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La question de Dieu après Auschwitz

La mémoire de la tragédie n’est pas en soi une religion ou sinon elle aboutit à des apories et des impasses tragiques. Non, Auschwitz-Birkenau n’est pas une religion, ni un credo, il doit être un appel à la vigilance, un appel à transformer la mémoire en responsabilité. Le philosophe et théologien juif Emil Fackenheim a toujours pensé qu’après Auschwitz une 614e mitzva, obligation rituelle ou morale respectée par les juifs pratiquants, consistant à ne pas abandonner le Dieu d’Israël au risque de donner des victoires posthumes à Hitler, s’était de fait imposée au peuple juif.

Levinas a largement souscrit aux thèses de Fackenheim et fut assez impressionné par cette 614e mitzva qui donnait une nouvelle obligation morale aux juifs, qui était de résister à la tentation de tout abandonner des pratiques et des traditions millénaires du judaïsme, que les nazis ont voulu éradiquer. Dans le même temps, le philosophe de difficile liberté ne pouvait pas ne pas prendre en compte ce conflit dialectique tragique entre la mort non seulement affreuse des victimes, des martyrs, de ces millions d’êtres livrés au bourreau dans un désespoir, une terreur indescriptibles, et cette demande de Fackenheim. Ainsi, il s’exprima un jour avec des mots chargés d’angoisse, quasiment de désespoir, devant un gouffre, une aporie pour l’intelligence sans mesure. Nous voulons retrouver et comme faire nôtres ces interrogations abyssales :

« Question ultime : peut-on demeurer juif devant un Dieu qui rompt l’alliance, qui cesse de répondre, qui refuse le recours, qui vous laisse mourir, comme s’il vous avait abandonné ? Ne prend-on pas à la légère, en restant juif, le désespoir – et peut-être les doutes – de ceux qui allaient mourir ? Emil Fackenheim pense pourtant que ne pas assurer la continuation d’Israël reviendrait à parachever l’entreprise criminelle du national-socialisme, à combler les vœux de Hitler : anéantir Israël pour annuler son message. Oublier la Bible, oublier la Torah, oublier la miséricorde qui, à travers la Loi, est ordonnée aux hommes. D’où devoir impérieux : rester juif, maintenir Israël, accomplir les conditions morales et politiques de cette existence. Bâtir la nation et l’État – formes modernes de cette survie du peuple. [...] Dans la question ultime que pose Auschwitz, voici peut-être le pressentiment d’une dévotion nouvelle ou remontée à son antique secret : aimer la Torah plus que Dieu. Mais n’est-il pas ainsi l’amour indéfectible du Saint, Béni soit-Il1 ? »

La différence qu’il y a entre Kippour et le Jugement dernier, c’est que Kippour est un Jugement dernier dans cette vie-ci, mais c’est un jugement que chacun peut modifier à la dernière minute par un processus de conversion intérieure, de teshouva, qui s’oppose dès lors à la sentence d’en haut. Mais c’est un autre enseignement qui fut et reste cardinal – absolu – pour un vrai croyant, voire un vrai philosophe après Auschwitz, c’est l’idée que celui que l’on appelle Dieu n’est pas innocent et peut avoir commis des injustices envers son peuple, envers l’humanité même, envers sa Création. Voilà une chose qui peut paraître blasphématoire à plus d’un sans nul doute – et pourtant des maîtres incontestés de la tradition orale d’Israël se la sont posée.

Le discours de Levinas sur Dieu est percutant en un temps où l’agnosticisme, voire l’athéisme, font face à un fanatisme religieux plus radical que jamais. Des caricatures de Mahomet ou des films touchant à la figure de Jésus provoquent une fatwa de la part des ayatollahs de tout bord pouvant aller jusqu’à tuer au nom de Dieu !

Mais que l’on tue, que l’on assassine hommes, femmes, enfants, vieillards, par dizaines, par centaines ou par milliers, et ceux qui menacent de fatwa tel ou telle écrivain, dessinateur, cinéaste, sont indifférents – pire, ils se réjouissent parfois ces terroristes au nom de Dieu – ne savent pas qu’ils tuent ce dieu – dont ils se croient les porte-parole – lorsqu’il lèvent la main ou une arme sur leur prochain. Y a-t-il pire blasphème que le meurtre d’un homme par un autre ?

