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Autrement que penser avec Levinas une philosophie de la rupture

Qu’appelle-t-on penser ?

À cette question première, ajoutons celle qui ouvre le livre de Heidegger Was ist das – die Philosophie ? On se souvient qu’à la première page de son livre, le philosophe allemand rappelle la parole de Gide : « C’est avec les plus beaux sentiments qu’on fait la mauvaise littérature. » Et Heidegger d’ajouter :

« Les sentiments, même les plus beaux, n’appartiennent pas à la philosophie. Les sentiments, dit-on, sont quelque chose d’irrationnel. La philosophie, au contraire, n’est pas seulement quelque chose de rationnel, mais la véritable garante de la raison1. »

Suite à quoi, il pose une série de questions, dont celle-ci : « Est-ce la raison elle-même qui s’est rendue maîtresse de la philosophie ? Si oui, de quel droit ? Sinon, d’où reçoit-elle sa mission et son rôle ? »

 

Nous savons tous que le mot même de philosophie vient du grec ancien φιλοσοφία, composé de φιλεϊν, « aimer » et σοφία, « la sagesse, le savoir », c’est-à-dire littéralement « l’amour de la sagesse ». Mais songeons-nous souvent à toute l’amphibologie qu’il recèle, ce mot de philosophie, dès son énoncé, à la problématique inhérente et constitutive de son étymologie ? Cet « amour de la sagesse » a tôt fait de disparaître pour tant de philosophes donneurs de leçons, qui lui substituent bien vite « l’amour du savoir » ou encore la « quête de la sagesse » ou la « quête de la connaissance », comme pour signifier que la sagesse de l’amour n’était pas à la hauteur de la vraie philosophie. Mais approfondissons les différences de lecture, puisque philosophia peut signifier contradictoirement « amour de la sagesse » (Liebe zur Wahrheit) aussi bien que « amour du savoir » (Liebe zum Wissen) ou encore « désir du savoir », dans une vision aristotélicienne. Levinas, sur ce plan, rompt avec Aristote, Platon et tout un pan majoritaire de la philosophie occidentale jusqu’à Heidegger bien sûr mais également Adorno, qui accordait un primat à l’amour du savoir sur la « sagesse de l’amour », qui révolutionne en quelque sorte l’image que beaucoup ont de la philosophie. Si σοφία est bien la sagesse, possiblement aussi « savoir », φιλεϊν, de qualificatif de la sophia en devient pour ainsi dire l’attribut : l’essence de la sagesse est de porter à aimer – selon l’enseignement de Levinas.

D’emblée, remarquons que la philosophie n’est pas chinoise, n’est pas indienne, ni juive, ni arabe, même s’il y eut par la suite surtout une philosophie juive et arabe très puissante au Moyen Âge et des écoles de pensée magistrales en Inde comme en Chine.

Le XXe siècle connut une efflorescence de philosophes sur cette vieille terre d’Europe, où allaient se perpétrer les deux guerres mondiales avec leurs millions de morts et l’une des plus grandes tragédies de l’humanité : l’Holocauste ou Shoah, qui est l’extermination de six millions de Juifs européens, si liée que fût la communauté juive polonaise à la propre tragédie de la Pologne à côté d’autres tragédies sans nom comme les génocides arménien, cambodgien, et celui des Tutsi à la fin du siècle, mais encore les grandes purges staliniennes et celles ordonnées par Mao et sa garde rapprochée lors de la Révolution culturelle.

Emmanuel Levinas a vingt-deux ans quand il assiste en 1928-1929 à l’université de Fribourg aux derniers cours d’Edmond Husserl et découvre la phénoménologie, qui marquera toute sa pensée. Ce qui s’ouvre à lui à travers sa parole et son œuvre c’est l’intentionnalité non théorétique, non réductible au savoir. Les deux derniers cours du maître portaient sur la notion de psychologie phénoménologique et sur la constitution de l’intersubjectivité.

