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Qu’opposer à la folie humaine ? À cette question, ce ne sont pas les plus célèbres philosophes qui ont répondu, mais des hommes et des femmes parfois méconnus de leur vivant et dont l’œuvre ne se révéla dans toute sa puissance qu’au-delà de leur vie terrestre. Il est possible qu’Emmanuel Levinas appartienne à cette famille de penseurs, à côté de personnes telles que Simone Weil, Franz Rosenzweig, dont la célébrité est plus grande encore depuis sa disparition.
D’emblée, en rappelant bien que Levinas appartient à la haute tradition philosophique occidentale qui part de Platon pour arriver à Bergson, Husserl et Heidegger, on prend la mesure de l’incommensurable fracture qu’opère dans son œuvre, à partir des vingt dernières années surtout, la notion primordiale de sainteté. Déjà, dans ses Lectures talmudiques1, il avait marqué la primauté du saint sur le sacré.
D’une manière certaine, l’effraction du saint et de la sainteté dans son discours, c’est cela la grande nouveauté qui vient en quelque manière parachever sa pensée, son œuvre. Non content d’avoir réintroduit Dieu dans le discours philosophique, mais un Dieu à mille lieues autant de celui de Descartes que de celui de Pascal, voici qu’il se met à poser la sainteté des hommes comme la seule voie qui réponde à notre question première : qu’opposer à la « tragique folie du monde », sur laquelle Michel Foucault a tant réfléchi ? Encore un mot avant d’entrer dans notre sujet, sur ce Dieu qui vient à l’idée chez Levinas. Il a, selon moi, quelque rapport avec la Voie, le Dao, de la grande pensée chinoise, celle de Laozi et de Confucius (Maître Kong), pour qui l’idée de Dieu se confond avec le Ciel (tian), qui devient, dans ses Entretiens, le référent permanent de l’éthique qui préside aux rapports entre les êtres.
Cheminons, cheminons donc sur la Voie que nous ouvre la pensée de Levinas, ce philosophe à la langue souvent péguyste.
C’est autour de la concrétude de l’épiphanie du visage comme donnant sens à toute vie humaine que je poserai la question du sens de l’Être dans la philosophie de Levinas.
Un hebdomadaire français, qui consacrait sa couverture à Sartre, voilà quelques années, titrait : « Sartre, la passion de l’erreur ». Pour Levinas, nous devrions dire : Levinas ou la passion d’autrui, aux deux sens du mot passion.
Posons donc la question de l’Être, qui est le principe qui fonde toute possibilité d’un autrement qu’être, que Levinas ne faisait nullement coïncider avec un « être autrement », comme si autrement ne pouvait se contenter de sa place d’adverbe apposé à l’être dans sa secondarité par rapport au fait d’être, mais qu’il déterminait dans sa précellence l’antériorité même du verbe être dans son fondement.
Reprenons les premières lignes du maître livre de Levinas Autrement qu’être ou au-delà de l’essence2 : « Si la transcendance a un sens, elle ne peut signifier que le fait, pour l’événement d’être – pour l’esse –, pour l’essence, de passer à l’autre de l’être. [...] Passer à l’autre de l’être, autrement qu’être. Non pas être autrement, mais autrement qu’être. Ni non plus ne-pas-être. Passer n’équivaut pas ici à mourir. »
Ces premières lignes en guise d’exposition de la problématique nous donnent trois mots fondamentaux : transcendance, sens et événement d’être. Demandons-nous, à cet instant, s’il ne faut pas lire en parallèle ou en convergence avec cette ouverture le bouleversant exorde qui ouvre le livre, et lui transmet son fond secret, à tel point indicible que Levinas préfère recourir à l’hébreu pour son second exergue qui nomme ses parents assassinés. Voici donc ces toutes premières lignes :
« À la mémoire des êtres les plus proches parmi les six millions d’assassinés par les nationaux-socialistes, à côté des millions et des millions d’humains de toutes confessions et de toutes nations, victimes de la même haine de l’autre homme, du même antisémitisme. »
Toute la philosophie d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence commence ici. Comment philosopher à partir de cette béance, de cet abîme, qui laissa froid un Martin Heidegger ?
Cet « autrement qu’être » renvoie-t-il en vérité à un autrement que mourir, celui-là même qui est en question et en exergue dans ces lignes préliminaires ? Autrement dit, quel rapport peut-on discerner entre ces deux modalités d’être et de mourir ? Autrement qu’être ne signifie donc pas être autrement. En revanche, y a-t-il un mourir et un autrement que mourir dont le souvenir puisse nous faire chercher à atteindre à un autrement qu’être ?
