrivez : lions, tigres, guépards, chats sauvages, coyotes, hyènes, koudous, jaguars, léopards, lynx, panthères, pumas, zèbres, zébus, yacks, éléphants, rhinocéros, hippopotames, dromadaires, lamas, impalas, gazelles, gnous, girafes, dauphins, baleines, cachalots, lamantins, morses, phoques, narvals, otaries, orques, marsouins, chauve-souris, gibbons, chimpanzés, orangs-outans, gorilles, ouistitis, marsouins, tamarins, nasiques, bonobos, babouins, capucins, lémuriens, hérissons, furets, fouines, renards, putois, hermines, tamanoirs, tapirs, lièvres, loups, renards, sangliers, cerfs, mangoustes, musaraignes, ours, phoques, pandas, koalas, paresseux, visons, castors, kangourous, opossums, wallabies, wombats, lemmings, campagnols, cobayes, écureuils, gerboises, hamsters, loirs, chinchillas, marmottes, mulots, ragondins, souris, canards colverts, chouettes, alouettes, geais, corbeaux, faucons, hirondelles, mésanges, mouettes, vautours, rouges-gorges, moineaux, aigles, cigognes, fous de Bassan, raies, requins, anchois, anguilles, bars, cabillauds, rougets, barbues, colins, sabres, harengs, lottes, soles, congres, limandes, lieus, saumons, turbots, sardines, soles, dorades, merlans, maquereaux, merlus, thons, flétans, espadons, esturgeons, truites, langoustes, gambas, crevettes, homards, crabes, tourteaux, araignées de mer, moules, seiches, palourdes, poulpes, praires, pétoncles, encornets, huîtres, coques, bulots, escargots, lombrics, abeilles, guêpes, mille-pattes, araignées, scorpions, sauterelles, criquets, papillons, lézards, crocodiles, caïmans, orvets, couleuvres, vipères, coccinelles…

Disparues. Effacées. Bientôt ces espèces ne seront plus que des souvenirs à consulter en vidéo ou dans des zoos-musées où quelques spécimens seront conservés vivants et invités à se reproduire, pour la mémoire collective. Cette liste des animaux voués à l’extinction n’est pas exhaustive. Elle comprend en réalité quasiment tous les vertébrés sauvages, les insectes et les oiseaux. Les disparitions d’espèces se sont multipliées par cent depuis 1900, ce qui représente un rythme inédit depuis la disparition des dinosaures il y a 65 millions d’années. À l’époque, les trois quarts des espèces animales s’étaient éteintes, et il s’agissait alors de la cinquième extinction de masse du vivant. La Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), qui compte 130 pays membres, est considérée comme « le GIEC de la biodiversité1 ». Cet organisme a publié en mars 2018 le résultat du travail de 550 chercheurs qui se sont appuyés sur des milliers de publications scientifiques. D’ici à 2050 selon eux, 38 à 46 % des espèces animales et végétales sur l’ensemble de la planète pourraient totalement disparaître. Rien qu’en Afrique, les populations d’oiseaux et de mammifères risquent de diminuer de moitié d’ici à la fin du siècle. Les scientifiques soulignent par ailleurs qu’en Europe et en Asie centrale, 42 % des animaux terrestres et des plantes ont déjà disparu au cours des dix dernières années2.

Quelques espèces risquent tout de même d’échapper à notre folie destructrice. Les fourmis et les rats, par exemple. Les fourmis, comme bon nombre d’insectes, ont de bonnes chances de survie grâce à leur résistance particulière. Je ne parle pas ici de leur capacité à porter une charge équivalente à mille fois leur propre poids, mais de leur adaptabilité aux circonstances extrêmes. Les fourmis, dont les ancêtres semblent être les guêpes, sont apparues sur Terre il y a 120 millions d’années. L’humain, je le rappelle, n’est là que depuis 3 millions d’années environ. La fourmi s’acclimate aux chaleurs des déserts et aux froids des sommets. Elle sait se repérer partout pour retrouver son chemin, alors que nous, humains, pouvons passer trois fois dans la même rue sans comprendre pourquoi on tourne en rond. Par ailleurs, les fourmis sont si nombreuses sur la planète qu’on estime que leur biomasse totale est équivalente à celle des 7,5 milliards d’humains. Enfin elles ont une organisation sociale qui privilégie le groupe, pour lequel certaines se sacrifient, et non les individualités. On peut donc raisonnablement imaginer qu’elles nous survivront, et que dans quelques millions d’années, lorsque notre espèce maudite aura disparu, elles repenseront à nous en rigolant – c’est une manière de parler bien sûr, à moins que leur évolution génétique leur permette d’ici là ce genre de réalisation mentale et une telle manifestation physique de l’ironie.