Mais c’est sa découverte de Sein und Zeit de Heidegger qui transfigura sa vie philosophique, même s’il devait être de plus en plus critique vis-à-vis de Heidegger à partir de sa profession de foi nazie. Il n’empêche qu’il plaça très tôt Être et Temps parmi les cinq chefs-d’œuvre de la philosophie occidentale, au même rang que le Phèdre de Platon, la Critique de la raison pure de Kant, La Phénoménologie de l’esprit de Hegel et que l’Essai sur les données immédiates de la conscience de Bergson. Après cette découverte de l’idée d’intentionnalité de la conscience, le jeune phénoménologue comprend que « l’être commande l’accès à l’être. L’accès à l’être appartient à la description de l’être2 ». Puis, la conscience d’une « ontologie fondamentale » que recèle le terme « être » chez Heidegger lui est révélation.

Ce qui m’intéresse ici est de tenter de développer le processus philosophique et phénoménologique que Levinas a construit à travers la diachronie, en tant qu’elle présuppose et annonce le primat de l’autrement qu’être, qui est constitutif d’une rupture radicale de l’ordre de l’être avec la conception du temps traditionnelle3 – fût-elle celle de la durée bergsonienne, déjà novatrice. Je voudrais simplement parvenir à montrer, à partir d’une analyse succincte, comment la fascination de Levinas pour « le problème ontologique de l’être » découvert chez Heidegger va faire naître l’une des œuvres les plus critiques, voire l’une des plus hérétiques, de la philosophie contemporaine, au nom d’une éthique non pas totalitaire comme on a voulu le faire croire, mais simplement principielle.

Au début des années 1930, Levinas nous livre ses Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme. Il développe ses premières analyses sur la liberté, le libéralisme, le marxisme. Derrière celles-ci, c’est toute la critique du racisme, de l’extrême danger du retour au Même, de l’abolition de l’Autre, de sa démonisation, que dénonce le jeune Levinas dans cette problématisation de la politique national-socialiste, puis marxiste, à l’œuvre dans l’Union soviétique de Staline, deux régimes d’absolue terreur. Par-delà la problématique de la liberté apportée par les Lumières françaises et l’Aufklärung allemande, c’est en même temps l’héritage biblique, judéo-chrétien, qui est ici en danger, mais c’est d’abord, dit Levinas, « l’humanité même de l’homme ».

Héritier de ce double héritage biblique et philosophique, parlé en hébreu et en araméen d’une part, en grec, en latin, en allemand et en français, d’autre part, Levinas se montra fidèle à la tradition platonicienne du « Bien au-delà de l’être », que n’ignorait pas Bergson après Descartes, Pascal, Kant et Husserl. Mais cet héritage rencontre aussi éminemment Hegel, dont la puissante Phénoménologie de l’esprit a si profondément marqué ses héritiers directs comme ses opposants. Il fallait de toute évidence poser le principe de totalité et une théorie de l’histoire pour qu’on pût les critiquer ! Cette fidélité lévinassienne va de pair avec une résistance, une opposition farouche à ce primat de l’ontologie qui domine la pensée, la philosophie occidentales.

Présupposons donc que toute l’œuvre de Levinas réponde à la question première de Heidegger, qui est non pas : « Was ist das – die Philosophie ? », mais bien plutôt « la question de la signification de l’être, comme verbe4 », par celle-ci : une philosophie qui ne serait qu’une ontologie fondamentale serait-elle encore philosophie ? La question peut paraître brutale, voire même blasphématoire aux oreilles de quelques-uns. Chacun sait qu’il ne suffit pas de savoir ce qu’elle est pour être capable d’en faire quelque chose, et qui ait un sens humain tangible. C’est bien sûr à l’intérieur de la philosophie et non à l’extérieur de son champ d’application que Levinas s’interroge et veut poser une rupture – rupture contre l’indifférence – une critique par rapport à une tradition du logos grec, qui s’est davantage préoccupé du voilement de l’être que du voilement de l’autre de l’être, du « Bien au-delà de l’être » platonicien, et finalement de l’« autrement qu’être ».

Nous ouvrons là une question cruciale. Levinas pense la responsabilité et la diachronie même du temps comme données constitutives et garantes, non pas du pur savoir, de la pure pensée, ni même de la philosophie pure, qui se suffiraient peut-être et encore, dans l’agora, loin du monde, mais d’une théorétique qui le cède à l’acte, à la mise en pratique, car on n’est jamais en phase avec une philosophie qui se pense comme « autrement qu’être », hors de portée de cette diachronie qui porte en elle toute la socialité du monde, telle une impossible indifférence à l’autre.

