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L’année juive retrace pour ainsi dire l’histoire sainte depuis la création du monde commémorée à Rosh Hashana, le Nouvel An, jusqu’à la destruction du Temple de Jérusalem le neuvième jour du mois d’Av, qui marque également le jour de l’expulsion des Juifs d’Espagne, en 1492.
Rosh Hashana, qui précède et annonce Yom Kippour, a un caractère universel que n’a aucune autre fête juive au même degré. Cette fête, toute de gravité, est « jour de jugement pour les vivants ». Comme nous le lisons au début du traité talmudique Rosh Hashana : « À la nouvelle année, tous les habitants de la terre passent devant Dieu comme des agneaux1. » Ce jour anniversaire de la création de l’homme est également celui où, selon la tradition, Adam désobéit à Dieu, fut jugé et pardonné. Rosh Hashana s’adresse, au-delà de tout particularisme religieux, à tous les humains. D’emblée, la première fête de l’année juive témoigne de la responsabilité théologique et liturgique universelle d’Israël. La Torah ne fonde pas seulement l’universalité de la Révélation, mais elle ancre en elle l’origine de l’homme, puisque, loin de commencer avec Abraham, elle enracine l’humanité en Adam, et donc dans l’Alliance avec l’Unique. Ainsi, la portée du message de la Torah – par-delà le peuple d’Israël – est tout simplement humaine en ce qu’elle concerne toute l’humanité. Le peuple juif, loin d’avoir désobéi à la parole de Dieu, en a été institué le gardien ; lui, le peuple à la nuque raide, est devenu responsable des nations vis-à-vis de Dieu.
Mais de quelle responsabilité s’agit-il ? De la responsabilité messianique de chacun en Israël, c’est-à-dire de la responsabilité pour les autres en raison de l’Alliance : « Vous serez pour moi un royaume de prêtres et une nation sainte » (Exode 19, 6). Quand le peuple d’Israël, quand les enfants d’Israël auront enfin entendu la Devar Adonaï, la parole de Dieu, alors seulement, les yeux de tous les hommes de toutes langues, de tous les pays, seront dessillés et ils verront Israël comme une dynastie de prêtres, une nation sainte, ve-Goï kadosh.
En quoi le destin d’Israël et du judaïsme diffère-t-il de celui des religions et des autres peuples ? En ceci que le peuple juif est appelé à une responsabilité unique. À une vocation universelle. De même que le Miséricordieux pardonne à tout Israël une seule fois par an, à Yom Kippour, de même il n’y a de rédemption pour Israël que dans la mesure où il est un. Nul ne peut se sauver seul. Kol Israël... : Tout Israël aura part au monde à venir, est-il écrit au traité Sanhédrin2. Nous n’avons pas de salut solitaire. C’est pourquoi ce n’est qu’au jour où notre responsabilité sera devenue universelle, étendue à tout Israël et à tous les hommes, que nous aurons vraiment compris la parole de Moïse : « Cette Loi que je te prescris aujourd’hui n’est pas trop élevée pour toi, ni trop lointaine : elle n’est pas au ciel [...]. Elle n’est pas au-delà des mers [...]. Elle est très proche au contraire : dans ta bouche, dans ton cœur, pour l’accomplir » (Deutéronome 30, 11-14).