Levinas avait cette hauteur, cette intelligence, cette « aperception fondamentale » de philosophe, de phénoménologue, d’homme de foi et de conviction, qui lui permettait d’être lucide dès qu’il s’agissait de formuler n’importe quelle espèce de réflexion sur le divin :

« Un certain Dieu et une certaine façon de penser Dieu, telle qu’elle est propre aux instances religieuses positives, a certainement pris fin. Mais ce qui compte pour le divin c’est autre chose que sa force et son omnipuissance. Je ne les nie pas mais je questionne.

La négation de Dieu par Nietzsche a été confirmée par le XXe siècle ; le Dieu de la promesse, le Dieu donnant, le Dieu comme substance – tout cela ne peut être maintenu, bien entendu. Mais le fait premier, le miracle du miracle consiste en ceci qu’un homme puisse avoir un sens pour un autre homme2. »

Puis Levinas ne craint pas d’affirmer à son interlocuteur soucieux de savoir si le Dieu de Nietzsche « est donc le Dieu dont la pensée passait par les voies du nihilisme » :

« Ce Dieu a encore une voix. Il parle avec une voix muette, et cette parole est écoutée. Mais ce Dieu est le Dieu mort de Nietzsche. Il s’est suicidé à Auschwitz. Cependant l’autre Dieu qui ne peut pas être prouvé statistiquement et qui seul figure en tant que fait de l’humanité, c’est une protestation contre Auschwitz. Et ce Dieu apparaît dans le visage de l’autre. »

Nous sommes terriblement proches de la poésie accablante, hantée, de Paul Celan. S’il y a bien protestation, révolte, désespoir après Auschwitz, Levinas prend très au sérieux, comme nous l’avons vu, la proposition de Fackenheim, mais il va encore plus loin, parlant avec crainte et tremblement d’un « enseignement d’Auschwitz », que l’on ose à peine énoncer, tant il peut être inaudible, sauf que, pour lui, cet enseignement quasi imprononçable est une mise en garde que l’on ne peut taire. Il n’y a plus de sermon ni de prédication possibles, il n’y a plus de promesse de happy end possible après la Shoah. Dans la disposition innée d’Israël au « sacrifice involontaire, à son exposition à la persécution3 », le philosophe voit quelque chose qui serait l’ultime essence d’Israël. À cet instant, Levinas rejoint fondamentalement Kafka dans cette culpabilité de l’innocent, qui hante de bout en bout cette œuvre colossale, lorsqu’il dit : « Être persécuté, être coupable sans avoir commis de faute, n’est pas péché originel, mais l’envers d’une responsabilité universelle – d’une solidarité à l’égard de l’Autre –, plus ancienne que tout péché4... »

*

Notre philosophe n’a cessé d’ouvrir le judaïsme et la pensée juive à la philosophie occidentale dans un dialogue toujours plus fort avec la sophia héritée des Grecs. Il y eut révolution de la conception de Dieu dans la post-modernité – la nôtre. Mais déjà à la fin du XIXe siècle, un grand Samniasin de l’Inde, Swami Vivekananda, un Maître, s’écriait : « Le seul Dieu qui existe, le seul Dieu auquel je croie..., mon Dieu les misérables, mon Dieu les pauvres de toutes les races5 ! » Ce Dieu se nomme en sanskrit Daridra-Nârâjana, que Gandhi avait repris à son compte.

Cette révolution du penser-à-Dieu a engendré un « autrement que croire », suite logique de « l’autrement qu’être » lévinassien. Non pas : ne plus croire, ni même croire autrement, mais « autrement que croire ». C’est cet autrement que croire qui s’est imposé à tant d’entre nous sous les espèces d’une philosophie qui se souciait soudain de sainteté, sans doute hantée par cette dimension du plus grand amour que des hommes et des femmes furent capables de vivre au sein de la Shoah et dans tous les temps de détresse envers les persécutés. Ces religieux mais aussi ces êtres sans religion, hormis celle de l’homme, apportaient héroïquement à la honte d’être otage une certaine gloire – gloire de ce que Levinas appelait « l’incondition d’otage ».

Levinas est-il venu et a-t-il écrit pour faire entrer en philosophie des actes de sainteté jamais alors pensés dans une philosophie radicalement non religieuse ? Dans une philosophie en position d’agnosticisme, mais qui s’est permis de penser la sainteté dans une dimension intégralement philosophique ?

