Mal diabolique

D’après Platon, personne ne commet le mal sciemment. Selon lui, chacun cherche le bien à travers ses actions et seule l’ignorance nous fait prendre une direction opposée. L’hypothèse est tentante. Ainsi Hitler s’imaginait-il peut-être agir pour le meilleur monde possible en enfermant, torturant et massacrant les juifs, les homosexuels, les tziganes et tous ceux qui osaient lui opposer une résistance. Dans son cerveau malade, l’extermination de populations jugées inférieures, inutiles ou dérangeantes faisait peut-être partie de son plan pour l’expansion du bien sur la planète. Et peut-être que des esprits simplets tel Adolf Eichmann – c’est la thèse controversée d’Hannah Arendt – ont-ils suivi les ordres du fou par manque d’intelligence et de lucidité. Primo Levi ne dit pas vraiment autre chose lorsqu’il écrit, dans Si c’est un homme, que « les monstres existent, mais ils sont trop peu nombreux pour être vraiment dangereux ; ceux qui sont les plus dangereux, ce sont les hommes ordinaires, les fonctionnaires prêts à croire et à obéir sans discuter ».

Il est certain qu’un esprit équilibré, dénué d’intentions démoniaques, peut commettre le mal par ignorance. Exemples : un éleveur qui laisse un cochon enfermé dans deux mètres carrés pendant les courts mois de son existence en pensant sincèrement que l’animal n’en ressent aucune frustration ; un cuisinier qui ébouillante un homard vivant en pensant qu’il n’éprouvera aucune douleur ; un consommateur qui mange des yaourts au lait de vache en pensant que ce produit n’a engendré aucune mort animale ; un laborantin qui injecte des produits mortels à un singe ou un chien en pensant qu’il fait ainsi avancer la science en faveur des humains, alors même que le résultat de son expérience n’est pas transposable à l’homme. Dans chacun de ces exemples il y a un tort, et donc un mal, causé par ignorance. C’est ce qu’explique Camus dans La Peste : « Le mal qui est dans le monde vient presque toujours de l’ignorance, et la bonne volonté peut faire autant de dégâts que la méchanceté, si elle n’est pas éclairée. » Mais tout de même, il ne faut pas réfléchir bien loin pour mesurer les limites de l’hypothèse platonicienne. Parmi les millions de soldats qui ont obéi aux ordres de tueries et de tortures d’Hitler, personne ou presque ne se serait rendu compte de l’horreur à laquelle il participait ? Bien sûr que si. Les livres nous donnent les témoignages de ces hommes révulsés par le mal qu’ils avaient conscience de répandre. En Syrie ces dernières années, les salauds qui ont torturé à mort des dizaines de milliers de prisonniers, redoublant d’imagination dans l’ignominie de leur tâche, pensaient-ils sérieusement « faire le bien » ? Les violeurs, les assassins, les voleurs, les escrocs, les arnaqueurs, tous les aigrefins et margoulins, ignorent-ils réellement qu’ils agissent mal ? Allons, soyons sérieux. Platon s’est planté, ça arrive aux meilleurs. Certes, le mal vertueux existe. Mais il existe aussi le mal pervers, le mal sadique, le mal complice ou le mal indifférent.

J’avouais en début de livre le peu de considération que m’inspire la majorité de mes congénères, et je déplorais le manque d’intelligence de notre espèce qui, pourtant, se prétend au sommet de la création. Le dégoût de l’humain devrait être un symptôme ressenti par tous les historiens et les défenseurs des animaux.

Quelques mots d’abord sur les historiens. Difficile de parcourir le récit des colonisations, de l’esclavage, de l’extermination des Amérindiens, de la Shoah, du génocide rwandais, des guerres de l’ex-Yougoslavie ou des exactions de l’État islamique sans s’interroger sur la propension maladive de notre espèce à la bestialité la plus brute. « Bestialité » : non, le mot n’est pas juste. Seul un vieux réflexe issu de mon éducation spéciste me l’a fait écrire. Étymologiquement, le mot « bête » désigne tout animal non humain. Mais il est le plus souvent chargé d’une connotation négative lui attribuant stupidité et violence. L’homme que l’on assimile à une bête est soit un assassin, soit un violeur, soit un sadique, soit un cogneur. Mais quelle autre espèce que la nôtre a développé ces singularités, et en de telles proportions ? Aucune. Quelle autre espèce que la nôtre fait subir tortures et massacres à ses propres congénères, qui plus est pour des motifs dérisoires, tels que le nom du Dieu auquel les uns ou les autres ont choisi de croire ? Non, le mot « bestial » n’est pas employé à bon escient : les vices les plus terribles que nous qualifions de « bestiaux » sont en fait des vices typiquement humains. De la même manière, il nous faut reconnaître que le mot « bêtise » est l’un des plus inadaptés de notre langue. La « bêtise », production de la bête, désigne ainsi un « défaut d’intelligence et de jugement » ou une « action sotte, maladroite, déraisonnable ou imprudente »1. Mais rarement la langue française, et donc humaine, n’aura été aussi injuste et prétentieuse.

