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D’une rencontre inaugurale (9 mai 1983)

Les Églises, le christianisme dans son ensemble, ont enseigné pendant deux mille ans, jusqu’à une période récente, que le judaïsme, la Synagogue, n’avaient plus rien de neuf à apporter depuis le Christ. Toute notre histoire du XXe siècle, dans sa tragédie sans nom et son renouveau intellectuel, philosophique, spirituel également, mais aussi politique, ne vient-elle pas d’apporter la preuve du contraire ?

 

Mais on peut déjà dire que toute la lecture de la Torah est un renouvellement incessant, à travers l’étude et les commentaires qui en naissent. C’est un hidoush, comme nous disons en hébreu. Votre question, c’est la vieille discussion judéo-chrétienne selon laquelle les juifs se seraient arrêtés avant le Christ. Mais ce que je retiens, dans un article sur mes travaux que vous m’avez donné, et je vous en remercie, c’est la parole de ce grand théologien allemand Hans Urs von Balthazar, qui a écrit que le seul interlocuteur valable des chrétiens était le « judaïsme post-chrétien », qu’il qualifie d’« unique partenaire qui mérite d’être pris réellement au sérieux ». L’article cite un théologien espagnol1, qui a écrit un livre sur mes derniers ouvrages, et qui emploie le mot de « syntonie ». L’emploi de ce mot insiste donc sur cette tonalité commune qui existe entre juifs et chrétiens. De notre point de vue, c’est aussi l’idée que les juifs n’ont pas quelque chose en moins de ce qu’auraient les chrétiens, mais que nous voyons la révélation d’une autre manière.

 

Je vous relis ce que vous écriviez dans Difficile liberté à propos d’un texte que Stanislas Fumet consacrait au livre du Père de Menasce Quand Israël aime Dieu. Vous écrivez donc ceci : « Et certes on ne peut pas demander à un catholique de “mettre son catholicisme dans sa poche”. Mais ce serait désespérer de l’humanité si les formes les plus hautes de sa vie ne pouvaient pas assurer aux hommes une contemporanéité véritable. La possibilité d’une existence fraternelle, c’est-à-dire précisément synchrone – sans “sous-développés”, sans “primitifs” – est peut-être l’épreuve décisive de la spiritualité du spirituel2. »

 

Je ne conteste pas ce texte mais, ici, « synchrone » n’est pas un terme que j’emploierais aujourd’hui. La synchronie signifie qu’il n’y a pas d’arriérés. Elle ne nie pas seulement le passé, elle nie aussi l’avenir. C’est dans ce sens-là que j’emploierai dans notre contexte beaucoup moins ce terme.

 

J’ai récemment découvert dans ses Fragments autobiographiques3 un passage où Martin Buber évoque l’épisode où Saül se voit désavoué par Samuel – et par Ha Kadosh Boroukh Hou, le Saint, béni soit-Il – pour avoir laissé en vie Agag. L’opposition farouche de Buber à Samuel est telle qu’il écrit : « Samuel n’a pas compris Dieu. » « Rien ne peut me faire croire en un Dieu qui punit Saül de n’avoir pas mis à mort son ennemi. » La question est grave et elle se pose dans toute sa gravité et dans tout son drame. Selon vous, l’éthique peut-elle nous amener à croire que certains personnages de la Bible n’auraient pas compris la parole divine comme Josué, Samuel, David ou encore Élie ?

 

D’abord, je ne crois pas que l’on puisse tuer ainsi face à face aussi facilement que Samuel le fait. Il est certain qu’il y a dans la Bible certaines choses qui nous choquent et je pense qu’il ne faut pas commencer par elles. Mais même dans ces textes, il faut écouter ce qu’ils nous disent. Agag avance, il pense que la dureté de la mort, que l’amertume de la mort, s’est éloignée de lui. Samuel le tue, mais avant de le faire, il lui dit : « De la même façon que ton épée a rendu tant de mères sans enfants, la mienne va rendre ta mère, à son tour, sans enfant » (1 Samuel 15, 32-33). C’est ainsi que ta mère sera sans enfant. L’hébreu a un mot que le français ne possède pas, le mot ‘harèv, « désolée, en ruine », pour parler de ces mères dont on tue les enfants.

Je crois donc qu’il faut lire le texte autrement que ne le fait Buber. Buber veut être plus charitable que Samuel.

 

N’y a-t-il à votre avis, dans le sionisme politique, un danger, celui de mettre l’État au-dessus des valeurs universelles de la Torah ?

 

L’antisémitisme est plus dangereux que le sionisme (rires). Mais qu’il puisse y avoir des égarements, qui le nierait ?

 

Comment concevez-vous votre rapport à Dieu, si je peux me permettre cette question si intime ?

 

Écoutez ! Dieu n’est pas dans le ciel. Il est dans le sacrifice des hommes, dans la miséricorde des hommes les uns envers les autres. Le ciel est vide mais la miséricorde des hommes est pleine de Dieu.

1 Ulp Vasquez Moro, El discorso sobre Dios en la obra de E. Levinas, coll. « Publicaciones de la Universidad Pontificia Comillas », Madrid, Estudios 23, 1982. L’auteur, théologien, analyse l’œuvre de Levinas comme une théologie fondamentale, propre au « judaïsme post-chrétien ».
2 Difficile liberté, Le Livre de Poche, coll. « Biblio essais », 1990, p. 186 [cité désormais DL].
3 Stock, 1984, p. 99-102.