C’est dans le cœur de l’homme et uniquement là que vit la Torah, la Parole de Dieu telle qu’il l’a révélée aux hommes, et d’abord à Israël. Mais pour entendre cette voix, encore faut-il l’écouter. C’est pourquoi, trois fois par jour, chaque juif pieux dit : « Shema Israël, Écoute Israël. » La liturgie de Rosh Hashana nous enseigne que, en ce jour anniversaire de la création du monde, tous les hommes sont appelés devant le tribunal de Dieu. « Alors la grande trompette (shofar) du jugement retentit, un sourd murmure se fait entendre, les anges même en frémissent [...]. Et tout ce qui peuple le monde passe sous ton regard comme les troupeaux sous le regard du berger. Et comme le berger les fait passer sous sa houlette, de même tu les fais passer devant toi, tu les comptes, tu appelles devant toi l’âme de tout être vivant, tu fixes le terme de chaque créature et inscris sa sentence suprême3. »
Si Rosh Hashana est jour de jugement pour les nations, Yom Kippour est-il pour autant jour de pardon pour tous les hommes ? Sans nul doute a-t-il aussi une dimension universelle. Ainsi nos maîtres ont-ils tenu à introduire dans la liturgie de Kippour la lecture du livre de Jonas, prophète parti convertir les habitants de Ninive et leur roi. Cette lecture de Jonas demeure cependant avant tout un enseignement donné aux juifs en cette journée de repentir et d’expiation, sur leur rôle spirituel et leur incessible responsabilité envers l’ensemble des humains, même s’il est concevable qu’il soit une façon d’étendre le pardon à tous les justes des nations. Immédiatement après la triple répétition par l’officiant et l’assemblée du Kol Nidré, prière éponyme de l’office du soir de Kippour, celui-ci ne prononce-t-il pas, repris par le chœur des fidèles, ce verset du livre des Nombres (15, 26) : « Il sera pardonné à toute la communauté des enfants d’Israël, et à l’étranger qui séjourne parmi eux ; car l’erreur a été commune à tout le peuple ! »
Au livre du Lévitique (23, 27-28), nous lisons : « Mais au dixième jour de ce septième mois, qui est le jour des Expiations [Yom Ha-Kippourime], il y aura pour vous convocation sainte : vous mortifierez vos personnes, vous offrirez un sacrifice au Seigneur. Et vous ne ferez aucun travail en ce même jour ; car c’est un jour d’expiation (Yom Kippourime), destiné à vous réhabiliter devant le Seigneur votre Dieu. » Chômage absolu et jeûne caractérisent le jour des Expiations, appelé aussi Yom Kippour, jour du Grand Pardon. Seul dans le judaïsme existe un jour de pardon et ce fait nous interroge d’emblée. Alors, qu’est-ce que Yom Kippour ? Le jour le plus saint de l’année juive, consacré exclusivement à la réparation de nos fautes, à leur expiation par le jeûne total, accompagné de nombreuses abstinences, depuis le coucher du soleil du jour précédent jusqu’au coucher du soleil du jour même. Durant ces vingt-cinq heures de jeûne, le juif, comme délivré de ses besoins quotidiens, qui sont autant d’obstacles à la vraie liberté de l’esprit et du corps, devient lui-même prière.
La veille de Yom Kippour, trois hommes commencent l’office de Kol Nidré par cette curieuse prière : « Au nom du Conseil d’en haut et au nom du Conseil d’en bas, avec le consentement de l’Omniprésent, et avec le consentement de la communauté, nous déclarons permis de prier avec les transgresseurs. » Que signifie cet exorde ? On pourrait penser que cette permission de prier avec les transgresseurs fut inspirée à nos saints docteurs par l’époque tragique de l’Inquisition, où les « marranes » (les convertis de force) venaient prier en cachette, mais peut-être aussi par la foule des « juifs de Kippour », juifs un jour par an. De toutes les solennités de l’année, il n’en est pas une qui interpelle ainsi du plus profond d’eux-mêmes les juifs en tant que communauté et chaque juif en particulier. À voir ces foules se presser en cette veille de Yom Kippour vers les synagogues, comme le lendemain à la nuit tombante pour l’office de clôture, la Neïla, nous éprouvons un mélange de bonheur et d’émotion, mais aussi de fierté, de voir nos frères et nos sœurs répondre ainsi à la convocation sainte, édictée voilà plus de trois mille ans dans le désert du Sinaï par le Dieu d’Israël et de tous les peuples, en des paroles rapportées par Moïse, notre maître.