Parmi les mammifères, il est évident que toutes les espèces sauvages qui font peu de petits au cours de leur vie, à commencer par celles qui ont un temps de gestation très long (baleines, girafes, éléphants, chevaux, chevreuils, phoques, orques ou singes), vont s’éteindre rapidement. En revanche, les rats dont les femelles mettent au monde chaque année plusieurs portées d’une dizaine de bébés, et qui se singularisent par une intelligence sous-estimée, peuvent sans doute survivre malgré la guerre que nous leur menons.

À part ces quelques espèces qui démontreront à cette occasion leur supériorité sur l’homme en survivant à tous leurs pièges, les animaux sauvages seront bientôt tous effacés de cette planète. Ne subsisteront que les animaux produits pour notre bénéfice direct, essentiellement pour leur viande et leur peau. L’anthropologue Claude Lévi-Strauss l’avait prédit dès le début des années 1980 : « Il est certain que nous nous dirigeons vers un monde où il n’y aura plus d’une part que l’Homme, et d’autre part les espèces animales et végétales que l’Homme aura sélectionnées et protégées pour ses propres besoins. Tout le reste aura disparu3. » Vaches, cochons, poules, lapins, chèvres, moutons, saumons, truites ou sardines : dans des hangars ou des bassins surpeuplés continueront à être engraissés les tristes et éphémères rescapés du génocide animal.

« Génocide » : j’emploie le terme à dessein, alors qu’il m’a été auparavant reproché par quelques grincheux considérant que les animaux non humains exterminés ne méritent pas qu’on leur accorde cette reconnaissance sémantique. Pire : selon ces outrés, utiliser le mot « génocide » pour des non-humains reviendrait à insulter la mémoire des juifs, des Roms, des Tutsis, des Arméniens, des Amérindiens, des Tchétchènes, des musulmans de Srebrenica et de toutes les autres populations auxquelles ce terme peut être lié. Le mot « génocide » devrait selon eux être réservé aux hommes, femmes et enfants de l’espèce humaine exterminés en masse en raison de leur religion, de leur nationalité ou de leur ethnie. Hors de question d’y associer des cochons et des poulets. Cette objection ne repose pourtant sur aucun fondement moralement défendable.

En effet, le mot « génocide » vient du grec γενος, qui veut dire « genre, race, espèce », et du latin caedere qui signifie « abattre, tuer, massacrer ». Étymologiquement, un génocide désigne donc le massacre d’une espèce. C’est exactement ce que nous faisons lorsque nous éliminons sciemment de la surface de la Terre des centaines d’espèces, lorsque nous vidons les océans de leurs poissons et mammifères, et lorsque nous exécutons 70 milliards d’animaux d’élevage terrestres par année. Comment oser nier qu’il s’agit bien de massacres de masse, organisés et planifiés ? Historiquement, le mot « génocide » renvoie à l’éradication d’un groupe d’individus liés par un critère commun d’identité. Pourquoi faudrait-il exclure du champ d’application de ce terme les individus non humains ? Et pourquoi l’espèce serait-elle un critère moins pertinent que l’appartenance religieuse ? Si l’on considère que le massacre de masse, pour être qualifié de génocide, doit relever de l’idéologie, alors là encore le mot convient parfaitement aux animaux non humains exécutés chaque jour. Car ces tueries sont permises au nom d’une idéologie baptisée « spécisme », qui consiste à nier à ces condamnés leurs spécificités biologiques et à les rabaisser au rang d’utilitaires dont l’existence ne compte pas, ou si peu.

Le mot « génocide » appliqué aux animaux se retrouve d’ailleurs sous la plume du philosophe Jacques Derrida qui, bien que juif lui-même et donc membre d’une famille humaine victime de génocide, ne craint pas de l’employer à propos de l’assujettissement de l’animal dans l’époque moderne : « Personne ne peut plus nier sérieusement que les hommes font tout ce qu’ils peuvent pour dissimuler ou pour se dissimuler cette cruauté, pour organiser à l’échelle mondiale l’oubli ou la méconnaissance de cette violence que certains pourraient comparer aux pires génocides (il y a aussi des génocides d’animaux : le nombre des espèces en voie de disparition du fait de l’homme est à couper le souffle)4. » Derrida note ensuite la spécificité du génocide animal, en comparaison aux génocides juif ou tzigane pendant la Seconde Guerre mondiale : l’organisation d’une « survie artificielle », et dans des conditions abominables, d’une partie des espèces quotidiennement et méthodiquement massacrées.