Je voudrais montrer comment, à partir de l’épiphanie du visage, Levinas aboutit à une transcendance qui ne se définit plus par rapport à Dieu mais par rapport à la miséricorde et à la responsabilité et encore, à l’amour qui passe d’un être à l’autre.
L’autrement qu’être serait en quelque sorte le contraire de l’être autrement, qui est encore un conatus essendi, un être persévérant dans son être, ce « moi [qui] est haïssable », dont parle Pascal. Mais alors, l’autrement qu’être ne serait-il qu’une seconde altérité fondamentale ? Gageons que l’autrement qu’être soit un égoïsme sublimé. Dans le Gorgias3, Platon écrit que ce qui fait peur n’est pas la mort, « c’est l’idée qu’on n’a pas été juste ». À la même époque, en Chine, le philosophe Mencius enseigne ceci : « Pour tout homme [il est] quelque chose qu’il ne supporte pas qu’il arrive aux autres4. » L’autre nom de l’autrement qu’être est la bonté ou l’infini ou encore le Bien.
Comment se développe donc la notion du sens à partir de la notion d’être, chez Levinas, étant donné ses deux enracinements : philosophique et phénoménologique, d’une part, biblique et talmudique, d’autre part ? À l’époque où l’existentialisme et le structuralisme, l’école lacanienne et la philosophie politique ont eu, indiscutablement, la précellence, Levinas fut en France, avec Ricœur, Jankélévitch et quelques autres, notamment Lyotard et Derrida, un philosophe en marge des grands courants contemporains du renouvellement du sens, qui ne passait pas non plus stricto sensu par la déconstruction derridienne – « pensée de l’origine et des limites de la question “qu’est-ce que ?...”, la question qui domine toute l’histoire de la philosophie5 » – mais par la déconstruction de l’ontologie en tant que notion fondamentale.
La philosophie a-t-elle oublié l’Être et perdu le sens de l’ontologie, comme le pensait Heidegger, ou plutôt le Bien, comme le pensait Levinas6 ? C’est qu’à l’autrement qu’être, il a voulu adjoindre un autrement que penser, et cela à partir d’une remise en question des bases de la philosophie occidentale, après l’effondrement que connurent les valeurs morales et philosophiques avec l’avènement du nazisme et la mise en œuvre de la Shoah, sans oublier, à la même époque, le stalinisme. Car, pour oser penser la sainteté de l’être comme étant plus fondamentale que l’ontologie, ne fallait-il pas de toute évidence fonder un autrement que penser ?
Quelle part Heidegger eut-il dans cet effondrement, depuis Sein und Zeit jusqu’à son discours du rectorat de 1933, démontrant que trop d’être aboutissait possiblement à une dérive politique fascisante, parce que l’être accompagne parfois l’oubli de l’autre dans son altérité fondamentale ?
« Ce n’est pas l’homme, mais l’être qui chez [Heidegger] est au centre de son austère travail de pensée : il ne s’agit pas d’une anthropologie, qui nous ramènerait à Feuerbach, mais d’une ontologie fondamentale. Le comportement authentique de l’être-là est “la liberté pour la mort” », écrit Jean-Louis Dumas dans son Histoire de la pensée7. Ce renouvellement du sens chez Levinas prend son envol avec Totalité et infini8 pour aboutir au maître livre qu’est Autrement qu’être, qui allait ouvrir un dernier champ de recherches, celui du moment où le mot Dieu se met à signifier.
Renouveler philosophiquement l’advenue de Dieu à l’esprit, à la suite de Descartes et de Pascal, mais également de Kierkegaard, voilà la grande affaire spéculative de celui qui introduisit Husserl et Heidegger au pays, de Bergson, que l’auteur de Sein und Zeit feignit de n’avoir point lu.
Abordons plus profondément, à partir de Totalité et infini, le changement qui s’opère chez Levinas avec le recours prégnant au mot « épiphanie », qu’il préfère à « manifestation » déjà apparu dans En découvrant l’existence chez Husserl et Heidegger9, qui prend ici une valeur inchoative. Épiphanie a une signification trine, tant théologique que poétique mais d’abord philosophique, claire à chacun d’entre nous et qui explique aussi l’intérêt puissant que lui voue Levinas.