Que le pardon dans le judaïsme soit fixé une fois pour toutes par un calendrier lui donne une force unique. Qu’il ne puisse avoir lieu n’importe quel jour, mais ce jour « à nul autre second » appelé Yom Kippour, donne au rite, à la teshouva, au « retour » que ce rite consacre, une unicité incomparable qui transporte et l’âme et le corps, et élève la femme et l’homme jusqu’à des hauteurs que l’on ne peut atteindre par soi-même, à moins d’être porté sur les ailes de la Shekhina, la Présence de Dieu qui accompagne Israël dans son exil. Que le Saint, béni soit-il, ait donné au peuple juif le Yom Kippour, qui ne se renouvelle qu’une fois par an, doit nous aider à prendre conscience que le pardon est une chose sainte ; il lui faut cette marque temporelle, cette séparation absolue d’avec la temporalité du temps, la quotidienneté qui use tout ce qu’elle touche, pour nous rappeler qu’il risque d’être à tout moment amputé de sa sainteté.
Séparation, sainteté, mais aussi spécificité. Car le pardon juif ne se réduit pas à ses équivalents. En français comme en allemand (Vergebung) le mot « pardon » semble avoir un rapport avec le don ; en hébreu, le mot kappara vient de la racine kappar, qui signifie « couvrir ». Le pardon n’a donc rien d’un don, mais il a tout d’une réparation, d’un recouvrement, d’une récupération, d’une expiation. Les trois consonnes de la racine kappar donnent aussi kippér, qui signifie « apaiser » et « absoudre », « effacer une faute ». Ce recours à l’étymologie du mot kappara n’est nullement secondaire ; il montre combien un mot révèle une pensée, une vision du monde irréductible. Allons plus loin dans la différence entre les sens juif et français du mot « pardon ». On peut recevoir un don sans effort, à la limite sans rien demander, sans rien attendre non plus, alors que l’on ne peut être purifié de ses fautes sans les avoir effectivement expiées par un travail, un effort spirituel personnel, ni obtenir réparation sans avoir rien réparé par soi-même.
Cette expérience juive du pardon est une considérable prise de conscience de la place de l’homme dans le judaïsme. Dans la longue histoire d’Israël, de nombreux juifs, étrangers à toute forme rituelle ou liturgique, redécouvrirent leur enracinement à Kippour. Cette révélation qu’ont pu avoir certains de ceux-là un soir de Kippour ne se compare à rien, car il n’y va pas simplement d’une expérience personnelle, mais comme d’une résurrection au sein de la communauté d’Israël. Se recouvrer juif à Kippour est entrer dans le judaïsme par la porte du pardon. Cette teshouva, ce retournement de l’être, le grand philosophe Franz Rosenzweig, au début du XXe siècle, la vécut à la veille d’une conversion au christianisme, qui devenait désormais impossible. On peut dire que la kappara, le pardon, qui s’opère alors, est inamissible, ce qui, au sens théologique du terme, signifie qu’elle ne se perd pas.
Mais celui qui ne connaîtrait la vision juive du pardon que par les mots du rituel de Kippour n’en saurait rien. Devant l’homme blessé, victime de son prochain, Dieu, le Juge, qui est en même temps le Miséricordieux, dans un acte d’effacement total, de tsimtsoum, ne se substitue pas à la victime pour pardonner à l’agresseur. La liturgie de Yom Kippour, le Saint des Saints, ne peut rien si je n’ai réussi à obtenir le pardon de celui que j’ai blessé.
Entrons donc dans cette liturgie pour en montrer les moments les plus hauts. Ce qui saisit d’abord, c’est la blancheur éclatante dont se pare la synagogue en cette journée, depuis le rideau qui orne le tabernacle, où sont entreposés les rouleaux de la Torah, jusqu’aux napperons qui recouvrent les pupitres des membres de la communauté. Les juifs très pieux revêtent le sarguenèss, leur vêtement mortuaire, qui évoque tout à la fois le jour de la mort et le grand prêtre revêtu de lin blanc, lorsqu’il prononçait jadis à Kippour le Nom ineffable au Temple de Jérusalem. Chacun est encore recouvert du blanc tallith, le châle de prière, dont se couvrent les hommes le matin à la synagogue (ainsi que les femmes dans les communnautés libérales ou masorties). Tout est prêt pour que la liturgie commence, une liturgie qui, du soir au soir, ne dure pas moins de douze heures : deux heures la veille et près de dix heures le jour même. Le rituel est dépouillé à l’extrême, très peu de mouvements, quelques chants répétés à plusieurs reprises qui sont autant de dialogues entre l’officiant et les fidèles. Telles des implorations, ils font entendre les sanglots et les gémissements de l’âme souffrante, élevés vers Adonaï plein de miséricorde et d’amour pour ses enfants repentis.