Une noèse, autrement dit l’acte de penser, qui se contenterait de son noème, l’objet intentionnel de la pensée, aboutirait selon le philosophe – si je le comprends correctement – à une théorétique stérile, desséchée. Est-ce justement ce balancement, cette dialectique qui est aussi une alternative impérieuse, entre phénoménologie et concrétude, qui font que cette œuvre se tient toujours sur les bords, aux limites, à la frontière entre la philosophie et quelque abîme de sainteté ? Levinas prend le risque d’être en permanence sur la tangence, à la lisière même de ce qui est toléré par les tenants d’une orthodoxie qui n’aiment ni les déviances, ni les références à un ordre qui n’est pas proprement le leur, comme le droit de cité que Levinas accorde aux prophètes5 d’Israël ou à certains sages du Talmud et, bien plus encore, le recours constitutif de sa problématique, de son mode de pensée, à des vocables d’un ordre autre que celui de la philosophie, tels que sainteté, épiphanie du visage, « susception du don ultime de mourir pour autrui6 ».

Ainsi Levinas se tient-il aux confins, aux frontières, aux limites d’un discours qui revendique l’entière appartenance à la philosophique.

Le dialogue avec Derrida

C’est pourquoi Jacques Derrida est ici, pour nous, un passage obligé en ce sens qu’il nous oblige aussi par son questionnement. Approfondissant l’anti-hégélianisme de son aîné de manière brutale, frontale – son analyse heurta Levinas –, Derrida utilise les mots de protestation, de confrontation. Confrontation, en particulier « avec l’anti-hégélianisme de Feuerbach et surtout de Jaspers, avec l’anti-husserlianisme aussi de ce dernier », deux philosophes que ne cite guère Levinas, mais peu importe s’il peut y avoir entre eux, comme le souligne le père de la déconstruction, une possible convergence. Soulevant une « contradiction de système », Derrida va jusqu’à s’interroger sur le sens d’une nécessité pour Levinas : « celle de s’installer dans la conceptualité traditionnelle pour la détruire ? Pourquoi cette nécessité s’est-elle finalement imposée à Levinas ? Est-elle extrinsèque ? N’affecte-t-elle qu’un instrument, qu’une “expression” qu’on pourrait mettre entre guillemets ? Ou bien cache-t-elle quelque ressource indestructible et imprévisible du logos grec7 ? »

Derrida s’en prend, à travers ces interrogations, à l’un des aspects saisissants de la problématique lévinassienne, qui s’incarne par et dans une certaine violence, usant d’une volonté de destruction et donc de reconstruction de la tradition spéculative occidentale, laquelle, à de rares exceptions près, fut si longtemps incapable de passer à l’autre de l’être, autrement qu’être, et à entendre un discours aussi radical sur le visage de l’autre homme, qui est aussi le visage de l’autre femme. Démontrer que seule l’éthique a précellence sur l’ontologie, et qu’à ce titre elle constitue bien la philosophie première et non pas une branche parmi d’autres de la discipline, importe certes à Levinas, mais il faut parvenir pour cela à faire trembler les assises de la philosophie. Et cela, qui peut le faire ?

Protestation, confrontation il y a, mais Derrida semble reprocher à « Levinas d’être heureux », comme le pense Jean-Luc Marion8. Ne sait-il pas qu’au cœur de la pensée déconstructionniste de Levinas germe une rupture plus cruciale encore, qui date d’avant l’expérience de fin du monde vécue entre 1940 et 1945 – où « dieu est véritablement mort ou retourné à son irrévélation9 » – mais que Levinas conceptualise pour la première fois en 1946, dans son cycle de conférences sur Le Temps et l’Autre. Il terminait son premier cours en levant une proposition de la plus grande importance : « C’est [...] vers un pluralisme qui ne fusionne pas en unité que nous voudrions nous acheminer ; et, si cela peut être osé, rompre avec Parménide10. » Pourquoi Parménide ? Parce que la spéculation parménidienne ignore l’altérité du prochain, ignore l’autre en tant qu’autre. Nous savons maintenant combien l’acheminement philosophique de Levinas présuppose, avant même son exposition de l’autrement qu’être, un arrachement à la notion d’être, du Dasein heideggerien, et plus encore à la distinction majeure de Sein und Zeit entre l’infinitif Sein et son participe présent Seiendes, autrement dit, entre exister et existant.