L’écrivain américain Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature, végétarien et formidable conteur yiddish, a pour sa part établi un parallèle très clair entre le sort des animaux d’élevage et celui des victimes du régime hitlérien. Dans l’une de ses nouvelles, The Letter Writter, l’un des personnages déclare : « Dans les relations avec les animaux, tous les gens sont des nazis ; pour les animaux, c’est un éternel Treblinka. » Marguerite Yourcenar, « végétarienne à 95 % », considérait pour sa part que l’horreur des camps a découlé de nos comportements à l’égard des animaux : « Je me dis souvent que si nous n’avions pas accepté, depuis des générations, de voir étouffer les animaux dans des wagons à bestiaux, ou s’y briser les pattes comme il arrive à tant de vaches et de chevaux, envoyés à l’abattoir dans des conditions absolument inhumaines, personne, pas même les soldats chargés de les convoyer, n’aurait supporté les wagons plombés de 39/455. »

Ne nous limitons pas aux points de vue d’intellectuels reconnus, auxquels on accordera peut-être un minimum de crédibilité sur la question animale en raison de la pertinence générale de l’œuvre. Ce qu’ont à dire des anonymes qui ont expérimenté les processus industriels de l’exploitation et de la mise à mort des animaux mérite aussi d’être entendu, et bien plus que les protestations germanopratines d’écrivaillons à l’indignation autocentrée. Ainsi ce témoignage qui m’a été spontanément adressé, dont je ne change pas une virgule, tout en préservant l’anonymat de son auteur : « Bonjour, je suis ingénieur agronome, mais là n’est pas le sujet. Dès l’âge de cinq ans, mon grand-père boucher-charcutier m’emmenait aux abattoirs “pour faire de moi un homme”. Je suis devenu végétarien. Cinquante ans plus tard quand je vois du sang ou de la viande, j’ai encore des hallucinations (les cris, le regard des bêtes, le sang, les paniques). Buchenwald ! »

La similitude entre le sort des animaux d’élevage et les prisonniers des camps allemands est évidente. Dans les deux cas, le bourreau organise la réification de la victime et la négation de tout ce qui la caractérise en tant qu’individu, à commencer par sa sensibilité et sa dignité. Devenue objet sans le moindre droit, la victime est privée de toute possibilité d’expression, ses besoins sont négligés, et sa survie dépend uniquement du bon vouloir de ses gardiens et bourreaux. Pour être précis, il convient de dire que les élevages industriels sont à mi-chemin entre le camp de concentration et le camp d’extermination. Le camp de concentration est un camp de travail où les prisonniers passent un certain temps avec l’espoir de survivre aux travaux forcés. Le camp d’extermination est un endroit où les arrivants n’ont quasiment aucune chance d’en réchapper. Ils ont été amenés là pour être éliminés à la chaîne. Exactement comme les animaux d’élevage, dont le destin est scellé dès leur naissance : « Tu mourras, et le plus vite possible. » Mais il leur faut bien engraisser un peu avant. Ils sont donc nourris pendant des semaines ou des mois, sans travail en retour – hormis les vaches laitières, engrossées à répétition pour fournir lait et veaux. Il existe des élevages plus cruels que d’autres. Les lapins ou les visons, par exemple, enfermés toute leur courte vie dans une minuscule cage aux barreaux de métal, sans la moindre possibilité de mouvement ou d’action, subissent sans doute le pire. Mais parlons des cochons, des vaches, des poulets ou des veaux, dont on nous vante souvent la vie jolie : parqués dans des hangars surpeuplés comme les prisonniers dans leurs dortoirs, amputés de la liberté minimale nécessaire à l’expression d’eux-mêmes, envoyés à la mort à la chaîne, après avoir suffoqué dans des camions surchauffés où, entassés les uns sur les autres, certains succombent avant même d’être arrivés à l’abattoir. Les hommes, les femmes et les enfants condamnés par les nazis ne furent-ils pas envoyés vers l’enfer… dans des wagons à bestiaux ? N’ont-ils pas suffoqué, entassés les uns sur les autres, et beaucoup n’ont-ils pas péri en route ? N’est-il pas courant de dire que les prisonniers des nazis ont été traités « comme des animaux » ? Le gazage est d’ailleurs l’une des méthodes d’étourdissement employées pour les animaux : il est entre autres pratiqué en France sur les cochons dans les abattoirs d’Alès et d’Houdan.

Il est donc simplement une évidence que les animaux d’élevage sont traités avec les mêmes méthodes que les prisonniers des camps allemands, même s’il faut convenir que leurs tortionnaires sont mus par l’indifférence, et non par la haine. Refuser d’admettre la communauté de destin de ces populations est une malhonnêteté intellectuelle qui confine au négationnisme et concourt à entretenir la barbarie, c’est-à-dire la violence justifiée par des prétextes intenables. Que les maîtres de la pensée prémâchée remballent leur indignation de supermarché et qu’ils acceptent de réfléchir un instant à leur sectarisme spéciste. Qu’il doit être sec, le cœur qui refuse à l’animal sacrifié la reconnaissance de son martyre.