Car l’observation suffit à comprendre que nous, humains, agissons bien plus souvent que nos cousins non humains en dépit de l’intelligence. Certes, nos capacités cognitives sont supérieures à celles des autres espèces, ce qui permet aux plus doués d’entre nous (une très faible minorité, en réalité) de réaliser des prouesses dont ils font profiter l’ensemble de leurs congénères. Mais contrairement à ce que laisse entendre l’étymologie du concept, la « bêtise » se rencontre bien plus chez les humains que chez les autres espèces et devrait par conséquent s’appeler l’humainise.

Qui oserait affirmer que les 60 millions de morts de la Seconde Guerre mondiale, et les millions d’autres morts de toutes les autres guerres, ne sont pas la conséquence d’une connerie abyssale ? Il faut être profondément stupide pour vouloir envahir un pays au nom d’une idéologie ou d’une soif de pouvoir, tout comme il faut être profondément stupide pour considérer que l’extermination de congénères est une option crédible de solution politique et qu’elle peut fonder durablement société. Le plus inquiétant est que ces solutions sont prônées par des hommes politiques, des conseillers ou des intellectuels souvent diplômés d’écoles prestigieuses, décorés des plus hautes distinctions. Ce sont les mêmes d’ailleurs, au pouvoir dans presque tous les pays du monde, sous des étiquettes politiques parfois différentes, qui mettent en place et encouragent des politiques économiques et industrielles qui mènent la planète à la catastrophe, au mépris de tous les avertissements des scientifiques. Intelligents, vraiment ? Dur à croire. Une société dont les écoles d’élite produisent des cerveaux aussi incompétents ne peut être qualifiée d’intelligente.

Alors oui, nous écrivons des livres, peignons des tableaux, composons des chansons, mettons en équations ce qui nous entoure, transformons la matière, inventons des moyens complexes de déplacement et de communication, sommes parvenus à quitter le sol de la Terre, puis son atmosphère, et peut-être un jour sa galaxie. Nous inventons, tout le temps, et nous nous réinventons en même temps. Oui, nos capacités cognitives supérieures nous confèrent indiscutablement le statut d’espèce dominante, entreprenante et étonnante. Mais comment expliquer que, même en dehors des situations paroxystiques que sont les guerres, une majorité d’humains sont quotidiennement coupables des pires idioties, crétineries, inepties, niaiseries, égoïsmes et autres preuves de lourde défaillance intellectuelle ?

Venons-en aux défenseurs des animaux. Dans son traitement de l’animal non humain, de cet être souvent inoffensif dont il veut désormais la peau ou la chair pour s’enrichir, et non plus pour survivre, Homo sapiens révèle l’ampleur de la saloperie qui sommeille en lui et qui ne demande qu’à s’exprimer à la première occasion. L’indifférence qu’il manifeste à la souffrance qu’il inflige et au malheur qu’il cause fait de lui, bien souvent, une belle ordure. Lorsque l’on est militant pour les droits des animaux, on ne se contente pas de découvrir en détail tous les raffinements sadiques imaginés par l’être humain pour asservir ses cousins. On se confronte également directement à la violence et à l’inintelligence de ceux qui commettent et défendent cette barbarie : des aficionados qui cognent des militants anti-corrida, des chasseurs qui font le coup de poing contre des opposants alors même qu’ils sont pris en flagrant délit de pratique illégale, des défenseurs de la chasse aux bébés phoques qui s’en prennent à ceux qui la dénoncent, et ainsi de suite… Chaque jour, le fil d’actualité des associations animalistes ou de la presse généraliste relaie des dizaines de crimes commis contre nos parents animaux. Les assassins sont généralement motivés par l’appât du gain, mais souvent aussi par la plus crasse stupidité – les deux n’étant pas incompatibles. Cet article, à l’instant : « Un kangourou a trouvé la mort dans un zoo du sud-est de la Chine après avoir été la cible de jets de pierre de la part de visiteurs qui cherchaient à lui faire faire des bonds. […] Une femelle âgée de douze ans a expiré au zoo de la grande ville de Fuzhou quelques jours après avoir essuyé des jets de brique et de morceaux de béton. Une des pattes de l’animal était écrasée et presque séparée du corps, selon des images de CCTV montrant l’animal placé sous perfusion2. » Voilà donc qui nous sommes : il y a parmi nous des individus assez cons pour balancer des parpaings sur un animal enfermé afin de le forcer à bouger pour les divertir. Difficile d’être fier d’appartenir à la même espèce que ces décérébrés.