« L’épiphanie du visage comme visage, ouvre l’humanité [...] dans les yeux qui me regardent10. »
Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence le mot a acquis sa puissance intrinsèque, sa complétude ; c’est qu’il y a passage à un échelon supérieur de l’éthique, qui est tout entier dans l’acheminement de l’être du Dasein à l’« autrement qu’être ». C’est le passage de l’immanence à la transcendance, de l’ontologie à l’éthique, qui peut s’honorer d’être l’une des Voies vers la sainteté, qui est elle-même une responsabilité supérieure allant jusqu’à la substitution à l’autre, jusqu’à « la susception du don ultime de mourir pour autrui », écrit Levinas dans les dernières pages de Dieu qui vient à l’idée11. Il n’y a que les héros, les martyrs ou les saints pour atteindre à cette transcendance de l’être pour laquelle autrui est celui pour lequel je peux me sacrifier, m’offrir. « La transcendance de la révélation tient au fait que l’“épiphanie” vient dans le Dire de celui qui la reçoit12. »
L’épiphanie est plus qu’une apparition, elle s’apparente à une Révélation, en ce qu’elle « révèle » l’infini.
Avec « l’épiphanie du visage », il ne s’agit plus du visage sous sa forme plastique selon les critères de beau ou de laid, de jeune ou de vieux, mais du visage au-delà de son apparence trompeuse et éphémère par essence, dans sa dimension unique de Face humaine. La Face humaine est avant toute évocation, rappel de la souffrance et de la mort. Le visage humain porte en lui la trace et le reflet de l’humanité autant que le rappel inexorable de la faiblesse et du malheur.
Dans la mémoire génocidaire récente des peuples, chaque nom, chaque visage de victime, arrachés à l’oubli, représentent des dizaines, voire des centaines de milliers d’autres disparus, dont il ne reste pour beaucoup d’entre eux plus une trace. C’est en ce sens aussi que chaque face humaine porte sur elle la présence du monde. Je voudrais donc réfléchir sur la notion de sens. Commencer à parler, commencer à philosopher, c’est poser avant toute question une question et une seule. Je cite ici un texte à peine connu de Levinas et qui mérite de l’être. Il s’intitule « Amour et révélation13 » :
« Je pense qu’il existe une question par excellence, une question dont le contenu détermine la forme de la question ; la question de la mort. Question par excellence dans la droiture du visage, mais question où aussi je suis demandé ; le visage c’est le fait qu’on me demande et m’assigne. »
Première question, mais aussi première exposition de la question de l’être chez Levinas, qui est d’emblée réponse à l’interrogation fondamentale que pose à l’homme sa faculté de transcender sa propre mortalité.
Dans la métaphysique lévinassienne, au commencement était le visage, et ce visage est inséparable d’une parole éthique. Qu’est-ce à dire, sinon que :
« Dans l’approche du visage la chair se fait verbe, la caresse – Dire14. » Ce n’est plus Verbum caro factum est, c’est Caro verbum facta est. Rupture philosophique extraordinaire. C’est ici que Levinas en appelle à la maternité comme à un stade supérieur de la condition humaine. Y a-t-il une sainteté dans la maternité ? Le terme « sainteté » qui soulève, dans le discours philosophique, une amphibologie, nous oblige à réfléchir également sur la terminologie métaphysique de ce terme. Pourquoi Levinas, de tradition juive, l’emploie-t-il de préférence à celui de « justice » ? C’est qu’il préfère au terme hébreu de tzadik ou tsedakah (« juste » et « justice »), celui de kaddosh, le « saint », et de kedousha, la « sainteté », qui sont un stade supérieur de la justice, autant en philosophie qu’en théologie. La sainteté, c’est ce qui est au-dessus de la justice, et le saint est supérieur au juste, qui ne serait, selon son acception, que juste. Or, notre tradition a également ses martyrs et ses saints, même si elle préfère employer, en français du moins, le terme de « juste », pour se démarquer du christianisme et surtout de l’Église catholique.
La femme incarne le passage du charnel au spirituel, de ce qui ne relève pas essentiellement de la chair. Par le don de la vie, la femme transcende ce qui, dans l’accouplement, relève principalement du désir, du charnel, de l’érotique, pour le métamorphoser en une incessible responsabilité : accepter le vivant en elle, au prix de sa liberté, de son bien-être. C’est par ce dépassement physique et métaphysique que Levinas peut écrire que « dans l’approche du visage la chair se fait verbe ». Le féminin occupe une place importante dans la pensée philosophique mais également biblique et talmudique du philosophe. Elle est l’acmé de l’humain. En témoignent deux passages somptueux d’Autrement qu’être :
« Dans la maternité signifie la responsabilité pour les autres – allant jusqu’à la substitution aux autres et jusqu’à souffrir et de l’effet de la persécution et du persécuter même où s’abîme le persécuteur. La maternité – le porter par excellence – porte encore la responsabilité pour le persécuter du persécuteur15. »
Et « Vulnérabilité dont la maternité dans son intégral “pour l’autre” est l’ultime sens qui est la signifiance même de la signification16 ».
