Darwin et ethicus

Selon le linguiste Noam Chomsky, les jeunes enfants disposent de capacités innées qui leur permettent l’apprentissage de la langue de ceux qui les éduquent, c’est-à-dire généralement leurs parents. Comment expliquer que tout nouveau-né est rapidement capable d’identifier et de reproduire une syntaxe et un vocabulaire, quel que soit le pays où il est né, alors qu’il existe des milliers de langues aux structures extrêmement variées ? Au-delà de leurs différences apparentes, les langues auraient en fait en commun une « grammaire universelle » inscrite dans notre cerveau et qui serait innée à tout humain. Le psychologue Marc Hauser, de Harvard, reprend la théorie du langage de Chomsky pour l’appliquer à la morale. Comment jugeons-nous qu’une chose est bonne ou mauvaise ? Hauser soutient l’existence d’une « grammaire morale universelle » cachée dans nos consciences, qui nous ferait instinctivement ressentir ce que sont le bien et le mal, en tout cas sur certains sujets. Il s’agit de principes moraux généraux partagés par la plupart des humains, et qui peuvent ensuite être triturés de diverses manières par les approches culturelles différenciées. Il y aurait donc en chacun d’entre nous une morale acquise (grâce aux parents, à l’école, à la loi ou à la religion) mais également une morale innée qui nous influence en fait inconsciemment dans chacun de nos choix. Exemple : tuer gratuitement un type, qui ne nous a rien fait, est mal. Pas besoin d’avoir été éduqué pour en avoir l’intuition au fond de nous. Ce sens inné de la morale nous apporte des réponses qui nous guident sur quelques questions fondamentales, sans réflexion préalable, et qui nous permettent de réagir par réflexe à des dilemmes moraux. Ces facultés morales innées seraient le fruit de l’évolution. C’est pourquoi elles ne sont pas propres à l’homme puisqu’elles ont été identifiées chez d’autres mammifères tels que le chimpanzé ou le rat.

Cela confirme l’intuition de Charles Darwin qui n’imaginait pas que la morale soit purement culturelle et humaine. En 1871, soit douze ans après L’Origine des espèces, le naturaliste anglais publie La Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, ouvrage dans lequel il revient notamment longuement sur la place de l’éthique dans les processus évolutifs chez les animaux. Darwin explique que la sociabilité et les qualités qui en découlent (sympathie, solidarité, altruisme…) sont la conséquence d’un avantage évolutif : « Chez les animaux pour lesquels la vie sociale est avantageuse, les individus qui trouvent le plus de plaisir à être réunis peuvent le mieux échapper à divers dangers, tandis que ceux qui s’inquiètent moins de leurs camarades et vivent en solitaires doivent périr en plus grand nombre1. » Tel est l’aspect souvent ignoré de la théorie darwinienne de l’évolution, qui ne se limite pas à la caricature d’une sélection naturelle par la force. L’histoire de l’évolution commence certes par une sélection des mieux adaptés et l’élimination des plus faibles. Mais elle se poursuit ensuite avec les animaux sociaux qui trouvent un avantage à se protéger mutuellement. « Les instincts sociaux qui ont été sans doute acquis par l’homme pour le bien de la communauté, explique Darwin, ont dû, dès l’abord, le porter à aider ses semblables, développer en lui quelques sentiments de sympathie et l’obliger de compter avec l’approbation ou le blâme de ses semblables. Des impulsions de ce genre ont dû de très bonne heure lui servir de règle grossière pour distinguer le bien du mal. Puis […] le niveau de moralité s’est élevé de plus en plus2. » On peut imaginer que les sentiments moraux sont nés avec les mammifères et le soin que les parents ont dû commencer à accorder à la protection et à l’éducation de leurs petits. À l’égoïsme originel se serait alors ajouté un sentiment nouveau : l’altruisme. La morale serait donc une invention de la nature contre elle-même, les instincts sociaux remplaçant l’ancien processus de sélection éliminatoire. Car d’après Darwin, « le progrès du niveau moyen de la moralité et l’augmentation du nombre des individus bien doués sous ce rapport procurent certainement à une tribu un avantage immense sur une autre tribu. […] De tout temps et dans le monde entier, des tribus en ont supplanté d’autres ; or, comme la morale est un des éléments de leur succès, le nombre des hommes chez lesquels son niveau s’élève tend partout à augmenter3 ». Darwin défend alors une hypothèse qui peut surprendre aujourd’hui, en cette période de l’histoire où les leviers du pouvoir politique des différentes démocraties de ce monde sont aux mains de responsables peu scrupuleux en matière de morale. À l’en croire, la sélection naturelle a tendance à éliminer progressivement les individus les moins doués de qualités morales. Les malfaiteurs, explique-t-il, sont emprisonnés ou exécutés, les fous sont enfermés ou se suicident, et les colériques meurent souvent de mort violente. Et il ajoute – cela laisse songeur – que « ceux qui sont trop remuants pour s’adonner à des occupations suivies – et ce reste de barbarie est un grand obstacle à la civilisation – émigrent dans de nouveaux pays, où ils se transforment en utiles pionniers4 ».