La nouveauté phénoménologique d’Emmanuel Levinas est au prix de cet arrachement-là, de cette rupture d’avec la notion d’être, de cette rupture aussi avec toute la philosophie du dialogue, du Je-Tu, conceptualisée par Buber et reprise par beaucoup de philosophes, dont Paul Ricœur. Son Soi-même comme un autre prend le contre-pied du discours lévinassien.

Levinas découvre l’innovation radicale de Descartes, celle de la pensée de l’infini, d’où naîtra des années plus tard son concept et principe fondateur, celui d’« épiphanie du visage », car c’est le visage que le criminel, que le bourreau ne veut pas regarder, veut ignorer pour mieux le détruire, le torturer à mort. C’est à partir de la conscience de l’infinie responsabilité du moi et de l’unicité irréductible de l’être humain que, dans la mouvance de Franz Rosenzweig et de son Étoile de la Rédemption (1920), il s’oppose radicalement à la totalité hégélienne notamment. Face à la mort rencontrée sur les champs de bataille de la Grande Guerre, Rosenzweig, qui mourra en 1929, rompit définitivement avec le principe de totalité.

Évoquant en 1982 tout le tragique de notre époque, à travers les noms ou adjectifs suivants : hitlérisme, stalinisme, Hiroshima, goulag, les génocides d’Auschwitz et du Cambodge, Levinas poursuivait :

« Siècle qui s’achève dans la hantise du retour de tout ce que ces noms barbares signifient. Souffrance et mal imposés de façon délibérée, mais qu’aucune raison ne limitait dans l’exaspération de la raison devenue politique et détachée de toute éthique11. »

En 1961 paraît Totalité et infini, « essai sur l’extériorité ». Où en est le philosophe avec l’approfondissement de son concept de responsabilité et sa notion d’épiphanie du visage, qui appelle, de l’intérieur, à un dépassement de la philosophie ? À ce stade, il faut comprendre ce que le philosophe entendait avec ce concept d’extériorité. Le noyau de cette analyse de l’extériorité est la phénoménologie du visage à travers un langage qui est encore ontologique – ce que ne sera plus celui d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. L’extériorité primordiale n’est pas spatiale, elle est incarnée par l’Autre. La véritable extériorité est l’altérité.

Raison malade d’elle-même. Que cette époque lourde de promesses et de rêves démocratiques avortés, commencée au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui s’achève en 1970, après le bouleversement quasi planétaire de 1968 – dont l’un des actes les plus tragiques fut l’écrasement, au mois d’août, du « printemps de Prague » par l’entrée des chars soviétiques à Prague, suivi de l’immolation par le feu de cet étudiant en philosophie âgé de vingt ans, Jan Palach, le 19 janvier 1969 – que cette époque-là ait inspiré à Levinas Autrement qu’être ou au-delà de l’essence (1974) est l’une des traces de ce que la pensée philosophique occidentale put porter de plus noble au cours du dernier tiers du XXe siècle.

L’élaboration de la métaphysique qui se dévoile dans le livre commence dans le mouvement né de cette phénoménologie du visage, qui est indubitablement une métaphysique de l’altérité, pour parvenir à une métaéthique. Tandis qu’avec Autrement qu’être le philosophe opère un tournant décisif de sa pensée : le visage n’est plus seul au centre de la phénoménologie, c’est la « responsabilité » à l’égard d’autrui, qui définit le Moi et devient l’axe principiel, cardinal, de son analyse. Il y a bien une révélation spéculative, métaphysique, qui s’opère ici et cette révélation est celle de l’autre en tant qu’il m’assigne, qu’il m’appelle, qu’il m’oblige. Levinas ne craint pas de recourir au langage théologique qu’il élève à l’état de concept, en donnant à ces vocables une dimension soudain universelle, qui leur faisait défaut. Nous y reviendrons.