La liturgie du Pardon frappe par cette volonté qu’ont eue les législateurs d’Israël de faire en sorte que chaque juif – que chacun en Israël – se sente à la fois responsable et coupable pour lui et pour les autres ; responsable des fautes commises ou non par moi, mais que j’aurais pu commettre, responsable pour mon frère juif, comme il est écrit : « Tous les Israélites sont responsables les uns des autres » (Chevou’ot 39a) – et pour tous les hommes. C’est pourquoi, à plusieurs reprises, nous récitons ce jour le Viddouy, la confession des fautes. Sans cette confession, il n’est pas de pardon possible. Nous scandons douloureusement ces mots, dont la traduction ne rend rien du sourd tremblement qui les accompagne :
« Asham’nou, bogadnou, gazalnou, dibarnou dofi, hé'évinou, vehirsha’nou, zadnou, hamasnou, tafalnou shéqét... » – « Nous avons commis des fautes, des perfidies, des larcins ; nous avons calomnié ; nous avons perverti notre prochain et l’avons excité au mal ; nous avons été présomptueux et violents ; nous avons forgé des mensonges et conseillé le mal ; nous avons nié la vérité et proféré des injures ; nous avons été rebelles envers toi, blasphémateurs, sourds à ta volonté ; nous avons été pervers, iniques, oppresseurs et endurcis ; nous avons agi méchamment ; nous avons égaré notre prochain et exercé des abominations ; nous avons été dans l’erreur et nous y avons induit les autres. » Suit une longue prière qui commence par ces mots : « Daigne nous pardonner toutes nos fautes, Adonaï, notre Dieu, nous faire remise de toutes nos iniquités et absoudre toutes nos transgressions. »
« La célébration du Yom Kippour et l’état d’âme qu’elle détermine ou qu’elle exprime nous amènent à l’état d’êtres pardonnés », écrit Emmanuel Levinas4, qui précise que cet état ne vaut que pour les fautes commises à l’égard de Dieu. Mais le pardon ne s’opère pas par miracle, il y faut le repentir, en hébreu la kavanah, l’intention. Le repentir sans intention n’est rien, de même que le pardon sans expiation ne peut se concevoir. À Rosh Hashana comme à Kippour, nous prononçons cette prière redoutable, mais ouverte sur l’espérance laborieuse de l’homme :
« Au jour de Rosh Hashana tu décides, et à Yom Kippour tu arrêtes irrévocablement : combien pendant l’année disparaîtront du monde, et combien seront créés ; qui doit vivre et qui doit mourir ; qui atteindra le terme de sa vie et qui n’y arrivera pas. Tu désignes celui qui périra par le feu, par l’eau, par le fer ou par la famine, par la tempête ou par l’épidémie ; celui qui jouira d’une vie paisible et celui qui aura des jours agités ; pour qui sera le repos, pour qui l’inquiétude ; pour qui la joie, pour qui la douleur ; qui sera élevé et qui sera abaissé ; qui jouira de la richesse, qui subira la misère. Mais la pénitence, la prière et la charité5 effacent l’arrêt fatal. Car ta gloire est grande comme ton nom. Ta colère est lente à s’allumer et prompte à s’adoucir, car tu ne veux pas la mort du pécheur, mais qu’il revienne de ses fautes et qu’il vive ; tu patientes jusqu’à la fin de ses jours, et s’il se convertit, tu t’empresses de l’accueillir6. »
La techouvah, la tefilah et la tsedakah sont les armes les plus puissantes entre les mains du pécheur. Elles seules lui procurent le pardon à Kippour. Elles sont inséparables ; seule leur indissolubilité témoigne de la kavanah, de l’intention spirituelle du repenti. Mais tout n’est pas résolu pour autant, car la techouvah, la tefilah, la tsedakah ne disent rien des fautes commises contre l’homme. En effet, alors que pour me repentir je suis seul avec moi – et avec Dieu –, pour recevoir le pardon d’autrui, on est au minimum deux, l’autre et moi, et trois avec Ha-Shem.