Par cette dimension paroxysmique de la responsabilité pour le prochain, trop chrétienne selon certains, qui est pour Levinas « la structure essentielle, première, fondamentale de la subjectivité », se situe ce par quoi Autrement qu’être dépasse encore Totalité et infini. Dans cette responsabilité allant jusqu’à la condition ou l’incondition d’otage, Paul Ricœur voyait le caractère excessif, hyperbolique de la pensée de Levinas. Il a raison, mais cela n’empêche pas qu’il y a dans cette volonté de faire advenir de façon totalement immodérée l’amour substitutif, sacrificiel, oblatif, hors de toute visée chrétienne, une dimension rare de la philosophie, se mêlant de sainteté. N’y a-t-il pas ici une façon de rédimer la dette morale de philosophes qui ont pactisé, depuis Platon jusqu’à Heidegger, avec les tyrans, au nom de cette « logique occidentale, [...], [qui] est tyrannique “by définition17” » ?
Seuls les mères et quelques saints – ou justes – passent ainsi à « l’autre de l’être ». La philosophie chinoise, que Levinas ne connaissait guère, conçoit, depuis Confucius, le Souverain Bien, que l’on appelle le Ren. Le caractère se compose de l’élément homme et du chiffre 2 : autrement dit, l’altérité à l’état pur. Dans ses Entretiens, Confucius écrit [VI, 28] : « Puise en toi l’idée de ce que tu peux faire pour les autres – voilà qui te mettra sur la voie du ren 18 ! » Anne Cheng nous rappelle que cette vertu d’humanité est si rare « que Confucius ne juge personne digne de cette qualification ».
Renouveler philosophiquement l’advenue de Dieu à l’esprit, à la suite de Descartes et Pascal, mais également de Kierkegaard, aura été le dernier chantier de Levinas au cours des quinze dernières années de sa vie. D’un autrement qu’être à un autrement que penser à partir d’une remise en question des bases de la philosophie occidentale.
Cet « autrement que penser » ne revient-il pas à un « au-delà de la venue de Dieu à l’idée » comme Platon parle dans La République d’un « au-delà de l’essence » ?
Il y a dans cette philosophie un sens si profondément neuf, qui prend la forme d’un au-delà de l’ontologie et une autre voie que la phénoménologie – même si Levinas est par ailleurs phénoménologue – que l’on ne peut pas ne pas lui donner le nom de métaphysique – ou mieux, de métaéthique. Même si l’éthique n’est pas plus une « philosophie première » que ne le serait l’ontologie, comme l’écrit Jacques Rolland dans son remarquable essai philosophique Parcours de l’autrement : lecture d’Emmanuel Levinas19. Mais Blanchot perçoit bien dans la pensée lévinassienne « un bouleversement philosophique qui met l’éthique au commencement20 ».
Rien ne serait plus faux que de confondre l’éthique de l’auteur de Totalité et Infini avec la morale et tout son halo de lois et d’interdits. Elle n’a de même aucun rapport avec Fondements de la métaphysique des mœurs, où Kant établit nettement la primauté du devoir envers soi-même sur le devoir envers les autres. Non, elle ne peut se définir que comme sainteté. C’est là tout le courage de cette philosophie que d’avoir sorti la sainteté du seul domaine de la transcendance religieuse et de l’avoir introduite dans le domaine de la raison, du concept en même temps que de la métaphysique. Mais ne pas poser la question de la limite du bien radical est également dangereux. Comment, au nom de cette responsabilité, ne pas aller « à l’encontre de la loi morale21 » comme le demande Hannah Arendt ?
Cette volonté d’introduire la sainteté au rang des catégories philosophiques est l’aboutissement, le parachèvement de cette conscience qui habita si longtemps Levinas. Question si souvent édulcorée, voire critiquée par quelques philosophes méprisants des champs qu’ils ignorent ou qu’ils relèguent en marge de la philosophie – sans même parler de ceux qui, sous couvert de leurs critiques, font encore allégeance à l’antisémitisme, jusqu’à taxer de non-philosophe un philosophe d’origine ou d’appartenance juive.
Quant à nous qui nous interrogeons sur ce que la philosophie a encore à nous enseigner, il nous revient de prendre conscience de celle qui se veut sagesse de l’amour et de cet amour en tant qu’il est un autrement qu’aimer.