Le mal qui anime sapiens lui est-il spécifique ? Des chercheurs espagnols ont publié en 2016 une étude sur la violence intra-espèces parmi les mammifères. Il en ressortait que cette violence existerait chez 40 % des mammifères et qu’elle serait la plus élevée chez les suricates. Mais la fiabilité de l’étude avait été mise en cause par des confrères relevant entre autres que les causes des décès enregistrés n’étaient pas suffisamment prises en considération. Or chez les suricates par exemple, la plupart de ces morts sont des infanticides3. La violence entre congénères d’une même espèce n’est en tout cas pas propre aux humains. Alors peut-être que si les suricates avaient inventé la kalachnikov ou la bombe, ils se livreraient à des meurtres de masse, qui sait ? Notre propension à éradiquer nos frères humains par tonnes entières est peut-être simplement liée à nos moyens technologiques. Mais la torture ? Quelle autre espèce animale s’y adonne ? Le chat joue avec la souris capturée, certes, mais a-t-il conscience de la douleur et de la peur qu’il lui occasionne ? Ce jeu s’apparente davantage à une digression de la chasse qu’à une perversité.

Le mal commis par les hommes n’a nul pareil dans le monde animal, tant par sa quantité que par son inventivité. Quelle est son origine ? Longtemps la question fut posée sous l’angle théologique et les réponses s’exprimaient sous forme de théodicées, c’est-à-dire de théories tentant de concilier l’existence du mal parmi les hommes et la bonté et la toute-puissance de Dieu. En gros, il s’agissait de répondre à ce paradoxe : si Dieu est bon, et qu’il fait ce qu’il veut, pourquoi a-t-il créé le mal ?

Parmi les réponses possibles, celle de Leibniz qui considère que ce qui nous apparaît comme un mal peut en réalité engendrer une chose bonne, mais que nous ne sommes pas capables de le voir au moment où se produit l’événement considéré comme un mal. « Les maux […] deviennent quelquefois des biens subsidiaires, comme moyens des plus grands biens », écrit le philosophe allemand. L’argument est d’une certaine manière le même pour Hegel et sa dialectique de l’Histoire. Les soubresauts, les guerres et les affrontements ne seraient que les contradictions d’une pensée en mouvement vers un but. L’Histoire aurait en effet un sens et serait le lieu de réalisation de la raison et de l’esprit absolu, objectif invisible à nos yeux. Pour Hegel l’Histoire avance. Elle est une conquête de la liberté humaine. « La raison gouverne le monde, affirme le philosophe, et par conséquent gouverne et a gouverné l’histoire universelle4. » Dépassés par ce mouvement de la raison, les humains ne sont qu’instruments au service d’une cause qui les dépasse. Je dois avouer que toute cette belle philosophie hégélienne de l’Histoire en progrès, qui date du début du XIXe siècle, semble difficilement convaincante aujourd’hui. Elle paraît en effet inadaptée à comprendre le sens de la crise écologique majeure qui menace la survie de l’humanité, et qu’était loin d’avoir anticipée Hegel. Ce dernier était par ailleurs un grand admirateur de Napoléon, qu’il qualifiait d’« âme du monde », ce qui ne plaide pas vraiment en sa faveur. Le penseur voyait en lui un accomplisseur d’Histoire, laquelle serait arrivée à son terme avec la bataille d’Iéna en 1806.

L’Histoire, avec une Fin, c’est-à-dire un modèle ultime enfin réalisé ? Quelle drôle d’idée, qui contredit le principe biologique de l’invention permanente. La dialectique hégélienne du maître et de l’esclave me semble en revanche beaucoup plus pertinente. D’après cette théorie, un être humain éprouve un profond besoin de reconnaissance. Aussi, lorsque deux individus se rencontrent, ils cherchent tous deux à prouver leur valeur. Et ni l’un ni l’autre ne désirent l’égalité. Ils cherchent à dominer, ce qui génère un affrontement à l’issue duquel l’un des deux devra forcément s’incliner. Tel est selon Hegel le ressort des sociétés humaines, forcément mues par le conflit.