L’extériorité est-elle au début ou à la fin de la critique de la totalité, de la critique de l’ontologie ou plus encore de la critique de la guerre sur laquelle s’ouvre le livre ? Sortir de soi, est-ce le début de l’extériorité, de la précellence de l’Autre sur le Même ? Qu’est-ce qui vient faire sortir de soi l’être, le Même, le conatus essendi, l’être persévérant dans son être de Spinoza ?

Le commencement de l’extériorité ne serait-il pas ce que Levinas nomme l’« asymétrie de l’intersubjectivité » ? Mais pour comprendre un peu mieux ce dont il s’agit, il faut rappeler l’analyse qu’il en fait dans De l’existence à l’existant, écrit au lendemain de la guerre (1947). Nous lisons ceci :

« L’espace intersubjectif est initialement asymétrique. L’extériorité d’autrui n’est pas simplement l’effet de l’espace qui maintient séparé ce qui, par le concept, est identique, ni une différence quelconque selon le concept qui se manifesterait par une extériorité spatiale. C’est précisément en tant qu’irréductible à ces deux notions d’extériorité que l’extériorité sociale est originale et nous fait sortir des catégories d’unité et de multiplicité qui valent pour les choses [...]. L’intersubjectivité n’est pas simplement l’application de la catégorie de la multiplicité au domaine de l’esprit. Elle nous est fournie par l’Éros12 [...]. »

L’Éros est donc constitutif de l’intersubjectivité et peut-être déjà aussi de l’asymétrie qui existe entre le Moi et l’Autre dans le rapport érotique. L’Éros s’entend donc sous les espèces de l’extériorité comme une catégorie à part entière. Le moi ne perd-il pas de son « égoïté tragique, retournant à soi », se demande Levinas, « sous les espèces » de cette notion de fécondité ? Pour le philosophe, il apparaît clairement que l’intersubjectivité de l’amour érotique porte vers un au-delà de la subjectivité, vers une sortie de l’être qui est déjà transcendance, car la fécondité est inscrite au plus profond du désir érotique, elle en est intrinsèquement constitutive – même si la sexualité moderne s’attache à séparer le désir et la jouissance de la fécondité. La subjectivité telle qu’elle se dessine à partir de Totalité et infini est rupture d’avec l’égoïté, et déjà hospitalité, responsabilité pour l’autre.

La philosophie d’Emmanuel Levinas est portée par une pensée « qui porte toute pensée, [ma] pensée de l’infini plus ancienne que la pensée du fini, [qui] est la diachronie même du temps, la non-coïncidence, le dessaisissement même : une façon d’“être voué” avant tout acte de conscience, et plus profondément que la conscience, de par la gratuité du temps13 [...] ».

C’est donc à l’infini que notre penseur oppose l’idée de totalité. Se lèvent une intrication et comme une intrigue des plus profondes entre la totalité, l’extériorité, le visage d’autrui et l’infini. C’est dans ces quatre vocables, ces quatre événements de l’Être, que se joue toute l’intrigue métaphysique de la pensée de Levinas. Dans Totalité et infini, il réfutera définitivement l’idée de totalité. Ni « la synthèse du savoir, [ni] la totalité de l’être embrassée par le moi transcendantal [...] » ne peuvent être « les instances ultimes du sensé14 », lisons-nous dans cette préface à l’édition allemande du livre, qui date de 1987, soit vingt-six ans après sa première publication.