La Torah nous enseigne que l’intercession est l’une des premières modalités du pardon. L’extraordinaire intercession d’Abraham en faveur de Sodome est l’exemple même qui nous instruit. Le pardon par intercession, qui n’existe plus en pratique, nous enseigne qu’il dépend, et de celui – ou de ceux – pour qui on intercède, et de celui qui prend sur lui les péchés des autres. Car si Abraham était descendu dans son marchandage avec le Très Haut jusqu’à un seul juste pour sauver Sodome, qui sait si elle n’eût pas été sauvée ! Mais à l’inverse, s’il y avait eu seulement dix justes, elle n’aurait pas été détruite. N’est-ce pas là aussi compter sans les petits enfants qui, même à Sodome, ne pouvaient pas ne pas être innocents ? Moïse qui se fit le berger d’Israël après la faute collective du veau d’or, en intercédant auprès du saint d’Israël, obtint gain de cause en implorant pour tout Israël. Le pardon pour le juif est inséparable du pardon accordé au Klal Israël, à tout Israël, comme cela ressort avec force de la liturgie. Ce n’est pas la recherche du salut ni du seul pardon personnels qui prévaut ici, mais bien la volonté de pardon – et de Rédemption – pour tout le peuple. Israël est indivis lorsqu’il implore le pardon du Saint, béni soit-Il.
Je tiens à rapporter un enseignement de l’une des plus belles figures du judaïsme orthodoxe européen, le Tzaddik Rav Haïm Ya’akov Rottenberg, de mémoire bénie, qui fut de 1964 à sa mort, survenue trois semaines avant Rosh Hashana 5751 (août 1990), le grand rabbin de la communauté orthodoxe de Paris, située rue Pavée. « Tant que le juif se sent faire partie du peuple d’Israël, tout est encore possible, disait-il. Les fautes peuvent trouver réparation, s’il se sent faire partie de l’ensemble. » Il ajoutait, en commentant la parole célèbre du traité Sanhédrin 90a : « Kol Israël... Tout Israël a droit au monde futur » : « Il n’est pas dit tout “juif”, mais tout “Israël”, pour nous enseigner que cela n’est valable que si l’on se sent faire partie du peuple d’Israël. » Ces mots du Rav Rottenberg portent en eux un enseignement immémorial sur lequel repose la survie du peuple juif. Un juif qui abandonne la Torah, mais surtout abandonne son peuple, se prive en même temps du pardon de Dieu à tout Israël.
À l’époque du Temple, le grand prêtre intercédait à Yom Kippour pour tout Israël. C’est de lui que le Lévitique (16, 17) dit : « Il obtiendra le pardon pour lui, sa famille et toute la communauté d’Israël. » L’office supplémentaire du matin de Kippour, Moussaf, est le mémorial de la liturgie que le grand prêtre, le cohen gadol, effectuait au Temple de Jérusalem. On y évoque en particulier le cérémonial des deux boucs tirés au sort, offerts par la communauté d’Israël et destinés à absoudre « les péchés du peuple égaré ». L’un était destiné à l’autel, c’est-à-dire à Dieu, l’autre était symboliquement chargé de tous les péchés d’Israël et était envoyé dans le désert, d’où il était précipité dans le vide, « de sorte qu’en roulant vers l’abîme », il entraîne « toutes les traces d’ignominie du peuple ». Ce bouc était désigné bouc émissaire, mais le sens moderne donné à cette expression est totalement faussé. Le bouc émissaire de Kippour n’était pas un animal de rebut, responsable des maux de tous, il était au contraire pur de toute tache, et servait encore à laver Israël de ses péchés. L’autre bouc, lui, symbolisait la part la plus sainte du peuple juif, destinée à s’élever vers le Saint, béni soit-Il, comme une offrande propitiatoire.