De théologique, la recherche de l’origine du mal est devenue métaphysique. Des philosophes comme Schelling l’ont liée à la liberté : impossible d’être libre sans l’existence du mal, puisque la liberté exige de pouvoir choisir entre le mal et le bien. Pour Sartre, « tout crime est toujours un peu de cogito ». Pourquoi pas ? On retrouve une théorie de l’utilité du mal chez Schopenhauer. Pour ce philosophe dont je partage l’essentiel du pessimisme, la vie est d’abord malheur et souffrance. Mais cette souffrance est à l’origine d’un principe vital de l’humain qui est la volonté : c’est parce que j’ai un manque que je cherche à combler que je vis. Il faut désirer pour vivre, mais désirer est une souffrance dès lors que le désir n’est pas réalisé ou alors qu’au contraire il est atteint et qu’il faut s’en inventer un autre. Le mal est donc ce contre quoi nous luttons pour exister. Paul Ricœur, pour sa part, renonce à chercher l’origine du mal : il est pour lui ce qui est et qui ne devrait pas être. Prenons-en acte et combattons-le. D’autres considèrent que le mal n’existe simplement pas. Pour Spinoza, par exemple, ni le mal ni le bien n’existent en eux-mêmes car ils sont relatifs. Idée reprise par Hobbes : « “Bon” et “mauvais” sont des appellations qui expriment nos appétits et nos aversions, lesquels diffèrent avec les tempéraments, les coutumes et les doctrines des gens5. » Ce qu’ils expriment n’est pas l’absence de malheur, mais l’idée que le mal, d’un point de vue moral, est une notion subjective, variable d’un individu à l’autre. C’est la raison pour laquelle je préfère personnellement me battre pour ce qui est juste, plutôt que pour ce qui est bien. Défendre les droits sociaux ou promouvoir l’antispécisme sont des démarches de justice, et non une volonté d’instauration d’un bien suprême.

Pour tout athée, la question de l’origine du mal (ou des différentes formes de mal) devrait en principe trouver sa réponse, au moins en partie, dans la biologie. La conscience, nous l’avons vu, peut être envisagée comme une solution proposée par l’évolution pour permettre à un organisme de se développer et de se défendre en ayant la possibilité d’analyser son environnement et de choisir des réponses aux événements. Mais quelle peut bien être l’utilité du mal dans les processus d’évolution ? J’avoue que la question, ainsi formulée, peut poser problème dans la mesure où le mal est une notion peu claire. Il peut désigner ce qui, d’un point de vue moral, est opposé au bien, mais il peut également faire référence à la douleur, à la souffrance, à la maladie ou à une imperfection. Le mal, c’est donc à la fois la rage de dents, le génocide, le mensonge, le virus, la météorite qui s’abat sur la Terre ou l’injustice. Ce que Leibniz traduit par une distinction entre mal métaphysique, mal physique et mal moral.

Il me semble nécessaire de distinguer au moins le mal en tant que phénomène moral et le mal en tant que cause d’un malheur. Dans cette deuxième acception, il convient d’établir une autre distinction entre un mal à l’énergie diabolique et un mal sans conscience. Dans ce second cas, le mal est cruel sans être diabolique. Il est le fruit du hasard, de la malchance ou des processus naturels. Lorsqu’un ours tue un poisson pour se nourrir, il s’agit d’un mal non diabolique. Nous avons simplement affaire à une cruauté liée aux impératifs biologiques de l’ursidé. Idem lorsqu’un virus tue un homme. En revanche lorsqu’un dictateur extermine des millions d’innocents, le mal qui s’exprime est diabolique. La consommation de viande chez nos ancêtres relevait de la cruauté biologique jusqu’au jour où nous avons, d’une part, compris que nous pouvions nous en passer et que nous avons, d’autre part, commencé à réaliser l’intelligence et la sensibilité des animaux sacrifiés. Depuis, devenue mal conscient, l’exploitation animale telle que nous l’avons aujourd’hui organisée est un mal diabolique.

Je me garderai bien de proposer dans ces pages une solution à l’énigme des multiples formes de mal et de malheur qui régissent le monde. Je me contenterai du constat que le mal diabolique est une spécificité humaine, permise ou causée par une conscience plus développée que celle des autres espèces animales, mais ô combien imparfaite. Je souscris à l’analyse de Nietzsche selon laquelle la conscience est la dernière trouvaille de l’évolution organique et qu’à ce titre, elle est inachevée et faillible. Il est indéniable que nous ne maîtrisons pas tous les entrelacs de notre conscience. Il suffit de constater le taux de remplissage des cabinets de psy, d’évaluer la consommation mondiale de psychotropes ou d’étudier le profil psychologique de nombreux dirigeants politiques pour comprendre que cette conscience exacerbée dont sont dotés les humains est un outil parfois dangereux, très loin d’être au point. Pour exemple, on dénombre 600 000 schizophrènes en France et plus de 50 millions dans le monde, souffrant de symptômes tels que délires et hallucinations6. Mais même parmi les gens vierges de toute maladie psychiatrique diagnostiquée, les défaillances du cerveau sont quotidiennes, qui engendrent quiproquos, incompréhensions, colères, frustrations, bagarres verbales ou physiques.

Par ailleurs, notre cerveau n’est pas un organe figé. Depuis son apparition, il y a environ 600 millions d’années chez une espèce de ver, le cerveau ne cesse de se modifier, et il continue encore aujourd’hui. Par conséquent l’une de ses productions, la moralité, est une matière en constante évolution.