Levinas pose d’emblée que l’idée de la relation à l’infini « n’est pas un savoir, mais un désir. J’ai essayé de décrire la différence du Désir et du besoin par le fait que le Désir ne peut être satisfait ; que le désir, en quelque manière, se nourrit de ses propres faims et s’augmente de sa satisfaction. Le Désir est comme une pensée qui pense plus qu’elle ne pense, ou plus que ce qu’elle pense15 ». Dans cette différence ainsi posée entre Désir et besoin, Levinas ouvre une seconde problématique, celle du temps, de la durée. C’est là l’apport puissant de Bergson. Le besoin s’inscrit dans la durée, il en est constitutif. Ce Désir qui porte en lui l’infini en même temps qu’il est porté par lui n’est absolument pas le désir érotique, qui est besoin d’un assouvissement primaire au même titre que la faim, la soif, faire ses besoins. On n’est plus dans l’ordre du besoin mais dans celui d’une voix qui vient du plus profond de l’être et porte vers un au-delà de l’être. Ce Désir est une inquiétude, un appel qui me vient par le visage de l’autre – qui est aussi, nous en parlerons en terminant, le visage du tiers, « dans le visage de l’étranger, de la veuve et de l’orphelin » – parole éminemment biblique à laquelle recourt si souvent Levinas dans sa philosophie – comme s’il ne pouvait y avoir de philosophie respectable, de philosophie juste, qui ne veille à partir de la Raison, du Dire, du Penser, sur l’attention portée justement à la veuve et à l’orphelin. Que serait une philosophie qui ne se soucierait que du Même, que du Soi sans être saisie par le Visage du sans-défense ? Sans être dé-saisie, faudrait-il dire plus exactement. Il y a un dessaisissement de l’être, du moi, dans cette responsabilité inchoative pour autrui.

Métaphysique de la temporalité dans sa signification éthique, qui n’oublie pas Kant – dont « l’exaltation de la raison théorique en raison pratique » fut saluée par Levinas. Il importe déjà de définir le mot même de métaphysique. Meta signifie « ce qui vient après » et φυσικά, physiká, la « nature », autrement dit ce qui vient après les choses de la nature ». On doit dire que la nouveauté fondamentale qu’opère Levinas vient de la différence d’approche de la question première. L’accusation que Heidegger porte à la métaphysique est de dire qu’elle détourne la pensée de l’être en tant qu’être au profit d’êtres suprêmes. Pour Levinas, la différence était dans l’origine même du µfita de la μέταφυσικά. Il ne s’agit pas pour lui de relier cet après à la nature, ni à la physique, mais à l’Être dans son Être et de renverser la perspective : ce qui vient après l’Être, donc après le Moi, c’est l’Autre dans son altérité irréductible.

Une confidence faite par Heidegger lors d’un séminaire de Zollikon marque bien la différence infranchissable entre lui et le philosophe d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence. Voici ce qu’il confiait : « L’impulsion de ma pensée entière remonte à une proposition d’Aristote qui dit que l’étant est énoncé de multiples manières. Cette proposition fut à vrai dire l’éclair qui déclenchait la question : quelle est alors l’unité de ces multiples significations de l’être, que veut dire “être” comme tel16  ? » Levinas, lui, est platonicien, plaçant au fondement même de la philosophie ce Bien au-delà de l’Être.

Dans Totalité et infini, Levinas crée un nouveau concept, un peu déroutant sans doute au premier abord, celui de l’« épiphanie du visage ». Épiphanie vient du grec et signifie « manifestation ». L’épiphanie du visage est donc la manifestation transcendante de l’Être, de la métaphysique, de la socialité. Cette transcendance n’est pas rayonnante ni glorieuse, elle se fait dans la nudité du visage de mon prochain, visage sans défense, exposé à la maladie, au meurtre, à la mort, qui appelle, en retour, ma responsabilité, ma conscience intentionnelle, mon « amour sans concupiscence ». Face à cette révélation du visage de l’Autre, le phénoménologue radicalise son discours. Dans les dernières années de sa vie, devant écrire une préface pour l’édition allemande de son livre, Levinas recourt à un vocabulaire souvent étranger au champ philosophique mais qu’il plie à la dimension du concept. Le mot sainteté par exemple, qui n’est pas absent du livre, prend dans sa nouvelle préface un nouvel accent. Comment ne pas aborder même très rapidement Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, livre magistral, où Levinas change d’axe, en creusant l’abîme de la responsabilité pour l’autre être, jusqu’à faire de moi son otage. Terrible notion paroxysmique, hyperbolique, qui ne semble plus être de l’ordre de la philosophie du tout, mais appartenir à un autre ordre du monde, un autre ordre de pensée. Un « autrement que penser » qui est à la lettre, un « Autrement qu’être ». Disons qu’il y a une radicalité chez lui qui dérange, trouble, provoque et, disons-le, fait frémir plus d’un d’entre nous, poussant jusqu’à l’opposition pure et nette. Ricœur est l’un des meilleurs exemples de ces philosophes, qui, tout en partageant un même souci de la responsabilité, refusent les thèses de Levinas. Et le philosophe de Soi-même comme un autre reproche à l’auteur d’Autrement qu’être un « terrorisme verbal17 », et dénonce le « traumatisme de la substitution », pour reprendre les mots de Jean-François Rey, appelé par Levinas et il pose un refus d’adhésion quant au rapport que le moi traumatisé entretient avec le tiers dans le retour à la justice.