« Mais aujourd’hui, hélas, nous n’avons plus ni Temple, ni grand prêtre, ni autel, ni sacrifices pour obtenir le pardon de nos fautes ; aussi, nous évoquons avec tristesse toute cette gloire perdue7 ! » Devant cet abîme, nos maîtres, de mémoire bénie, instituèrent dans la répétition de l’office de Moussaf l’usage de réciter tout le service du grand prêtre, tel qu’il se déroulait au Yom Kippour. Car, comme le dit Osée (14, 3) : « Nous remplaçons les taureaux par les promesses de nos lèvres. »
Au crépuscule de ce jour des Expiations, pendant l’ultime prière de la Neïla, au moment où se referment les portes de l’armoire sainte où reposent les rouleaux de la Torah, Dieu pardonne à ses enfants rassemblés les fautes commises à son encontre. L’extrême tension accumulée depuis la veille explose dans la prière Shema Israël comme dans l’ultime Avinou Malkénou, Notre Père, Notre Roi, chantés par toute l’assemblée, juste avant la bénédiction pontificale des cohanim, les descendants des prêtres, qui, montés près du Tabernacle, déchaussés, se recouvrent la tête de leur tallith, leur châle, et commencent la solennelle cantillation. La Neïla s’achève par la sonnerie du shofar qui marque la fin de Kippour, en même temps que l’éloignement de la Présence divine, comme il est écrit dans le psaume 47 (v. 6) : « Dieu s’élève dans les hauteurs au son de la téroua8. »
Examinons maintenant la faute de l’homme envers Dieu. Il faut remonter à la faute originelle avant d’ouvrir le Talmud. Car le péché d’Adam et Ève est bien une faute envers Dieu, et c’est d’ailleurs le seul sens originel que lui donne la tradition rabbinique et talmudique, qui n’a jamais vu en lui un péché héréditaire. D’ailleurs – nous l’avons vu – Adam fut jugé à Rosh Hashana, se repentit et le Saint, béni soit-Il, lui pardonna : « Que ce soit un signe pour tes enfants, de la même manière que toi, tu as été jugé et pardonné en ce jour, eux aussi seront jugés et pardonnés. » On pourrait également imaginer un sage qui se fût élevé contre la notion même de péché originel – pour dire comme Kafka : « Le péché originel, la vieille injustice que l’homme a commise, consiste dans le reproche que l’homme fait et dont il ne se dessaisit pas, selon lequel une injustice lui est arrivée, qu’un péché originel a été commis contre lui9. »
Comment parler du pardon dans le judaïsme sans poser au préalable cette question dont on ne peut faire l’économie : pourquoi le Dieu d’Israël fut-il depuis si longtemps regardé comme un Dieu cruel, vengeur, impitoyable et injuste ? Parce que le texte de la Torah a longtemps été lu au pied de la lettre – et ce, souvent par méconnaissance de la tradition et du commentaire, à commencer par celui de Rachi, le génial exégète juif français du Moyen Âge ; commentaire dont on ne sépare jamais le verset de la Torah qu’il commente. Prenons tout de suite un exemple d’autant plus frappant qu’il semble apparemment injuste et sans pitié. Il s’agit de la fin du chapitre 34, verset 7 de l’Exode : « Il poursuit le méfait des pères sur les enfants, sur les petits-enfants, jusqu’à la troisième et à la quatrième descendance. » Que dit Rachi sur ce fameux verset, objet des interprétations les plus contraires à la tradition juive ?
« Il pardonne ceux qui font pénitence et il ne pardonne pas ceux qui ne font pas pénitence. Il se souvient de la faute des pères sur les fils. Lorsqu’ils persistent dans la conduite de leurs pères. On a déjà en effet précisé dans un autre texte : Pour ceux qui me haïssent (Exode 20, 5). Jusqu’à la quatrième génération. Il en résulte que la mesure du bien est plus nombreuse que la mesure du châtiment, dans la proportion d’un contre cinq cents. Puisque dans la mesure du bien, il dit : qui garde la grâce pour deux milliers10. »
Nous sommes loin d’un Dieu vengeur, impitoyable, injuste !