Une question évidente découle de la théorie darwinienne de la conscience : si la morale est un avantage évolutif, alors pourquoi le mal semble-t-il dominer nos civilisations ? L’explication darwinienne est identique à celle qu’en donne Nietzsche : il ne s’agirait que d’un problème de maturité de la conscience : « De même qu’il y a quelquefois lutte entre les divers instincts des animaux inférieurs, il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il puisse y avoir, chez l’homme, une lutte entre ses instincts sociaux et les vertus qui en dérivent, et ses impulsions ou ses désirs d’ordre inférieur ; car, par moments, ceux-ci peuvent être les plus énergiques. Cela est d’autant moins étonnant […] que l’homme est sorti depuis un temps relativement récent de la période de la barbarie5. » Charles Darwin présente alors une théorie qui anticipe celle de l’augmentation de la sphère de considération morale6. Il s’agit du constat qu’au fil des millénaires, l’être humain a étendu son attention (« sa sympathie ») à des groupes d’individus de plus en plus larges. Ainsi les esclaves, les femmes, les Noirs ou les homosexuels ont-ils progressivement acquis des droits pour rejoindre le groupe des citoyens à part entière. Il y a un siècle et demi, Darwin avait déjà compris que la progression naturelle de notre conscience allait nous amener à accorder des droits aux animaux non humains et à toutes les expressions du vivant. Dans La Filiation de l’homme, il l’explique à sa manière : « À mesure que l’homme avance en civilisation et que les petites tribus se réunissent en communautés plus nombreuses, la simple raison indique à chaque individu qu’il doit étendre ses instincts sociaux et sa sympathie à tous les membres de la même nation, bien qu’ils ne lui soient pas personnellement connus. Ce point atteint, une barrière artificielle seule peut empêcher ses sympathies de s’étendre à tous les hommes de toutes les nations et de toutes les races. L’expérience nous prouve, malheureusement, combien il faut de temps avant que nous considérions comme nos semblables les hommes qui diffèrent considérablement de nous par leur aspect extérieur et par leurs coutumes. La sympathie étendue en dehors des bornes de l’humanité, c’est-à-dire la compassion envers les animaux, paraît être une des dernières acquisitions morales. Elle est inconnue chez les sauvages, sauf pour leurs animaux favoris. Les abominables combats des gladiateurs montrent combien peu les anciens Romains en avaient le sentiment. Autant que j’ai pu en juger, l’idée d’humanité est inconnue à la plupart des gauchos des pampas. Cette qualité, une des plus nobles dont l’homme soit doué, semble provenir incidemment de ce que nos sympathies, devenant plus délicates à mesure qu’elles s’étendent davantage, finissent par s’appliquer à tous les êtres vivants. Cette vertu, une fois honorée et cultivée par quelques hommes, se répand chez les jeunes gens par l’instruction et par l’exemple, et finit par faire partie de l’opinion publique7. » Darwin dit tout dans ces lignes essentielles dont je relève en particulier deux moments : « nos sympathies finissent par s’appliquer à tous les êtres vivants », et « l’expérience nous prouve, malheureusement, combien il faut de temps avant que nous considérions comme nos semblables les hommes qui diffèrent considérablement de nous par leur aspect extérieur et par leurs coutumes ». Ce que nous devons en retenir, c’est qu’il faut des siècles, voire des millénaires, pour qu’une catégorie d’individus discriminés en raison d’une différence quelconque soit enfin reconnue et protégée. Les animaux non humains, nous dit Darwin, commencent à obtenir notre considération. Mais ce phénomène est extrêmement récent. N’oublions pas que la première loi de protection animale en France est un texte minimaliste de 1850. Le mouvement est pourtant bien en marche et les lois de l’évolution, si elles poursuivent leur logique, devraient nous imposer dans un futur proche de respecter et protéger non seulement tous les animaux non humains sentients, mais aussi les autres expressions du vivant dans leur ensemble. Telle sera en tout cas l’une des missions de la nouvelle espèce humaine qui verra le jour si nous lui en laissons la possibilité.

Homo ethicus s’insurgera contre le meurtre d’un animal non humain de la même manière que sapiens s’insurge aujourd’hui contre le meurtre d’un humain. Manger un cochon ou une vache sera considéré comme un acte barbare. Mais les préoccupations d’ethicus ne s’arrêteront pas aux animaux. Pour tout sujet les ethicus veilleront à mettre en pratique l’injonction de John Stuart Mill : « La liberté de l’individu doit être ainsi bornée : il ne doit pas se rendre nuisible aux autres. » Ne pas être nuisible aux autres signifie, au XXIe siècle, ne pas être nuisible à toutes les entités conscientes du vivant. À cette fin, l’humanité renouvelée sous l’étiquette ethicus aura pour énergies prioritaires la responsabilité et l’empathie.