En effet, posons la question de savoir si avec « la substitution à autrui », nous sommes encore dans le domaine de la philosophie ou déjà dans quelque champ transcendant qui échappe à tout concept, à toute rationalité de la pensée. Nous ne sommes plus en phase avec le concept de responsabilité car cette notion excède tout concept, toute philosophie, toute métaphysique. Il n’y a que les saints qui soient capables de se substituer à autrui et non pas les philosophes. Pourtant, Levinas va au bout de son discours jusqu’à « l’essoufflement du chercheur » et du lecteur, dans une ascension vertigineuse vers une métaphysique transcendante et non pas transcendantale. Dépossession vertigineuse du Soi au service de l’autre, censé incarner toujours la veuve, l’orphelin, le pauvre, certes, mais quand l’autre est mon bourreau, mon tortionnaire, et non pas seulement le mien, mais celui des miens, qui sont encore autres parmi les autres, qui sont « les êtres les plus proches » parmi l’ensemble de mes prochains et de mes lointains ? Pour le philosophe, l’autrement qu’être est un « autrement que penser » et un « autrement qu’aimer », la responsabilité qui est la mienne va jusqu’à ma responsabilité pour la faute d’autrui, jusqu’à ses crimes.

Métaphysique pour laquelle le mot philosophie retrouve sa racine grecque qui advient du plus loin de la conscience non intentionnelle. Levinas termine sa préface à l’édition allemande de Totalité et infini en se demandant « si cette sagesse aimée et attendue des philosophes n’était pas, par-delà la sagesse du connaître, la sagesse de l’amour ou la sagesse en guise d’amour. Sagesse qui enseigne le visage de l’autre homme ! ». Mais surgit aussi dans ce face-à-face, dans cette responsabilité excessive pour mon prochain, le tiers, et c’est à cet instant que le discours du philosophe sur la substitution à l’autre, mon « incondition d’otage » se tempère par la justice. Je ne peux rester indifférent à ce que l’un fait à l’autre et dois comparer, juger, considérer les actes de chacun de mes prochains l’un envers l’autre. Nous avons parlé plus haut de l’« asymétrie de l’intersubjectivité », nous y revenons en conclusion, car dans la société, je ne puis être voué qu’à mon seul prochain, car tous sont mes prochains, et il y a alors une priorité qui se fait jour, priorité constitutive du recours à une visée comparative, à la justice qui m’oblige en interrompant ma proximité à sens unique avec mon prochain dans ses rapports avec les autres. « La relation avec le tiers est une incessante correction de l’asymétrie de la proximité où le visage se dévisage18 » , précise l’auteur d’Autrement qu’être.

Que Levinas ait voulu rappeler que la philosophie est la « sagesse de l’amour », qui le nierait ! mais qu’il ait surtout et fondamentalement contribué à ce qu’elle « apporte la sagesse à l’amour19 », cela est toute la grandeur, toute l’ampleur et toute la spécificité de sa philosophie. C’est en étant fidèle à la tradition biblique, à travers un discours philosophique, phénoménologique et éthique qu’il a retrouvé la métaphysique qui nous vient des Grecs. Levinas apporta à la philosophie occidentale un accent inimitable, une voix qui n’est pas seulement grecque, une voix qui vient aussi d’un substrat sémitique, une voix qui porte en elle les tragédies imprescriptibles du siècle dernier, une voix qui n’a cessé de rappeler que « la Place du Bien au-dessus de toute essence est l’enseignement le plus profond – l’enseignement définitif – non pas de la théologie, mais de la philosophie20 ».