Parler du pardon est par la force des choses parler du péché, du mal, c’est pourquoi il importait de préciser la conception juive du rapport entre la faute et la culpabilité collective. Pour le judaïsme, toute l’urgence éthique surgit davantage devant le crime originel de Caïn que devant la faute d’Adam et Ève, car ici les trois protagonistes sont coupables, ensemble, de désobéissance à la parole divine, tandis que dans l’épisode du meurtre primordial, le drame se joue entre un meurtrier et un innocent, et au surplus entre deux frères.
Il est temps maintenant d’ouvrir le Talmud au traité Yoma 85b pour y lire la Mishna11 :
« Mishna – Un sacrifice d’expiation et un sacrifice de péché pour une faute que l’on est certain d’avoir commise obtiennent l’expiation de nos fautes. La mort ou le jour de Kippour obtiennent l’expiation s’ils sont accompagnés du repentir. Le repentir lui-même obtient l’expiation pour les fautes légères, à savoir les transgressions d’un commandement positif ou d’un commandement négatif. Pour les fautes graves, le repentir suspend (la sanction) jusqu’au jour de Kippour qui apportera le pardon. Celui qui dit : “Je vais pécher puis je me repentirai, je vais pécher puis je me repentirai”, on ne lui donnera jamais l’occasion de se repentir, “Je vais pécher et le jour de Kippour m’obtiendra l’expiation.” Le jour de Kippour ne lui obtient pas l’expiation. Les fautes commises par l’homme envers Dieu, le jour de Kippour obtient l’expiation. Mais les fautes commises par un homme envers son prochain, le jour de Kippour ne lui en obtient l’expiation que s’il a obtenu le pardon de son prochain. Rabbi Éléazar fils d’Azaria a exposé : de tous vos péchés devant l’Éternel vous serez purifiés (Levithique 16, 30). C’est pour les fautes commises envers Dieu que le jour de Kippour obtient l’expiation, mais pour les fautes commises par un homme envers son prochain, le jour de Kippour n’en obtient l’expiation que s’il a obtenu le pardon de son prochain. Rabbi Akiba dit : Heureux vous êtes, ô Israël ! Devant qui êtes-vous purifiés ? Qui vous purifie ? C’est votre Père qui est aux cieux, ainsi qu’il est dit : et je répandrai sur vous des eaux pures et vous serez purifiés (Ézéchiel 36, 25), Puis : l’Éternel est un bain purificateur pour Israël (Jérémie 17, 13). De même que le bain purifie ceux qui étaient impurs, de même le Saint, béni soit-Il, rend pur Israël12. »
Nous voilà devant l’un des textes fondateurs du Talmud sur le pardon. Il n’est pas le seul, loin de là, il est cependant l’un des plus remarquables pour l’étendue des questions qu’il soulève. C’est cette même page (abrégée) du traité Yoma qu’Emmanuel Levinas commenta il y a près de cinquante ans, dans le cadre du colloque des intellectuels juifs consacré au « Pardon13 ».
Reprenons notre Mishna : la mort ou le jour de Kippour assurent l’expiation... Curieux rapprochement ou parallélisme entre la mort, qui, dans la tradition juive, est caractérisée par l’impureté, et le Yom Kippour, le jour le plus saint de l’année, comme si la mort et Kippour avaient même valeur, même pouvoir d’expiation. Si la mort assure l’expiation des fautes, faut-il comprendre qu’elle assure l’expiation de toutes les fautes ou seulement des fautes commises à l’égard de Dieu ? Il ne peut s’agir que des fautes commises à son égard, puisqu’il nous a été enseigné : « La tombe ne sera pas un refuge pour toi14. »
Notre Mishna va plus loin, la mort elle-même n’expie rien sans le repentir. Si le seul repentir obtient l’expiation pour les transgressions de commandements positifs ou négatifs, qui peuvent être réparées, pour quelles transgressions la mort, allégée par le repentir, obtient-elle l’expiation ? N’est-ce pas pour les fautes plus graves commises à l’égard du Saint, béni soit-Il – à l’exception de celles commises à l’égard des autres hommes ? Et ne peut-on pas demander, en suivant notre Baraïta15 : quelles sont les fautes pour lesquelles le repentir suspend le châtiment ?