Beaucoup pourraient contester ce que – après beaucoup d’autres – je trouve incontestable chez Levinas, à savoir sa pensée qui fonde toute pensée, que « le divin de Dieu ne se manifeste que lorsqu’un homme répond des autres hommes ».

*

Au siècle même où l’humain fut réduit en cendres, où les chambres à gaz, les champs et les camps d’extermination, les goulags, la bombe atomique furent inventés et détruisirent combien de dizaines de millions de femmes, d’hommes, d’enfants de toutes races, de toutes religions, comme le rappelle le tragique exergue d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, s’est levé un philosophe né en Lituanie, s’est levé un philosophe de confession juive dont toute la famille fut assassinée par les nazis. S’est levé un phénoménologue disciple de Husserl et admirateur du Sein und Zeit de Heidegger, un philosophe qui n’oublia pas la dimension d’amour désintéressé face au visage de l’autre homme et de son prochain. S’est levé un philosophe pour lequel « l’humanisme de l’autre homme » prévalait sur le simple humanisme.

« Si la voie dont j’ai montré qu’elle conduit à ce but semble bien escarpée, elle est pourtant accessible. Et cela certes doit être ardu qu’on atteint si rarement. Comment serait-il possible en effet, si le salut était proche et qu’on pût le trouver sans grand travail qu’il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est précieux est aussi difficile que rare6. »

Cette proposition de Spinoza, tirée de l’Éthique, s’applique absolument à l’œuvre de Levinas.

Un dernier mot. Il y a en définitive une insigne noblesse dans cette philosophie douloureuse, dans cette philosophie qui brûle et fait « trembler » (comme disait Derrida), comme un arrachement de soi, comme une « asymptote du prochain », comme « une diachronie réfractaire à la thématisation » – pour le dire avec Autrement qu’être – une obsession de l’autre menée à son paroxysme, sans pathos, ni rhétorique, et sans trop d’illusions, pour laquelle il n’y a pas de plus haute spéculation que celle par laquelle Je m’expose et Je réponds à l’appel souvent sans voix de celui qui me fait face, dans son dénuement extrême de mortel, à n’en pouvoir se plaindre, à n’en pouvoir crier. Répondre à cet « autrement qu’être », c’est être mandaté comme unique pour prendre sur moi l’élection au nom d’une responsabilité incessible : « Le Messie c’est Moi. Être Moi, c’est être Messie7. » Comme si toute l’injustice du monde, tout le tragique de la condition humaine reposaient sur moi et sur personne d’autre. C’est toute l’insigne noblesse de Levinas que de nous avoir transmis cette parole de responsabilité et de souffrance dans un langage philosophique unique, message incandescent inamissible, qui ne se perd ni ne s’oublie, qui dit simplement la dignité de l’être humain, de celui qui en conscience sait qu’il est seul capable de « rachete[r] la création8 ». Est-il enfin pensée plus haute et plus noble du « dernier » Levinas que celle rapportée par Jean Greich ? Levinas s’étonnant, lors d’un voyage avec lui, que la question « Pourquoi existe-t-il quelque chose plutôt que rien ? » ait pu être considérée comme première par tant de philosophes, lui dit, comme s’il se parlait à lui-même : « Le fait que sur une terre aussi cruelle que la nôtre quelque chose que le miracle de la bonté ait pu apparaître [est] infiniment plus digne d’étonnement9. »

1 Emmanuel Levinas, « Le scandale du mal », in Les Nouveaux Cahiers, n° 85, été 1985, p. 15-17.
2 Arno Münster (dir.), La Différence comme non-indifférence. Éthique et altérité chez E. Levinas, « Emmanuel Levinas : Visage et violence première », entretien avec H.J. Lenger, p. 129-143 (trad. A. Münster), Kimé, 1995.
3 Jean Greich et Jacques Rolland (dir.), Emmanuel Levinas. L’Éthique comme responsabilité première, colloque de Cerisy-la-Salle, Cerf, 1986.
4 Emmanuel Levinas. L’Éthique..., op. cit.
5 Cf. Romain Rolland, La Vie de Vivekananda et l’évangile universel, Stock, 1930 (rééd. 2002), p. 249.
6 V, 42, scolie, PUF, 1990, trad. Robert Misrahi, p. 321.
7 DL, op. cit., p. 120.
8 TI, op. cit., p. 77.
9 Cf. Jean Greich, « Heidegger et Levinas interprètes de la facticité », in Emmanuel Levinas, Positivité et transcendance, PUF, « Épithémée », 2000.