C’est ce dire ultime de l’architecte de l’autrement qu’être, de l’autrement que penser, et se dévoile dans De Dieu qui vient à l’idée, et élabore une nouvelle catégorie philosophique, celle de la « venue de Dieu à l’idée » caractérisée, stigmatisée presque par la suspension, l’époché, de « l’impénitente persévérance de l’être ». Cette advenue « de Dieu à l’idée » ne saurait ni « ne doit être pris[e] pour une “nouvelle preuve de l’existence de Dieu21” », insiste l’auteur. Nous sommes ici plus que jamais dans un domaine philosophique qui ignore le théologique. Levinas n’a pas attendu ce stade pour recourir à la notion ou au concept de sainteté, comme si la sainteté ne devait être du seul domaine du religieux mais entrer de plain-pied dans le champ d’une pensée qui pense plus qu’elle ne pense. Nous sommes dans le domaine métaphysique.

Cela, Jacques Derrida l’a entendu, l’a compris quelque trente ans après sa sévère attaque faite à la philosophie de Levinas. Dans Adieu, il dit cela avec toute sa force, son autorité morale. Relisons ces quelques lignes en forme d’épilogue momentané :

« Oui, l’éthique avant et au-delà de l’ontologie, de l’État ou de la politique, mais l’éthique aussi au-delà de l’éthique. Un jour, rue Michel-Ange, [...] il me dit : “Vous savez, on parle souvent d’éthique pour décrire ce que je fais, mais ce qui m’intéresse au bout du compte, ce n’est pas l’éthique, pas seulement l’éthique, c’est le saint, la sainteté du saint.” Et je pensai alors à une singulière séparation, l’unique séparation de ce voile donné, ordonné par Dieu, ce voile que Moïse devait confier à un inventeur ou un artiste plutôt qu’à un brodeur, et qui, dans le sanctuaire, séparerait encore du Saint des Saints, comme je pensai aussi à ce que d’autres Leçons talmudiques aiguisent de la distinction nécessaire entre la sacralité et la sainteté, c’est-à-dire, la sainteté de l’autre [...]22 »

Plus qu’un hommage, ces lignes de Derrida disent une proximité, au-delà de l’excès, de l’hyperbole, du scandale presque, de cette « substitution ». Derrida se souvenait de la Shoah autrement que Paul Ricœur ou d’autres philosophes, qui n’ont pas connu cet état de persécuté qu’ont vécu dans leur chair et leur âme les Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale, à côté d’autres peuples comme les Tziganes et comme les Polonais par exemple.

1 Heidegger, Questions I et II, traduction de Kostas Axelos et Jean Beaufret, coll. « Tel », Gallimard, 1993, p. 317-319.
2 Éthique et infini, dialogues avec Philippe Némo, Fayard, 1982, p. 27 ; Le Livre de Poche, coll. « Biblio-essais » [cité désormais EI].
3 Cf. la remarquable analyse de la diachronie de Rodolphe Calin et de François-David Sebbah in Le Vocabulaire de Levinas, Ellipses, 2002.
4 EI, p. 34.
5 Je renvoie ici à la très belle page que Michel Foucault consacre au rôle du prophète dans Le Courage de la vérité – Le gouvernement de soi et des autres II, Hautes Études – Gallimard/Seuil, 2009, qui est son dernier cours.
6 DQVI, op. cit., p. 247.
7 Cf., in L’Écriture et la différence, « Violence et métaphysique – essai sur la pensée d’Emmanuel Levinas », Seuil, coll. « Points », 1979, p. 117-228.
8 Entretien avec J.-L. Marion, Cahiers d’études lévinassiennes, 2009, n° 8, p. 109-125.
9 Humanisme de l’autre homme, op. cit. Nous nous référons à l’édition Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », p. 46.
10 Op. cit., 1983, p. 20.
11 EN, op. cit., p. 107.
12 Vrin, 1947, p. 161-163.
13 DQVI, op. cit., p. 12.
14 TI, op. cit., p. I-IV.
15 EI, op. cit., p. 86-87.
16 M. Heidegger, Zollikoner Seminare, Francfort, Klostermann, 1987, p. 155.
17 Autrement, conférence au Collège international de philosophie, PUF, 1997, p. 26.
18 AEAE, p. 246.
19 DQVI, p. 172.
20 TI, op. cit., p. 106.
21 DQVI, op. cit., p. 252.
22 Adieu, in L’Arche, février 1996, p. 84-90.