Les fautes passibles de la condamnation à mort par un tribunal rabbinique (beth din) ne seraient-elles pas expiées par la mort naturelle, précédée du repentir ? Notre Guemara nous apporte un début de réponse :
« Celui qui aura profané le Nom divin, ni son repentir n’aura le pouvoir de suspendre le châtiment, ni le jour de Kippour celui de lui obtenir l’expiation, ni les épreuves celui de la lui donner complètement, mais les trois (repentir, Kippour et épreuves) suspendront le châtiment et c’est la mort qui lui apportera l’expiation complète, ainsi qu’il est dit : Adonaï, Dieu des armées, l’a révélé à mes oreilles, ce péché ne vous sera pas remis jusqu’à ce que vous mouriez (Isaïe 22, 14). » (Yoma 36a)
Mais aujourd’hui où les tribunaux rabbiniques n’ont plus jurisprudence sur la vie (excepté en Israël), qu’est-ce qui tient lieu de sacrifice et d’expiation en substitution de ce qui était en usage à l’époque du Temple ? C’est le grand talmudiste lituanien Rabbi Haïm de Volozyne, disciple du Gaon de Vilna, qui, par son érudition et sa sagesse, nous éclaire : « Un homme qui a commis de nombreuses fautes et a été reconnu coupable de mort (par Dieu) [...] s’il se repent, étudie la Torah, les prophètes, les hagiographes, la Mishna, le Midrash, les Halakhot, les 'Aggadot, se met au service des H’akhamim (les Sages) de la Torah – fût-il condamné cent fois, Dieu abolit toutes les sanctions... » Un passage du Talmud (traité Rosh Hashana 18a) nous éclaire : « L’étude de la Torah procure le pardon même pour les fautes graves que les sacrifices n’expient pas, comme le font remarquer nos maîtres au sujet des fils d’Éli : “C’est pourquoi j’ai juré à la maison d’Éli que la faute de la maison d’Éli ne serait jamais expiée ni par sacrifice, ni par oblation” (Samuel 3, 14) : – Elle ne peut être expiée ni par sacrifice ni par oblation, mais elle peut être expiée par l’étude de la Torah16 » (Rosh Hashana 18a).
Le judaïsme n’a jamais prêché pour l’ouvrier de la onzième heure ; il a au contraire enseigné sans relâche qu’il y a plus de mérites à obéir à ce qui est ordonné qu’à accomplir ce qui n’a pas été ordonné.
Rachi, dans son commentaire du Lévitique, rapporte ce Midrash magnifique : « Un roi avait engagé des ouvriers parmi lesquels s’en trouvait un qui l’avait servi fidèlement depuis longtemps ; au moment de distribuer les salaires, le roi lui dit : “Mon fils, ton travail mérite une attention particulière, laisse-moi d’abord payer ceux qui ont fait peu de travail, cela ne me prendra pas beaucoup de temps. Pour toi, je vais avoir de grands comptes à faire, et je veux les faire à loisir17...” » D’emblée, deux lectures s’imposent ; la première, suivant le sens littéral, nommée selon la terminologie hébraïque le pchat, renforce l’idée que le juste parfait a plus de mérites que les justes venus sur le tard, car la régularité, l’effort quotidien, pour être fidèle à la Torah est sans conteste infiniment plus difficile que la fidélité trouvée dans l’exaltation du retour. La deuxième lecture, suivant le sens symbolique, le drach, sous-entend que l’ouvrier le plus fidèle et aussi le plus ancien n’est autre qu’Israël, qui, le premier, a entendu et accepté la Révélation.